Conscience et travail
Avant de commencer notre parcours de la conscience morale, nous avons cherché à appliquer brièvement les résultats de notre enquête concernant la conscience de soi en demandant : qu'est-ce qu'un travail qui me reconnaît en tant qu'être conscient?
1) Ce que je suis en tant qu'être conscient, c'est un être pensant et capable de réflexion, c'est-à-dire apte à mobiliser ses propres contenus de pensée (mémorisés) pour, en les sélectionnant et les organisant, élaborer des stratégies de réponse à des problèmes inédits. Cette capacité ne pourra être reconnue par mon travail que si celui-ci fait appel à mon autonomie. Être autonome dans son travail, c'est ne pas avoir besoin d'être dirigé constamment par un ensemble de contraintes ou de directives qui m'indiquent ce que je dois faire et comment. A titre de contre-exemple, on peut suggérer un travail qui ne ferait appel à moi que comme homme-machine, accomplissant des ordres ou suivant un programme prédéterminé : c'est le cas du travail à la chaîne, qui illustre le cas du travaio strictement "mécanique". En revanche, comme le remarque le philosophe (français, XX° siècle) Gilbert SIMONDON, le travail cesse d'être strictement mécanique dès que ma réflexion consciente est mise en oeuvre dans le processus de production : ainsi, le travailleur qui doit régler sa machine pour en améliorer le fonctionnement à la lumière de sa production passée, celui qui doit réparer sa machine en cas de dysfonctionnement, voire celui qui crée ses propres outils (comme c'est parfois le cas dans le domaine de l'artisanat traditionnel : lutherie, joaillerie, etc.), autant d'exemples de travailleurs dont la conscience se trouve reconnue par la distance qui sépare leur travail et une production strictement mécanique.
2) Par ailleurs, je suis un être conscient dans la mesure où je suis capable de produire, par l'intermédiaire des images que me renvoie le monde (et pas seulement les miroirs) une représentation de moi-même en tant qu'individu, doté d'une identité. Nous avons vu que l'enfant fondait la saisie de son individualité sur la contemplation de l'image de son corps (unifié) renvoyée par le miroir. Mais cette démarche reste valable pour les adultes : le monde qui m'environne contient de multiples miroirs susceptibles de me renvoyer l'image de ce que je suis ; c'est notamment le cas de mon monde privé, de notre "intérieur", qui se trouve (de plus en plus ?) chargé de produire dans le monde visible ("l'intérieur" reste... un extérieur) une image de ce que je suis "intérieurement". Cette dialectique de la décoration, du style intérieurs d'une maison (un "intérieur bourgeois", etc.) comme projection dans l'extériorité (visible) de l'intériorité (invisible) de l'habitant, on la trouve chez Sartre. [On peut donc supposer que Sartre aurait considéré certaines émissions de "déco" contemporaines comme des entreprises de colonisation de l'intériorité des autres, par lesquelles l'individu se trouve aliéné dans un "intérieur" qui ne constitue pas l'extériorisation de son intériorité.]
Les exemples qui suivent ne sont pas de Sartre, mais ils illustrent l'idée : l'intellectuel que l'on interview devant sa (grande) bibliothèque, le sportif qui expose ses coupes dans son salon, etc. ne sont pas nécessairement prétentieux : ils manifestent tout simplement la tendance de l'être humain à transformer le monde extérieur de manière à produire des images (lui) indiquant qui il est : je suis celui qui a lu ces livres (ces ivres sont une projection extérieure de ma mémoire), je suis celui qui a remporté ces victoires, etc. Dans l'aménagement de mon monde proche, il s'agit peut-être moins de me présenter aux autres que de me manifester à moi-même. Et, ici comme ailleurs, l'absence d'actes n'est pas un acte neutre : vivre dans un intérieur chaotique, c'est tout simplement "être celui qui vit dans un foutoir", c'est-à-dire être quelqu'un qui s'en moque, quelqu'un pour qui tout ceci n'a pas d'importance, quelqu'un dont les centres d'intérêt sont ailleurs... ce qui est une façon comme une autre de produire une image visible de soi. Pour parler comme Sartre, je ne peux que choisir : ranger ou ne pas ranger ? esthétique ou confortable ? Propre ou négligé ? N'en avoir rien à faire, c'est encore choisir (de ne rien faire) ; ne pas avoir le temps, c'est encore choisir (de faire autre chose). Et chaque choix que je fais, en rendant mon choix visible, manifeste celui que je suis, c'est-à-dire qui je suis, en tant qu'auteur de ces choix.
