L'autre en moi (1)
Nous allons terminer notre parcours des rapports entre le sujet et autrui en interrogeant l'Autre en Moi. En quel sens puis-je dire que je suis autre que ce que je suis ? Pour répondre à cette question très philosophique, nous partirons de la formule bien connue de Rimbaud : "Je est un autre" (Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871).
Arthur Rimbaud (au centre, évidemment)
Lorsque Rimbaud dit : "Je est un autre", on peut l'interpréter de trois façons (complémentaires).
a) Le sujet humain (le "Je") ne se limite pas au "moi" conscient. Il existe dans l'esprit de l'individu des forces, des idées qui échappent, et de loin, au contrôle de sa raison et de sa conscience, qui n'ont rien à voir avec la représentation consciente que je me fais de ma propre personne. Cette interprétation de la parole rimbaldienne rejoint alors la critique nietzschéenne du cogito cartésien (je pense, donc je suis). Pour Nietzsche, ce qui pense en moi est loin d'être seulement le "je" de la pensée consciente, le Moi. Pour Nietzsche, "quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre « je », ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, une allégation ; surtout, ce n'est pas une « certitude immédiate ». En fait, Nietzsche va ici plus loin que Rimbaud, puisqu'il va jusqu'à proposer la suppression pure et simple d'un "sujet" de la pensée : pourquoi faudrait-il absolument qu'il y ait "quelque chose" qui pense ? Mais ce qui nous intéresse ici, c'est que, même si un tel "sujet de la pensée" existe, il ne saurait s'agir exclusivement du bon vieux Moi... ni d'ailleurs du "haïssable Moi", si l'on est Pascalien ! Vouloir réduire le sujet au Moi, détruire l'Autre en moi, relève donc ici de l'illusion épistémologique.
Dédoublement, d'Antoine Le Grand
b) Le second sens, qui s'articule au premier, concerne le sujet de la parole poétique. Pour Rimbaud, c'est justement en laissant parler l'Autre en moi que je pourrai donner naissance au poème. Pour Rimbaud, le poème n'est pas la parole du Moi, c'est la parole de l'Autre (en moi) ; la parole du Moi raisonnable et conscient peut produire de jolies choses, en appliquant avec technique et raffinement des règles déjà instituées. Mais seul l'Autre en moi peut véritablement créer, c'est-à-dire faire surgir du "dérèglement des sens" la parole "nouvelle, inédite, improférée, qui dit ce qui ne peut pas être dit dans le langage (conventionnel) du Moi. Vouloir réduire le sujet au Moi, c'est donc se condamner une "poésie subjective" qui sera toujours "horriblement fadasse" (ce sont les termes de Rimbaud dans la lettre citée), c'est-à-dire non créatrice. Faire taire l'Autre en Moi, c'est se condamner à la stérilité.
C'est bien évidemment cette idée que l'on retrouvera au fondement du surréalisme. Pour André Breton, c'est dans la mesure où la parole échappe au Moi conscient et raisonnable qu'elle peut avoir une valeur artistique : c'est ce qui explique l'enjeu de "l'écriture automatique", par laquelle l'auteur cherche à court-circuiter la censure, le contrôle de la conscience pour faire jaillir la parole issue de l'inconscient, seule poétique. Cette idée sera déclinée dans tous les "avatars" du surréalisme ; car le geste qui échappe au contrôle de la conscience n'est pas seulement celui qui jaillit des profondeurs de l'inconscient : ce peut être également l'être qui échappe à la raison pour la bonne et simple raison qu'il est sans raison, c'est-à-dire "gratuit". Ce peut être aussi l'acte qui reste indépendant de la conscience dans la mesure où il résulte de processus qu'elle ne contrôle pas : voici venir le rôle du hasard, tel qu'il apparaît notamment dans les "cadavres exquis". A quoi l'on pourrait encore ajouter la parole qui échappe à la raison parce qu'elle est tout simplement absurde : c'est alors la dérision qui entre en scène, par exemple avec les membres du "Collège de Pataphysique". Pour mémoire, la Pataphysique se définissait comme "la science des solutions imaginaires", et la structure hiérarchique de ce "Collège" était constituée (de haut en bas) d'un Vice-Curateur, d'un Provéditeur, d'un Satrape, d'un Régent et d'un Dataire !...
c) Le troisième sens affleure durant tout le texte de la lettre. C'est le risque que prend le langage lorsqu'il se confie à l'Autre. Car l'Autre, dans la mesure même où il évacue la censure du contrôle conscient, risque fort de parler un langage moins compréhensible que ne l'est celui du Moi. Si la parole poétique est créatrice, c'est qu'elle doit être à la fois transgressive et innovante dans les règles qu'elle instaure dans son usage du langage. Pour Rimbaud, le verbe poétique est précisément celui qui peut "dire" ce qui ne peut pas être formulé dans le langage institué ; mais précisément, il ne peut le "dire" qu'à la condition de faire violence au langage. Cette violence peut être sémantique, comme c'est le cas lorsque deux mots aux significations incompatibles se trouvent juxtaposés (ainsi du "soleil noir" de L'éclatante victoire à Sarrebrück, 1870), ou syntaxique ("Je est un autre" est déjà une aberration syntaxique). Ici encore, Rimbaud rejoint Nietzsche : pour Nietzsche également, l'artiste est celui qui sait inventer, créer de nouvelles règles. Pour reprendre les 3 métaphores du Zarathoustra que nous avons croisées (le chameau, le lion, l'enfant), l'artiste n'est pas celui qui applique les règles instituées, il n'est déjà plus celui qui les transgresse : il est celui qui pose les siennes, qui imagine et instaure de nouvelles règles du jeu (de l'existence). Concernant le langage lui-même, l'artiste est celui qui invente de nouvelles façons de nommer, de dire le monde, sachant que chaque façon de le désigner est déjà une façon de voir le monde lui-même.
