Inconscient collectif (Jung)
Nous allons maintenant aborder la question de l'inconscient collectif chez Jung. Conformément à ce que nous avions précisé précédemment, l'inconscient collectif, chez Jung, n'est pas le produit du refoulement (contrairement à l'inconscient individuel) : c'est ce qui le différencie radicalement d'un inconscient freudien. L'inconscient collectif est donc composé de contenus dont l'accès à la conscience n'a pas été refusé, mais qui n'a tout simplement jamais eu lieu.
On pourrait dire que, pour Jung, la psyché humaine est une psyché "à étages" : la base fondamentale, le soubassement le plus profond, est commun à tous les hommes (universel) ; puis se forment des "couches" qui sont propre aux races, puis aux cultures, etc. On comprend alors que la part la plus superficielle (mais néanmoins essentielle) de la psyché, ce sont les étages supérieurs : notamment la conscience, et plus encore le Moi. La psyché humaine est donc, pour Jung, tendue entre deux pôles opposés : un pôle strictement universel (l'espace le plus profond de l'inconscient collectif), et un pôle strictement individuel (le Moi).
L'homme universel de Léonard de Vinci
Mais qu'y a-t-il dans l'inconscient collectif ? Dans la mesure où l'inconscient collectif contient les structures fondamentales de l'esprit humain, il est moins constitué de matériaux que de structures.
Ce point est délicat. Une "structure", c'est une configuration logique, un système de relations, un ensemble de rapports. Par exemple, si nous disons d'un objet qu'il a une structure ternaire, c'est qu'il est constitué par un rapport entre trois éléments (quels que soient ces éléments). La configuration chrétienne Père / Fils / Saint-Esprit possède une structure ternaire particulière (le troisième élément permettant la relation des deux autres), que l'on appelle la "trinité". L'espace géométrique que nous projetons sur le monde a une structure tridimensionnelle, dans la mesure où la place d'un objet est déterminé par un triple rapport à l'origine (0), mesuré par les "coordonnées" de l'objet (x, y et z). Une structure n'a donc pas de "contenu" : elle est un pur système de rapports. Elle obtient un contenu lorsque nous projetons cette structure sur un matériau donné, ou que nous l'utilisons pour "mettre en forme" ce matériau.
Les structures déposées dans l'inconscient collectif sont les structures fondamentales que l'esprit humain mobilise pour penser le monde (intérieur et extérieur), le comprendre, le représenter. Ces structures déposées dans l'inconscient collectif, Jung les nomme : "archétypes". Attention : un archétype, ce n'est donc pas une image (une image a toujours un contenu) : c'est, pourrait-on dire, la structure d'une image, le système de rapports entre les éléments qui la composent.
Pour comprendre cette idée (qui n'est pas facile) de Jung, on peut prendre son terrain d'application favori : l'ethnologie. Pour Jung, on retrouve dans les productions culturelles de groupes humains qui n'ont jamais été en rapport des analogies, c'est-à-dire des ressemblances de structure. Ainsi, on peut remarquer que des masques africains, des masques sud-asiatiques font apparaître des analogies flagrantes : les couleurs changent, ils ne renvoient pas aux mêmes dieux, ils n'ont pas le même sens, etc. mais ils possèdent une structure commune (le rapport entre les différentes parties du visage, leur taille relative, etc.)
Voici par exemple deux masques : le premier est indonésien, le second est africain.
Si vous ne voyez pas de structure commune, je ne peux rien pour vous !
Les couleurs changent, le matériau change, le nom, la signification et l'utilisation changent, mais une structure reste commune. Il en va de même pour ces autres productions culturelles que sont les mythes. Claude Lévi-Strauss a montré comment des mythes (appartenant à des groupes culturels n'ayant jamais eu de contacts directs) tout en faisant intervenir des "personnages" différents, des histoires, des circonstances différentes, laissent apparaître une structure commune; par exemple, dans la structure des rapports de parenté qui relient les différents éléments du mythe. Pour prendre un exemple "facile" (qui n'est d'ailleurs pas un exemple de Lévi-Strauss), A est le père de B, C est la femme de A, A est tué par B, B épouse C ; vous aurez reconnu ici la structure oedipienne...