C'est ce qui perturbe beaucoup l'homme chargé d'enquêter sur l'auteur d'un triple meurtre, dans le livre de Kundera dont je vous ai parlé jeudi (L'insoutenable légèreté de l'être) : l'appartement où le meurtrier a habité est resté totalement anonyme : rien qui trahisse une identité, une personnalité. Rien du tout. Mais précisément, ceci n'est pas une simple absence d'indication : c'est même une indication puissante. Être celui dont le monde ne reflète rien, celui dont "l'intérieur" est anonyme, ne serait-ce pas n'être... personne ?
Ces analyses valent tout particulièrement pour le domaine du travail. L'objet que je produis est un objet qui me manifeste en tant que producteur de ce produit : je suis l'auteur de ce que je produis. Par conséquent, un travail qui me reconnaît en tant qu'être conscient doit me permettre de me reconnaître dans le produit de mon travail. L'artisan ou l'artiste qui regarde son oeuvre ne regarde pas seulement l'oeuvre : il se regarde lui-même en tant qu'il est l'auteur de cette oeuvre. "Je suis celui qui a créé cette oeuvre".... et la perfection de l'oeuvre manifeste son propre talent en tant que créateur (cela vaut aussi dans le cas où l'oeuvre est mauvaise : je suis celui qui a fait ça....). Que serait un travail dans lequel un travailleur ne pourrait pas se reconnaître ? On peut d'abord songer au travail "alimentaire" : ce travail ne m'intéresse pas, il n'a rien de commun avec ce que je pense ou désire, je le fais uniquement pour garantir mes fins de mois.
A bien y regarder, ce n'est pas terrible, comme exemple. D'abord parce que le travail continue alors à me manifester : je suis quelqu'un qui ne considère pas que son métier est l'endroit où il doit "se réaliser", je suis quelqu'un qui n'a pas avalé l'idée stupide selon laquelle le travail, c'est non seulement la santé, mais l'épanouissement personnel et social. Mais on peut aller plus loin : est-il vraiment possible de ne pas être celui que l'on est par son travail ? Pouvons-nous dissocier radicalement notre identité du personnage que nous endossons dans le cadre de notre vie professionnelle?
Rien n'est moins sûr. Comme le remarquait Marx (mais il n'y a peut-être pas besoin d'aller réveiller Marx pour le remarquer), un travailleur qui effectue un travail au sein duquel il n'a pas à penser... ne pense pas. Ce n'est pas parce que ses facultés intellectuelles ne sont pas mobilisées par son travail qu'il peut les mobiliser pour autre chose, pour rêver, inventer des machines extraordinaires, des paysages imaginaires, etc... tout en boulonnant ses têtes de vis. Le travailleur qui effectue un travail strictement mécanique devient machine. Le travail que je fais me signifie en tant que l'auteur de ce travail, et il est impossible de dissocier ce que je suis et les images que le monde me renvoie de cette identité. A l'antipode de la machine androïde, voici donc venir l'homme mécanoïde...
On aurait tort de limiter cette analyse au travail mécanique. Tout travail me désigne, me signifie, me "fait être" ce que je suis en tant qu'auteur de ce travail. En d'autres termes, celui qui accomplit un travail qui est en contradiction avec les principes, les valeurs, les goûts, les intérêts qu'il prétend être les siens risque fort de devoir être considéré comme un individu qui possède... deux identités. Et nous voici revenus à Kundera, mais avec un autre roman (qui s'intitule... "L'identité".) Si la femme que j'aime, et que connais comme un être qui a su prendre ses distances avec les croyances d'un monde consumériste, travaille par ailleurs dans le monde du marketing, le monde publicitaire, dans quelle mesure puis-je faire abstraction du rôle qu'elle joue durant son travail, de ce personnage qu'elle incarne et qui n'est pas celle que j'aime ? Dans quelle mesure puis-je dire qu'il ne s'agit pas d' "Elle" ?
Un travail qui me reconnaît en tant qu'être conscient doit donc ici remplir deux conditions fondamentales : la première est qu'il me donne à voir, à contempler une oeuvre (matérielle ou non) dans laquelle je puisse me ressaisir en tant qu'auteur de cette oeuvre. Ceci nous indique les risques que présenterait un travail au sein duquel, à l'issue de mon travail, je n'aurais rien à contempler, mon acte ayant été dissout dans un nombre incalculable d'autres actes qui, mis bout à bout, ont permis de produire un objet dont je ne suis qu'une fraction de producteur. C'est ce qu'indiquait Marx : là où l'oeuvre disparaît entièrement, dans l'acte unique des chaînes de production, le travailleur ne peut plus se reconnaître dans le fruit de son travail ; dans une analyse célèbre (sans doute empruntée à l'Encyclopédie de d'Alembert...), Adam Smith (un philosophe économiste anglais du XVIII°) remarque que, dans les ateliers du XIX°, la fabrication d'une épingle a été décomposée en 18 opérations distinctes. Chaque ouvrier n'accomplit qu'un seul geste, ce qui permet un gain indéniable de productivité, puisque cette décomposition permet à l'entreprise de produire chaque jour 4800 épingles par ouvrier (soit un gain de près de 240 %, si l'on compare au nombre d'épingles que produirait par jour un ouvrier s'il devait effectuer toutes les opérations). Mais, remarque Marx, un tel travail prive l'ouvrier de tout support d'identification : je ne suis que l'auteur d'une petite fraction d'une grosse masse d'épingles... où est mon oeuvre? Dans quoi puis-je me reconnaître ?
