Foi et savoir (1) : différences
Il nous faut maintenant aborder l'angoissante question du rapport de la foi religieuse au savoir scientifique, et plus généralement à la connaissance rationnelle. En vérité, nous pourrions d'ores et déjà relativiser l'importance de cette question avec Durkheim ; pour Durkheim, si la plupart des débats portant sur la religion concernent le rapport de la connaissance religieuse à la connaissance scientifique, cela n'empêche peut-être pas la question... d'être mal posée. Car sous cette forme, cette question présuppose que la connaissance constitue bien le noyau fondmental de la foi religieuse, comme elle constitue celle de la science ; or, nous dit Durkheim (le texte auquel je me réfère se trouve ici), les croyants eux-mêmes ne se reconnaissent pas dans cette manière de concevoir la foi. Le problème est qu'il faut écouter ce que nous dit le croyant : car si le scientifique n'est pas tenu de considérer tout ce que dit le croyant comme autant de vérités rationnelles, en revanche il serait très peu scientifique de ne pas donner voix, dans l'étude de ce qu'est la religion, au seul individu qui ait une expérience directe de la foi !
Une allégorie du clonage, sur le modèle de la fresque de Michel-Ange : de multiples lectures possibles...
Pour Durkheim, si la question du rapport (et de la compatibilité) entre les connaissances scientifique et religieuse est moins une question de croyant que d'athée, c'est parce que le croyant sait, ou plutôt sent que la fonction principale de la croyance religieuse n'est pas de nous apporter de nouvelles connaissances. Pour Durkheim, la finalité propre de la foi n'est pas d'accroître (ou de "prolonger") notre savoir, mais de nous aider à vivre. La foi est ce qui donne espoir et courage face aux difficultés de l'existence, et c'est ce but qui donne sens aux éventuelles "informations", sur ce monde et les autres, qu'elle nous procure ; si le scientifique peut mettre sa vie au service de la connaissance, la foi, elle, met avant tout ses connaissances au service de la vie.
Durkheim ne nie pas, dans ce texte, que la croyance religieuse puisse apporter des "vérités nouvelles que l'incroyant ignore" ; il remet simplement en cause le fait que ces vérités constituent le but, la finalité du discours religieux. La Révélation peut nous informer sur ce qu'il y a après la mort : mais cette connaissance aura pour but (par exemple) de nous enjoindre à nous bien conduire ici-bas, et nous permettra d'espérer qu'un jour ceux qui ont agi avec justice seront récompensés, tandis que les injustes seront punis. Pour Durkheim, le premier article de foi de toute croyance religieuse, c'est la foi dans le salut par la foi. "Seule la foi sauve" disait Luther ; pour Durkheim, cette fomule exprime la quintessence de la croyance religieuse en ce qu'elle affirme que celui qui adhère pleinement aux croyances et aux pratiques de la foi peut vivre sans crainte : la foi est donc à la fois ce qui nous pousse vers une pratique conforme à ses principes et prescriptions, et ce qui nous délivre de l'angoisse (de la mort) et du désespoir (face au spectacle d'un monde inique) : elle nous aide à vivre.
Jean-Paul II s'est avéré très "durkheimien" en choisissant comme leitnmotiv de son pontificat le célèbre N'ayez pas peur... Il s'agit d'ailleurs d'une parole de l'Ecriture (Marc VI-45, Mathieu XIV-17 et XVII-7, Jean VI-29 et Luc XII-32).
Pour Durkheim, ceci doit nous conduire à relativiser l'enjeu de la "compatibilité" entre connaissance scientifique et connaissance religieuse : si la connaissance est bien le but de la science, elle n'est qu'un support dans le cadre religieux, un moyen pour une fin qui n'est plus théorique, mais pratique. Si la croyance religieuse et le savoir scientififique ne s'opposent pas, c'est d'abord parce qu'ils ne jouent pas du tout le même rôle dans la vie humaine.
Soit. Mais cela ne nous dispense pas, néanmoins, de poser la question de la compatibilité des discours scientifiques et religieux ; cette question n'est peut-être pas la plus centrale, mais elle est indubitablement (comme Durkheim le remarque d'ailleurs), l'une des plus polémiques.
Pour répondre à cette question, il est sans doute raisonnable de partir des différences entre la connaissance scientifique et la foi religieuse. Au sens strict, toutes deux appartiennent au registre de la croyance, puisqu'une croyance désigne le fait de tenir pour vraie une idée, une thèse, une doctrine. Encore faut-il dissocier, dans le champ de la croyance, ce qui renvoie à sa dimension objective (c'est-à-dire à la qualité des raisons que je peux invoquer pour fonder ma croyance), et ce qui renvoie à sa dimension subjective (c'est-à-dire au degré d'adhésion personnelle : je suis plus ou moins persuadé, plus ou moins convaincu de la vérité de l'énoncé). On peut ainsi distinguer deux pôles opposés du champ de la croyance : du côté du pôle "+" se tient la certitude, qui repose à la fois sur des preuves objectives suffisantes et sur une pleine adhésion personnelle. Du côté du pôle "-" se tient l'opinion, qui est un jugement dont je suis d'autant plus capable de douter que j'ignore moi-même pourquoi je le tiens pour vrai.