[Passage bonus : cette analyse de la "structure" des mythes (que l'on appelle "analyse structurale"), qui permet de les représenter sous forme de schémas logiques (une structure peut, par définition, être représentée sous forme de système de relations), a mené les interprètes assez loin... parfois très loin dans la formalisation ! Vous trouverez un exemple de ce genre de "modélisation" d'un récit mythique ici : http://membres.multimania.fr/patderam/grimm3.htm. Cette analyse structurale d'un conte de Grimm nous conduit ainsi à le représenter (en partie) sous la forme suivante :
2.f MA
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1.Fp Mp --- H --- 3.Fp'M'a
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4.Fp ma
Ca ne ressemble pas à l'analyse littéraire que vous connaissez ? C'est parce que vous ne faites pas d'analyse structurale !]
Lévi-Strauss a donc montré que des mythes de cultures différentes pouvaient être analogues, c'est-à-dire avoir la même structure ; cette structure peut donc être considérée comme "trans-culturelle". Ces structures transculturelles, Jung les appellerait : des archétypes. Et, pour lui, elles proviennent de l'inconscient collectif.
Pour synthétiser, on peut donc établir trois ressemblances assez remarquables entre la pensée de Jung et celle de Lévi-Strauss :
a) Pour Jung et Lévi-Strauss, la base fondamentale de la psyché humaine est universelle, ce qui repose sur le fait que le cerveau de tous les hommes, dans ses structures fondamentales (la "différenciation cérébrale"), est identique. C'est ce qui explique que des structures identiques puissent se retrouver dans des productions appartenant à des groupes culturels séparés (dans l'espace et dans le temps). Vous trouverez un texte support pour ce point ici.
b) Pour Jung et Lévi-Strauss, cette base fondamentale de l'esprit humain est constituée, non de contenus, mais de structures, qui se trouvent mobilisées pour construire nos représentations du monde et nos productions culturelles (masques, mythes, etc.)
c) Pour Jung et Lévi-Strauss, ces structures fondamentales sont déposées dans un espace inconscient. Pour Jung, il s'agit de l'inconscient collectif ; pour Lévi-Strauss, il s'agit tout simplement de "l'inconscient" (Lévi-Strauss n'est pas psychanalyste).
Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point. Si l'inconscient contient des structures fondamentales qui sont universelles, alors on peut admettre avec Lévi-Strauss que l'inconscient soit "transculturel" : et l'on peut donc considérer que l'inconscient est ce qui fonde la possibilité d'une communication des cultures. Au-delà des différences culturelles, il existe un socle fondamental commun à l'esprit de tous les hommes (= universel) : les structures de l'inconscient ; et si les systèmes culturels reposent ainsi sur un socle universel commun, on peut admettre qu'ils peuvent communiquer.
La Tour de Babel ; et si les structures de l'inconscient constituaient le langage universel de la pensée ?
On peut illustrer ce passage du "culturel" à "l'universel" chez Lévi-Strauss en éclairant le rapport entre ethnologie et anthropologie. Lévi-Strauss peut être considéré comme l'un des fondateurs de l'ethnologie comparée. L'ethnologue, c'est celui qui étudie un groupe culturel : il étudie ses coutumes, ses rites, ses mythes, les relations de parenté sur lesquelles reposent les liens sociaux, etc. L'ethnologie comparée consiste à mettre en rapport plusieurs cultures pour faire apparaître des analogies : structure commune entre leurs mythes, mêmes structures de parenté, etc. En comparant les différentes cultures, l'ethnologie comparée fait apparaître des structures communes. Mais dans ce cas, si on parvient à dresser la liste des structures fondamentales (de la parenté, des mythes, etc.) nous n'étudierons plus seulement le mode de pensée de tel ou tel groupe culturel : ce sont bien les structures fondamentales de l'esprit humain en général que nous aurons mis en lumière. Bref, en faisant apparaître des structures communes aux différentes cultures, l'ethnologie (comme science des cultures) devient... anthropologie (science de l'Homme). Mettre en lumière les structures fondamentales de l'esprit humain, déposées dans l'inconscient : tel est le projet de "l'anthropologie structurale".
