Le regard de l'autre (1)
Quelle est la place de la conscience d'autrui dans la constitution de ma propre identité ? En quoi se manifeste ici la "séparation" entre moi et l'autre, et en quoi cette séparation peut-elle servir de support à une reconnaissance ? ? Le point clé ici est que la séparation est d'autant plus radicale qu'elle n'est même plus une distance. Le corps d'autrui n'occupe jamais le même lieu que le mien, soit. Mais nos deux corps occupent néanmoins un même espace : l'espace lui-même. Chaque corps occupe de l'espace, mais tous les corps sont immergés dans l'espace. Et dans cet espace, tous les corps peuvent entrer en rapport. (Ce ne serait pas le pas, par exemple, si l'on pouvait parler de plusieurs espaces entièrement séparés ; par exemple, les espaces de plusieurs mondes parallèles... Dans ce cas, un corps situé dans l'espace du monde A, ne pourrait nullement entrer en rapport avec l'espace du monde B).
Le fameux "vortex" de la série Sliders ; très pratique pour voir des mondes !
En revanche, dans le cas des consciences individuelles, un tel "espace" commun n'existe pas. Chaque conscience est son propre espace, son propre "champ de conscience", dont elle ne peut sortir. Je ne puis pas "sortir" de mon esprit (de mes représentations, de mes pensées). Je suis enfermé "dans" ma conscience, et il n'y a pas d'espace psychique au sein duquel toutes les consciences seraient situées, comme les corps sont situés dans l'espace.
La meilleure preuve à l'appui de cette affirmation est que le solipsisme (thèse selon laquelle ma conscience est la seule chose qui existe) est irréfutable : je ne peux jamais prouver qu'il existe un monde extérieur (je ne peux même pas prouver que j'ai un corps), qu'il existe "autre chose" que mon esprit. Peut-être ne suis-je qu'une suite d'hallucinations, peut-être ne suis-je qu'un rêve, peut-être ce rêve constitue-t-il la seule réalité de l'univers. Pour (le jeune) Nietzsche, le monde était le rêve d'un Dieu ; peut-être suis-je moi-même ce Dieu, et le monde n'est-il que mon rêve ?
Selon Sartre, Schopenhauer aurait dit du solipsiste qu'il était comparable à un fou enfermé dans un blockhaus (Sartre fait sans doute référence à ce texte, qui m'a été généreusement indiqué par M. Eyssette, dont l'érudition est décidément fascinante). Ce qui signifie deux choses : il est peut-être fou, mais vous ne pourrez jamais le lui démontrer. On ne peut pas démontrer à un solipsiste qu'il a tort : c'est logiquement impossible. Or s'il est impossible de prouver qu'il existe autre chose au monde que mon esprit, c'est qu'il m'est justement impossible de "sortir" de mon esprit ; et si l'on ajoute à cela le fait que l'esprit d'autrui et le mien ne sont pas dans un espace commun, on ne voit pas du tout comment je pourrais entrer dans l'esprit d'autrui !
Point n'est besoin cette fois d'une interdiction morale : l'impossibilité "technique" est absolue.
Michele Ferri, Solipsisme
Je ne peux donc entrer ni dans le corps, ni dans l'esprit d'autrui : je ne peux ni habiter son corps, ni penser ses pensées. Cette double impossibilité fait donc de l'expérience d'autrui, avant toute autre chose, l'expérience d'une séparation.
Mais comment puis-je alors parler "d'expérience" d'autrui ? La première solution serait de dire que, bien que n'ayant jamais aucune expérience directe de la conscience de l'autre, je fais l'expérience de son corps (que j'observe, touche, etc.) ; à partir de là, je pourrais induire de ce corps que, de même que mon propre corps est lié à une conscience (la mienne), le corps d'autrui doit, lui aussi, être lié à une conscience (la sienne). L'existence d' "autrui", en tant que "corps + conscience", serait donc une hypothèse, forgée à partir de l'observation d'un simple corps.
Pour Sartre, une telle construction ne tient pas : elle ne rend pas compte de ce qu'est véritablement l'expérience que je fais de l'existence d'autrui. Pour Sartre, dans le texte extrait de "l'Être et le Néant" que nous avons étudié ensemble (il se trouve ici), l'expérience du regard d'autrui démontre que la conscience d'autrui n'est pas "supposée" : nous y sommes confrontés. Faire l'expérience du regard de l'autre, ce n'est pas percevoir un oeil, mais une conscience. Et plus encore, je ne peux saisir le regard (la conscience) que si je cesse de percevoir l'oeil (le corps).
Pour Sartre, "L’œil n’est pas saisi d’abord comme organe sensible de vision, mais comme support du regard." Cette phrase signifie notamment que, lorsque je regarde les yeux d'autrui, il m'est très difficile de voir un globe oculaire, un morceau de chair avec son iris, sa cornée, etc. Regarder les yeux de l'autre, c'est regarder l'autre dans les yeux. Pour le dire clairement, ce que je vois n'est pas un morceau de corps à partir duquel j'échafauderais l'hypothèse d'une conscience : c'est une conscience. Je ne peux réduire le regard à l'oeil, le sujet à l'objet que par une démarche volontaire, seconde, de mon esprit ; en termes philosoophiques, la réification d'autrui (= réduction à une "res", à une chose) n'est pas ce à quoi aboutit spontanément l'expérience de l'autre.