La seconde condition est que l'image que me renvoie mon travail soit une image en laquelle je puisse reconnaître mon identité. Dans la mesure où je suis condamné à être celui que je suis en tant que travailleur, tout travail qui manifeste une identité que je refuse constitue une aliénation, c'est-à-dire une identification à une personne dans laquelle je ne me reconnais pas. Cela n'implique pas qu'un travail doive nécessairement correspondre, en tout point, à ce que je pense et/ou désire être : en revanche on peut admettre l'idée qu'un travail me reconnaissant comme être conscient n'exige pas de moi que je renonce à ce que je suis, en tant qu'homme en général ou en tant qu'individu particulier, en m'imposant de m'identifier à un personnage qui contredit les valeurs, les principes en lesquels je me reconnais. La contradiction ne pouvant ici se résoudre qu'en aliénation véritable, en tant que renoncement à soi-même (songeons à la fin du film : "Violence des échanges en milieu tempéré"...), ou en scission de l'identité (ce que les psychanalystes appellent une "schize") en deux identités contradictoires... et conflictuelles.
3) En dernier lieu, je suis un être conscient dans la mesure où je construis une représentation de ce que je suis par la médiation du regard des autres ; comme le veut Sartre, il m'est impossible "d'être" quelque chose (humble, courageux, etc.) sans faire intervenir le regard d'autrui. Et comme le veut Alain, les attentes des autres, la représentation qu'ils se font de ce que je ferai constituent une force qui "m'appelle à être" ce qu'ils imaginent.
Un travail qui me reconnaît en tant qu'être conscient doit donc me permettre d'obtenir cette reconnaissance par l'autre, ce que l'on appelle la reconnaissance sociale. Quel que soit le travail que j'effectue, il doit pouvoir me donner accès à la reconnaissance de mon statut d'homme, ce qui exclut tous les travaux qui, pour de bonnes ou mauvaises raisons, sont considérés par le corps social comme incompatibles avec la dignité.
Attention : cette idée est simple, mais il faut prendre garde à ne pas confondre la reconnaissance sociale, qui est le produit du regard de l'autre, et l'utilité sociale, qui peut (éventuellement) être considérée comme objective, indépendante de sa reconnaissance par les membres du corps social. Il existe de nombreux travaux qui sont dotés d'une utilité sociale considérable, mais qui ne permettent pas d'obtenir une reconnaissance sociale particulière. Songeons aux éboueurs (autrefois appelés "boueux") : une grève des éboueurs suffit à manifester l'utilité profonde de cette profession... qui pourtant n'a jamais donné accès à une reconnaissance sociale particulière. Le fait même que les appellations administratives changent régulièrement nous indique la charge dépréciative dont il convient de se débarrasser régulièrement (l'éboueur est devenu un "agent de propreté urbaine", la femme de ménage est devenue "technicienne de surface"... selon un processus qui n'est pas sans rappeler la transformation du "sourd" en "malentendant".)
A titre de piste à explorer, on peut d'ailleurs remarquer que ce sont parfois les fonctions les plus "socialement utiles" qui se trouvent rejetées de l'espace de la reconnaissance. Un cas particulièrement intéressant est celui des sages-femmes : quoi de plus socialement utile que le travail qui assiste la reproduction du groupe social ? Et pourtant, l'histoire de cette profession fait clairement apparaître son étroite liaison avec celle de la sorcellerie : le personnage de la "guérisseuse", voire de "l'herboriste" est lié à l'image de la sorcellerie... et il en partagera le sort lors des périodes de répression. Sans entrer dans une analyse détaillée des raisons pour lesquelles une profession aussi décisive pour la survie du corps social a pu être longtemps regardée avec défiance, on peut remarquer que la sage-femme se situe au point de rencontre entre trois "tabous" fondamentaux de la tradition occidentale (qui ne lui sont d'ailleurs pas spécifiques) : le sang, le sexe et la mort.
Un travail qui me reconnaît en tant qu'être conscient ne doit donc pas seulement être un travail qui m'attribue une fonction sociale : cette fonction doit être reconnue dans sa valeur et sa légitimité par le regard social, dont les critères de jugement sont loin de se superposer strictement à ceux qui établissent l'utilité sociale "objective" d'une profession.
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