Musée des Arts Premiers, salle "Océanie"
Mais revenons à Jung. Pour lui aussi, les structures que contient l'inconscient (collectif) sont les seules choses qui se trouvent dans l'esprit de tous les hommes, quelle que soit leur culture. Et c'est d'ailleurs ce qui explique que, au beau milieu d'un rêve effectué par une patiente européenne du XX° siècle, on voie surgir une image archaïque de Dieu analogue à celle que l'on trouve dans l'imaginaire religieux de l'Afrique du Nord de l'Antiquité... ici et là-bas, un même archétype a surgi. C'est ce qui peut aussi expliquer pourquoi, dans les sculptures des schizophrènes de la collection Prinzhorn (qui n'ont jamais vu un masque africain de leur vie) on trouve des statuettes qui semblent tout droit sorties du musée des arts premiers ! (J'essaierai d'en scanner ici prochainement)
Mais on peut souligner un dernier point commun. Sans entrer dans le détail de la pensée de Lévi-Strauss, on sait que, pour lui, la fonction du mythe est de permettre de représenter un problème auquel une société se trouve confrontée, de façon à ce que la contradiction se trouve (dans le mythe) surmontée. Le mythe est une représentation de la résolution d'une contradiction sociale.
Or chez Jung, l'inconscient collectif peut avoir un effet du même ordre. Pour Jung (c'est une thèse philosophiquement intéressante), il existe des rapports entre les contradictions au sein du corps social, et les contradictions au sein de l'individu. En d'autres termes, les névroses individuelles sont bien souvent l'expression d'un problème social. Ce qui s'explique notamment par le fait que l'individu, en intériorisant les normes sociales, intériorise par la même occasion... les contradictions qu'il peut y avoir entre ces règles ! D'où la possibilité d'un conflit intérieur. Or pour Jung, l'inconscient collectif peut jouer un rôle salvateur pour la psyché individuelle : en laissant surgir (dans les rêves, notamment) un archétype, l'inconscient collectif peut indiquer à l'individu une voie de dépassement possible de son conflit intérieur. Pour Jung, le surgissement d'un archétype provenant de l'inconscient collectif peut avoir un effet "thérapeutique" : certes, il ne guérit pas par lui-même, mais il indique une voie de résolution du conflit névrogène.
Mais le surgissement d'un archétype en provenance de l'inconscient collectif n'est pas nécessairement bénéfique... En effet, l'inconscient collectif, en tant que part universelle de la psyché humaine, contient en lui toutes les dispositions fondamentales de l'esprit humain. En ce sens, il contient (par exemple) tous les vices, toutes les vertus de tous les hommes ; et c'est précisément en sélectionnant, en "discriminant" ces différents vices et vertus que le Moi peut se construire en tant qu'identité individuelle. Dès lors le risque est que, lorsqu'un élément de l'inconscient collectif surgit dans l'espace conscient, le Moi cherche à s'approprier, à s'identifier à ce domaine de l'inconscient collectif. Et, dans ce cas, le Moi s'identifie à quelque chose qui le dépasse, qui dépasse tout "Moi" déterminé, le Moi s'identifie... à l'Universel. C'est ce que Jung appelle "l'inflation" du Moi. (Je vous renvoie ici au texte 1 de Jung, donné dans le premier lien).
Reprenons un exemple de Jung : le prophète. Un prophète pourrait ainsi prétendre incarner la totalité des vertus de l'humanité (c'est-à-dire la perfection absolue) : je suis l'incarnation de Dieu. Mais justement, il faut noter que, dans ce cas de figure, l'individu lui-même ne se saisit plus comme "individu" : il n'est que le "medium" de l'universel, la voix de Dieu : Dieu parle à travers lui. Mais lui-même, comme "individu" (doté d'une histoire personnelle, de traits de caractères qui lui sont propres, etc.) a disparu. Telle est l'essence du prophète : son individualité personnelle s'est dissoute dans l'universel qu'il incarne et qui s'exprime à travers lui. D'un point de vue religieux, c'est un prophète. D'un point de vue psychanalytique, c'est... une psychose. Le Moi conscient, en voulant "absorber" un pan entier de l'inconscient collectif, s'est enflé au point de se dissoudre.