Elton John peut donc se rassurer, lui qui chantait ("Your Song")
So excuse me forgetting but these things I do
You see I've forgotten if they're green or they're blue
Anyway the thing is what I really mean
Yours are the sweetest eyes I've ever seen
C'est normal ! Lorsqu'on regarde vraiment autrui, on ne peut plus voir la couleur de ses yeux : l'expérience des yeux (du corps) disparaît derrière l'expérience du regard (comme conscience qui regarde). "Nous ne pouvons percevoir le monde et saisir en même temps le regard posé sur nous ; il faut que ce soit l’un ou l’autre." Dans le regard de l'autre, le monde a disparu...
Carmen Meyer, "Regard sur le monde"
Mais si je ce que je vois lorsque je regarde le regard d'autrui, ce n'est pas son corps ; et si d'autre part, j'ai admis que je ne pouvais jamais "voir" ses pensées... qu'est-ce donc que je vois lorsque je regarde son regard ? La réponse de Sartre est simple : ce que je vois, c'est moi !
Il faut procéder ici en trois temps.
a) Premier temps : lorsque je regarde l'autre dans les yeux, je ne "vois", au sens strict, rien. Je ne peux pas voir l'esprit de l'autre, son corps est oublié, et "le regard" n'est pas en lui-même un objet que je pourrais "voir", comme je vois une table.
b) Second temps : ce qu'il se produit donc lorsque je saisis le regard de l'autre, ce n'est pas une perception visuelle, c'est une prise de conscience : la prise de conscience du fait que je suis vu. En d'autres termes, la saisie du regard de l'autre est saisie du fait qu'il existe une autre conscience qui me saisit, un autre sujet qui me voit : quelqu'un d'autre qui me regarde.
Le regard de l'autre m'indique donc deux choses : il existe d'autres sujets dans le monde, des êtres dotés de conscience qui voient et qui regardent. Il ne suffit pas d'avoir des yeux pour voir et regarder ; une caméra de vidéo-surveillance constitue bien, techniquement, un "oeil", et pourtant elle ne voit ni ne regarde. Il faut une conscience pour pouvoir tansformer la perception en vision, la captation en regard. Et par ailleurs, ce regard m'apparaît précisément dans la mesure où il se braque sur moi, où ce sujet que je rencontre me regarde. L'expérience du regard de l'autre est donc bien une expérience du fait que je suis regardé.
c) Troisième temps. Quel est alors "l'objet" de ma vision lorsque je regarde autrui qui me regarde ? La réponse de Sartre, cette fois encore, est très simple : ce qui m'apparaît lorsque je vois autrui me regarder, c'est... ce qu'il regarde. C'est à dire : moi.
Pour illustrer ce point, Sartre prend l'exemple de la honte. Supposons que je sois occupé à regarder (sans être vu) par le trou d'une serrure. Pour Sartre, lorsque je regarde ainsi, je n'ai pas "honte" ; avoir honte, c'est porter un jugement sur soi. Or, nous dit Sartre, lorsque je regarde par le trou d'une serrure, je ne me regarde pas moi-même : je regarde ces gens qui parlent à voix basse, cette femme qui s'apprête, et je suis "tout à" mon occupation présente. Je ne suis plus qu'un oeil, des images, je suis le spectacle de cette femme qui se dénude : le reste a disparu de ma conscience.
Magritte, Femme
Mais voici que quelqu'un entre et me voit ! Me voici rouge de confusion, j'ai honte de moi-même. Parce qu'autrui m'a vu, voici que je me juge et me condamne. Pour Sartre, l'explication est simple : par le regard d'autrui, je me suis vu moi-même. Car autrui est seul à pouvoir "me regarder", à pouvoir me poser comme "l'objet" de son regard. Pour que je puisse porter un jugement sur moi, il faut que je me voie "de l'extérieur", que je puisse me poser comme un "objet" (c'est d'ailleurs ce que traduit l'expression : "si tu te voyais !..."). Or c'est autrui qui me délivre cette possibilité : devant le regard de l'autre, je me saisis comme objet, car je me vois "à travers ses yeux".
Le regard de l'autre est donc le lieu d'une expérience "dialectique" :
a) c'est lorsqu'autrui me regarde que je peux voir l'autre comme sujet (lorsqu'il ne me regarde pas, je peux le regarder comme je regarde une chaise)
b) c'est lorsqu'autrui me regarde que je peux me voir comme objet.
"Le regard est d’abord un intermédiaire qui renvoie de moi à moi-même" : le regard de l'autre est ce qui me permet de (et m'oblige à ) me voir. Autrui est ce qui me permet de me juger ; pas seulement, d'ailleurs, d'un jugement négatif : c'est aussi lorsque quelqu'un me regarde que je peux être fier : d'où le besoin impérieux que nous ressentons, lorsque nous réussissons particulièrement bien quelque chose, de trouver un spectateur...
[On trouve une très belle illustration de ce point dans une nouvelle de la romancière Anne Sauvy. Un prêtre a l'idée géniale d'imposer comme pénitence à un alpiniste expérimenté le fait d'effectuer une course risquée, dangereuse, une "première"... mais sans le dire ensuite à personne ! Le propre de la pénitence est qu'elle doit être un acte de mortification, qui rabaisse l'orgueil, la fierté de l'individu. Or précisément (et c'est ce que décrit magnifiquement Anne Sauvy), en privant le personnage de toute possibilité de "faire voir" son exploit, de le communiquer à autrui, c'est bien de cette fierté dont on lui interdit la jouissance...]
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