Parler d'opinion publique, c'est déjà reconnaître tout ce qui la sépare d'un jugement réfléchi.
Evidemment, entre ces deux pôles coexistent de nombreux stades intermédiaires de la croyance ; celui de la croyance religieuse est intéressant dans le chiasme que celle-ci établit entre la valeur objective de la croyance et son intensité subjective. Le domaine de la foi est en effet celui d'une pleine adhésion subjective (on ne peut pas être un peu croyant, et un peu agnostique...) qui n'exclut ni n'exige la présence de preuves objectives. On ne doit pas en effet exclure du champ de la croyance religieuse l'existence de preuves : nous verrons que, pour Averroës, il y a des preuves rationnelles de l'existence de Dieu. Et l'on pourrait d'ailleurs remarquer que, dans le cadre du christianisme cette fois, la pensée occidentale a bien plus fréquemment procédé à des tentatives de démonstration rationnelle de l'existence de Dieu... qu'à des démonstrations de son inexistence. La plupart des grands penseurs européens du XVIIe siècle y sont allés de leur, voire de leurs démonstration(s) rationnelle(s). Descartes, Leibniz, Spinoza ont cru construire des démonstrations parfaitement logiques et indubitables de l'existence de Dieu.
Pourtant, aucun de ces penseurs n'a prétendu que ces preuves rationnelles constituaient une conditions suffisante, ni même une condition nécessaire pour que la foi s'établisse. Et si Pascal rejette les "démonstrations rationnelles" de l'existence de Dieu, c'est d'abord parce qu'il cherche à distinguer ce qui est de l'ordre de la preuve et ce qui est de l'ordre de la foi ; quoi que l'on pense de ces prétendues preuves, ce n'est pas sur elles que repose la croyance religieuse authentique : «la foi est différente de la preuve. L'une est humaine et l'autre est un don de Dieu ». [Il faut donc se garder d'interpréter le "pari pascalien" comme une preuve rationnelle de l'existence de Dieu : c'est au contraire la mise en évidence que, dans une situation d'incertitude, le choix d'adopter une pratique chrétienne est rationnel.]
Une reprise shadoque du pari pascalien...
La croyance religieuse n'exclut donc pas la possibilité de preuves rationnelles, mais elle ne l'exige pas non plus. Ce qui différencie donc la foi de la certitude est que, si toutes deux reposent sur une adhésion subjective, la seconde fait de l'existence de preuves obectives une nécessité, tandis que la première peut s'en passer.
[Pour ceux qui commenceraient à prendre goût aux arguties techniques, on pourrait même aller plus loin. Il n'est pas tout à fait sûr en effet que la certitude, au sens courant de ce mot, exige une véritable adhésion subjective. Prenons l'exemple bien connu des illusions d'optique ; dans le cas des illusions d'optique, on peut avoir la certitude qu'un énoncé est vrai, même si notre esprit refusera toujours d'assentir, de consentir à cet énoncé, face auquel il reste "incrédule". Par exemple, je peux savoir avec certitude que, dans la figure suivante, l'échiquier est un échiquier parfait (lignes parfaitement droites, carrés superposables, etc.) Et pourtant, parviendrai-je à le voir comme un échiquier parfait ? Mon esprit peut-il appréhender ma perception comme celle d'un échiquier parfait ?
De même, vous pouvez savoir avec une certitude absolue (il suffit de prendre un compas) que la figure centrale est ici un cercle parfait : pouvez-vous conduire votre esprit à voir un cercle ?
Un dernier : pouvez-vous conduire votre sprit à admettre réellement qu'il s'agit dans la figure ci-dessous de lignes droits tout à fait orthodoxes ? Vous en êtes absolument certain (il suffit de prendre une règle) : mais arriverez-vous à persuader vos sens ?
On pourrait donc admettre que, ce qui caractérise la certitude, c'est la présence de preuves objectives, et que l'adhésion subjective est optionnelle : l'esprit peut rester "incrédule" face à un énoncé dont il sait avec certitude qu'il est vrai.
Dans cette optique, la foi devient le reflet inversé de la certitude : la première exige l'adhésion absolue de l'esprit mais n'exige pas (sans l'exclure non plus) la présence de preuves rationnelles ; la seconde exige la présence de preuves rationnelles, mais n'exige pas (sans l'exclure évidemment) l'adhésion absolue de l'esprit.]
Bien. Si l'on peut ranger la certitude comme l'idéal de la pensée rationnelle, et si la foi constitue le mode de croyance propre au champ religieux, nous parvenons ainsi à une première différence entre la croyance scientifique et la croyance religieuse. Mais nous pouvons en ajouter tout de suite une deuxième, qui concerne les sources de la croyance. Dans le domaine scientifique, il n'existe que deux sources possibles : le raisonnement et l'expérience ; la connaissance mathématique repose, nous l'avons vu, sur la démarche de vérification que constitue la démonstration, tandis que les sciences expérimentales se fondent sur la corrélation de l'expérience et du raisonnement.