Laisser parler l'Autre en moi, c'est donc cette fois prendre le risque de l'inintelligibilité. On pourrait ainsi voir dans "l'hermétisme" des poèmes de Mallarmé une illustration de ce risque inhérent à la création poétique, tel qu'il découle de la violence que la parole de l'Autre, en s'exprimant en moi, impose au langage institué. Pour user d'une formule, on passe ici du poète incompris au poète... incompréhensible !
Une oeuvre très, très célèbre en Allemagne : le "pauvre poète" de Carl Spitzweg.
Pour Rimbaud, le fait de refuser l'Autre en moi conduit donc à la stérilité. Mais on peut aller plus loin. Car accepter l'Autre en soi, c'est aussi accepter d'être autre que ce que l'on est : c'est s'opposer à l'énoncé (catastrophique) : "je suis comme je suis".
Pour Sartre, un tel énoncé est tout simplement la formule même de la mort, dans la mesure où elle récuse la spécificité de la vie humaine conçue comme existence. Cette fois encore, la formule sartrienne est éclairante, une fois qu'on a dépassé le stade initial de la surprise : l'homme est cet être "qui est ce qu'il n'est pas, et qui n'est pas ce qu'il est". Qu'est-ce à dire ?
Le point nodal de cette affirmation, c'est que l'existence de l'homme est temporelle. L'homme est cet être dont la vie est à la fois passé, présent et avenir ; plus encore, la vie humaine se définit par un triple rapport à ces trois phases de la temporalité. En quel sens peut-on dire en effet que l'homme "est ce qu'il n'est pas" ?
a) le premier sens, c'est que l'homme est ce qu'il n'est plus. Un individu n'est pas seulement ce qu'il est, à l'instant t : il est également défini par la totalité de son passé, par les actes qu'il a commis, les résolutions qu'il a prises, les choix qu'il a faits. Ce passé ne m'est pas seulement renvoyé par le regard des autres (dont nous savons que, chez Sartre, il contribue à me définir), il l'est également par la mémoire. C'est en tant que sujet doté d'une mémoire que je puis construire une identité : comment pourrais-je même dire "Je" si je perdais la mémoire à chaque instant ? Le lien fondamental qui assure la continuité entre les différents instants du temps, c'est la mémoire : la mémoire est ce qui constitue la continuité de la conscience, et donc l'unité du sujet.
(Salvador Dali, La persistance de la mémoire)
[A titre d'illustration, on peut s'interroger sur la pertinence du choix de Cypher dans "Matrix" : Cypher est celui qui choisit de regagner le monde imaginaire de la Matrice, mais à condition d'oublier la totalité de sa vie passée (trahison comprise, évidemment). On peut s'interroger sur ce qu'y gagne Cypher : quelle est la seule chose de commune entre le "Cypher sorti de la Matrice" et le "Cypher qui y est revenu sous le nom de Reagan" ? Du point de vue de la conscience, il y a rupture absolue. En quoi s'agit-il alors du "même" individu? En réfléchissant un peu, on s'aperçoit que le seul point commun entre les deux, c'est le corps de Cypher : la situation, pour Cypher du moins, est exactement la même que s'il était mort, et que l'on avait "injecté" dans son corps une nouvelle âme, avec une autre identité, une autre histoire, une autre vie, etc. En quoi "Cypher" y gagne-t-il quoi que ce soit ?]
Que cela lui plaise ou non, l'homme est (aussi) ce qu'il a été : c'est ce qu'a très bien compris Javert. Pour Javert, Monsieur Madeleine n'est pas "quelqu'un d'autre" que Jean Valjean. Il a changé, soit. Mais changement ne signifie pas discontinuité : Monsieur Madeleine est bien Jean Valjean, il s'agit bien d'une seule et même personne, et dans la mesure où Jean Valjean est un voleur récidiviste, Monsieur Madeleine aussi est un voleur récidiviste. Qu'importe le bien qu'il fait maintenant, il reste responsable des fautes qu'il a commises auparavant : ce qui ne serait pas le cas s'il s'agissait de deux personnes différentes. Je suis, toujours, ce que je ne suis plus. Et c'est bien ce que reconnaît Monsieur Madeleine, puisqu'il va se livrer aux autorités lorsqu'un autre se trouve condamné à sa place.