(Ezechiel le prophète, mosaïque byzantine)
On pourrait d'ailleurs envisager l'inverse : le Moi s'identifierait à la totalité des vices humains. Et le résultat serait le même : je suis le pécheur universel, je porte en moi la faute de l'Humanité tout entière, et par mon sacrifice j'expie toutes les fautes de tous les hommes. Je suis le rédempteur de l'humanité. Mais ce n'est pas moi, untel, qui suit ce rédempteur : à travers Moi c'est Dieu lui-même qui se sacrifie pour expier le péché originel des hommes... Encore le prophète !
Le Christ Rédempteur (Rio de Janeiro)
On pourrait élargir cette méthode d'interprétation à tous les phénomènes de "psychose" temporaires que sont les états de transe ; être en état de transe, c'est être saisi, happé par ce qui nous transcende, nous fait échapper à notre individualité. Dans la transe chamanique par exemple, le chaman cesse d'être cet individu particulier : à travers lui ce sont les esprits (les dieux) qui parlent. La même chose vaudrait encore pour l'extase religieuse : être en état d'extase, c'est "sortir de soi" (ex-stase) pour se perdre en Dieu, se dissoudre dans l'Universel.
L'extase de Sainte Thérèse (Bernini)
Mais on aurait tort de limiter les phénomènes de psychose liés à la tentative "d'absorption" de l'inconscient collectif par le Moi au domaine religieux. Bien d'autres destins individuels pourraient être ressaisis à travers la grille d'interprétation que nous livre Jung : des prophètes poétiques, par exemple, qui se seraient laissé submerger par des contenus saisissants jaillissant des profondeurs de l'inconscient collectif. En ce sens, leur psychose aurait été la rançon de leur génie poétique... ce qui est tout à fait faustien. Comment ne pas penser à Jung en lisant ces lignes de Mallarmé écrit, le 14 mai 1867, à Cazalis ?
"Ma Pensée s'est pensée et est arrivée à une Conception pure"(...) "Je dois t'apprendre que je suis maintenant impersonnel et non plus Stéphane que tu as connu, mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi."
Bref, la grille d'interprétation jungienne semble à même de nous rendre compte (si toutefois nous voulons en "rendre compte" en termes rationnels, ce qui n'est pas une nécessité) de toutes les expériences mystiques.
L'extase mystique de sainte Thérèse... vue cette fois par le peintre Philippe Bellissent
Ici encore, les relations entre conscience et inconscient sont donc des relations de compensation. Celui qui ne laisse pas parler en lui l'inconscient collectif se prive de la voix qui pourrait le conduire sur la voie d'un dépassement possible de ses contradictions ; mais celui qui tente de l'absorber dans le Moi risque de dissoudre ce Moi lui-même, cette part individuelle de l'âme, dans l'espace de la psyché universelle.
Quel est alors le point d'aboutissement de la "découverte de soi-même" selon Jung ? La réponse est simple : puisque les différentes parties de l'âme sont régies (en elles et entre elles) par des processus de compensation, il faut trouver l'état d'équilibre intérieur : équilibre entre la persona consciente et anima inconsciente ; équilibre entre le Moi et l'inconscient collectif. Et pour Jung, ce lieu d'équilibre psychique, ce "centre de gravité" de la psyché humaine que l'homme doit trouver pour que toutes les dimensions de sa psyché jouent de façon harmonieuse a un nom : c'est le Soi.
Partir à la découverte de son Soi, tel est le véritable voyage initiatique selon Jung. Une version alternative du "Deviens ce que tu es" nietzschéen... que nous ne tarderons pas à rencontrer !
Commentaires
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- 1. Nat Le 13/12/2012
Merci pour vos lumières
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