Quelle est en revanche la source des connaissances propres au champ religieux ? Pour ne pas compliquer les choses, nous resterons ici dans le cadre des trois grands monothéismes, au sein desquels la source fondamentale à laquelle puise la croyance est la Révélation, c'est-à-dire la communication d'un ensemble de vérités par une source transcendante, et ce par l'intermédiaire de ceux dont le rôle est de transmettre ces vérités aux hommes : les prophètes. A cet égard, on peut d'ailleurs souligner que la relation entre les prophètes des trois monothéismes est une relation chronologique de sommation, et non de substitution. Le judaïsme reconnaît plusieurs prophètes, mais insiste notamment sur la prohétie de Moïse ; le Christianisme reconnaît les prophètes du judaïsme, auxquels il ajoute la figure du Christ. A son tour, l'Islam reconnaît les prophètes du judaïsme et du christianisme, mais il y ajoute le dernier (et ultime) : Mahomet. Dans tous les cas, la source des vérités religieuses est la Parole de Dieu telle qu'elle nous est transmise par les Prophètes, dont la parole est à son tour recueillie et déposée dans les Ecritures : Ancien Testament (ou Torah), Nouveau Testament, Coran.
La Révélation est ainsi la source à laquelle la foi puise ses connaissances ; elle est issue d'un don de Dieu, et non d'un raisonnement.
Marc Chagall, Moïse devant le buisson ardent
[On peut donc ici distinguer connaissance relative à des objets religieux, et connaissance propre à la foi. Les penseurs des Lumières comme Rousseau ne s'opposaient, ni à l'existence de Dieu, ni à la possibilité de tenir un discours rationnel le concernant, ni même à la nécessité de la croyance religieuse ; en ce sens, il faut se garder de projeter sur les penseurs des Lumières un athéisme qui ne leur sied guère. Chez Rousseau, nous trouvons simultanément affirmés le principe de la preuve téléologique (sur laquelle nous reviendrons) et la nécessité sociale et politique de la religion (le dernier chapitre du Contrat Social s'intitule : "de la religion civile"...) En revanche, ce que récusent les Lumières, c'est la Révélation. C'est le sens qu'il faut donner à l'idée de "religion naturelle" dans la pensée européenne du XVIII° siècle : la religion naturelle, c'est une religion qui n'est fondée que sur l'usage des facultés naturelles de l'homme (notamment la raison et la conscience), et non sur le recours à une source transcendante. La religion naturelle, c'est la religion dont on peut établir le contenu par l'usage de nos seules facultés naturelles... sans le recours à la Révélation. En ce sens, le véritable ennemi des Lumières, ce n'est ni Dieu, ni la Religion : c'est bien la Révélation.]
Il reste une dernière différence fondamentale entre les connaissances atteintes par la science et celles auxquelles la foi nous donne accès. Dans la mesure où la source à laquelle puise la foi est la Révélation, et non uniquement la raison et l'expérience, la foi peut intégrer des connaissances qui portent sur des énoncés dont la vérité ne peut être établie, ni par la raison seule, ni par l'articulation de la raison et de l'expérience. Nous l'avons vu, la science ne peut construire que des énoncés qui établissent des relations logiques entre des concepts ; et s'il s'agit de sciences expérimentales, ces concepts doivent être élaborés à partir de l'expérience. Or dans le domaine de la foi, le fait que les connaissances soient tirées de la Révélation nous donne accès à des vérités qui portent sur des objets qui sont par nature inaccessibles à l'expérience. Sans admettre nécessairement que la Révélation puisse intégrer des énoncés contraires à la logique, des "vérités contradictoires" (ce qu'un penseur comme Averroës refuserait absolument), on peut cependant accorder que le discours de la Révélation peut porter sur des objets qui échappent entièrement à ce dont nous pouvons faire l'expérience : l'exemple le plus parlant étant sans douite ici la vie après la mort.
La Bible illustrée par Gustave Doré : le Jugement Dernier
La différence entre le champ scientifique et le champ religieux concerne alors les domaines sur lesquels peuvent porter leur discours ; la science ne peut se prononcer que sur ce qui est accessible au raisonnement et/ ou à l'expérience ; la foi, par la Révélation, peut nous donner accès à des vérités qui sont inaccessibles par la voie du raisonnement, et qui dépassent toute expérience possible.
Bien. Maintenant que nous avons mis en lumière les trois différences fondamentales qui séparent science et religion (différence concernant la finalité des connaissances, différence concernant l'origine des connaissances, différence concernant le domaine de connaissance), nous allons enfin pouvoir aborder la question de leur (in)compatibilité. Mais cela, ce sera pour la prochaine page
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