[En fait, il reste bel et bien possible de rejeter cette analyse. L'un des seuls philosophes à l'avoir fait est Nietzsche : pour Nietzsche, l'individu n'est plus ce qu'il n'est plus. Jean Valjean est mort, c'est un autre être qui, maintenant, vit et devient : toute procédure judiciaire est donc absurde, puisqu'elle ne peut punir l'individu que pour un acte qu'il a commis alors qu'il n'était pas encore celui qu'il est devenu. Le seul châtiment légitime serait celui qui punirait l'individu au moment où il commet l'acte, puisque ensuite, l'individu n'est déjà plus celui qui a commis cet acte ; on pourrait appeler ce dispositif : la "prescription perpétuelle". C'est une thèse radicale, mais après tout c'est celle qu'adoptent tous les lecteurs des Misérables : qui ne se refuse à féliciter Javert pour son zèle ? Et, après tout, l'autodénonciation de Monsieur Madeleine n'est-elle pas la preuve qu'il n'est effectivement plus ce Jean Valjean que la Justice poursuit ? S'il était encore ce bagnard qui vole le sou du petit Gervais (et c'est pour cette infraction qu'il est poursuivi, puisque c'est elle qui en fait un récidiviste), il ne se dénoncerait pas ! C'est donc en assumant son identité passée que Monsieur Madeleine prouve qu'il n'est plus celui qu'il était ! En affirmant devant ses juges : "Je suis Jean Valjean", Monsieur Madeleine démontre qu'il n'est plus "Jean Valjean"...]
b) Le second sens, c'est que l'homme est ce qu'il n'est pas encore. Non pas, évidemment au sens où l'homme serait tout ce qu'il n'est pas et qu'il ne sera jamais. Mais l'homme est cet être qui envisage toujours des possibles (futurs) vers lesquels il se projette, et ce sont (aussi) ces projets qui le définissent. Ce que l'individu sera n'est jamais déterminé par ce qu'il a été : à chaque instant l'homme se choisit, en choisissant de réaliser telle ou telle des possibilités qui s'offrent à lui: trahir ou ne pas trahir, donner ou ne pas donner, etc. Et toute tentative visant à dire "je ne peux pas faire autrement, je suis comme ça, je l'ai toujours été" correspond très exactement à ce que Sartre appelle la mauvaise foi : une tentative visant à fuir sa liberté. Pour Sartre, l'homme n'est jamais déterminé à faire les choix qu'il fait : il est toujours libre, et donc responsable de ce qu'il fait, même lorsque cela ne lui plaît pas. Conformément à la formule que nous avons déjà croisée : l'homme est condamné à être libre . L'homme n'est donc pas seulement ce qu'il a été : il est aussi défini par ce qu'il projette d'être, par ce qu'il n'est pas encore mais qu'il choisit de devenir.
La croisée des chemins (photographie de Guy Bara)
[Je laisse (provisoirement?) de côté l'analyse du fait que l'homme "n'est pas ce qu'il est" : elle renvoie à quelque chose que nous avons déjà vu : en tant qu'être conscient de ce qu'il est, l'homme reste toujours à distance de lui-même. La conscience de soi est, nous l'avons vu, l'acte par lequel la conscience se prend elle-même comme objet. On peut donc dire que, en tant qu'être conscient, le sujet humain est à la fois sujet et objet, sujet qui se dédouble et se regarde. L'homme n'est donc pas seulement ce qu'il est (un individu qui se promène, qui parle, etc.) : il est aussi celui qui regarde cet homme qu'il est, il est à la fois celui qui regarde par le trou de la serrure et celui se voit en train de regarder, etc. La conscience de soi sépare l'homme de lui-même, le condamnant à ne pas pouvoir être "seulement" cet être qui vit, mais aussi cet être qui se voit vivre (et qui sait qu'il mourra). C'est la souffrance de cette éternelle distance à soi-même que chante, par exemple, l'écrivain et poète Fernando Pessoa.]
La conscience d'exister est le tourment
Premier et dernier du raisonnement;
Qui, bien qu'étant son fils, ne l'atteint pas.
La conscience d'exister m'écrase
de Tout son mystère et de sa force
D'incompréhension profonde mais comprise
Et circonscrite, irréparablement.
(Fernando Pessoa, Faust)
L'homme est donc ce qu'il n'est pas : il est ce qu'il n'est plus, il est ce qu'il n'est pas encore. Il est à la fois son histoire, et son avenir. En cela, il est toujours autre que ce qu'il est. Refuser cette altérité à soi-même, c'est récuser la dimension temporelle de la vie humaine conçue comme existence, c'est réduire le temps dans l'équation : je suis ce que j'ai été, je serai ce que je suis. Bref, c'est refuser tout choix, tout devenir, toute évolution. Au sens philosophique du terme, c'est cesser de vivre. A la stérilité du sujet qui affirmait "Je ne suis que Moi", répond la mort de celui qui affirme "je suis comme je suis".
En conclusion (et pour user d'une formule un rien grandiloquente, mais néanmoins efficace) : Refuser l'Autre en soi, c'est à la fois refuser de donner la vie (créer) et se donner la mort.
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