Mythe et histoire
Nous avons vu l'enjeu que pouvait représenter l'histoire pour une communauté, et la manière dont cet enjeu pouvait influencer sa reconstitution dans la mémoire collective. Il nous reste maintenant à préciser ce que sont les jeux de l'histoire pour l'historien, tels que lui-même peut les concevoir.
Car l'histoire que rédige l'historien, si elle peut évidemment influencer celle que recueille la mémoire collective, n'en est pas uen simple reformulation. On pourrait même dire que, pour un historien comme Georges Corm (politologue et historien du Proche Orient), la tâche de l'historien est précisément de "casser" les mythes forgés par la mémoire collective ; pour reprendre le cas du résistancialisme, l'histoire de l'historien, c'est celle de Paxton, pas celle de de Gaulle. Pour Georges Corm, la tâche de l'histoire "scientifique" est de séparer ce qui, dans la mémoire des peuples, appartient au fantasme collectif, et ce qui est de l'ordre de la reconstitution "probe".
Ainsi, il est logique que, dans l'imagination collective des peuples du Moyen Orient, le passé de chaque nation se trouve transfiguré de manière à justifier les prises de position géostratégiques des pouvoirs en place ; si nous adoptons le raisonnement d'Halbwachs, quoi de plus normal qu'un pays comme Israël tende à fusionner la restitution objective de son passé historique et la reconstruction mythique de son histoire telle qu'elle se trouve formulée dans la Torah ? Cette fusion apparaît dans la désignation même des pays, dont l'appellation, dans le vocabulaire du service de statistiques officiel de l'État d'Israël, est empruntée à l'histoire biblique : Judée, Samarie, etc. Or parler de Samarie (Shomrôn) plutôt que de Cisjordanie, c'est déjà justifier les revendications politiques d'Israël concernant une partie de ce territoire, puisque la ville de Samarie est la capitale biblique du royaume d'Israël...
Pour Georges Corm, le travail de l'historien est alors de déconstruire cette fusion, et de rétablir l'écart entre le récit mythique (religieux) et la restitution scientifique. Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, certes ; mais aussi rendre à Hérodote et Thucydide (les deux "pères" grecs de l'Histoire) ce qui leur revient.
Une illustration de Gustave Doré pour un épisode biblique ( 2 Rois 17, 18-25) : Etrangers dévorés par des lions dans la Samarie
Bien. Mais cela ne nous éclaire pas encore sur le but de l'histoire scientifique ; déconstruire un mythe n'a de sens que si l'on sait pourquoi on le déconstruit. On pourrait être tenté de revenir à notre réponse initiale et déclarer : la déconstruction des mythes est une condition de l'accès à la vérité, et la recherche de la vérité est une fin en soi. Mais précisément, le but de l'historien peut-il réellement être "la vérité" ? Si toute histoire est interprétation, si la reconstitution du passé est traversée par les enjeux sociaux, politiques, culturels qui caractérisent une société ou une époque, y a-t-il vraiment un sens à vouloir faire de l'historien un "gardien de la neutralité objective", exclusivement soucieux d'une restitution minutieuse et scrupuleuse de la "vérité historique" ?
L'histoire même de l'histoire pourrait nous permettre d'en douter. Ni Hérodote, ni Thucydide, ni aucun des "mémorialistes" classiques, de César à Chateaubriand, n'ont prétendu écrire pour le seul amour de la vérité.
[Il faudrait évidemment ajouter à cette liste les "Mémoires de Guerre" du Général de Gaulle, dont la valeur littéraire incomparable a pu justifier son inscription au programme des Terminales L l'année prochaine. A cet égard, les élèves de TL devront se rappeler que de Gaulle était un admirateur de Chateaubriand, dont il a pu dire :
"Chateaubriand aurait pu être un grand ministre. Je l'explique non point seulement par son intelligence aiguë, mais par son sens et sa connaissance de l'histoire, et par son souci de la grandeur nationale. J'observe également combien il est rare qu'un grand artiste possède des dons politiques à ce degré".
On pourrait remarquer qu'il est tout aussi rare qu'un grand politique possède les dons artistiques d'un Chateaubriand, et que ce ne fut peut-être pas le cas du Général de Gaulle, mais ceci est une autre question. ]
Celle qui nous occupe est de savoir si les historiens (comme Thucydide) et les mémorialistes (comme Chateaubriand) posaient réellement "la vérité" comme le but ultime de leur quête. Qu'il y ait un souci de la vérité chez un Grec comme Thucydide ne fait aucun doute ; si Thucydide est souvent considéré comme le "premier historien" occidental, c'est qu'il pose comme qualité fondamentale de toute recherche historique l'exactitude et l'impartialité, qui autorisent le dégagement de ce que les sources les plus diverses, qu'il faut collecter et comparer, contiennent de vérité. On peut donc bien dire que, pour Thucydide, l'historien est un "briseur de mythes", puisqu'il doit substituer à une représentation "religieuse" de l'histoire, fondée sur l'intervention perpétuelle des Dieux, une représentation rationnelle, qui la considère comme étant régie par des lois générales, qui valent pour tous les peuples.
La guerre du Péloponnèse vue par un jeu vidéo (Rome : Total War)
Pour autant, il est douteux que l'on puisse faire de cette recherche de la vérité le but ultime de Thucydide. Thucydide n'était pas seulement un historien, c'était aussi un homme politique, athénien qui plus est, inscrit dans l'une des périodes les plus critiques de la grande Cité grecque. Si Thucydide écrit l'histoire de la guerre du Péloponnèse, on ne doit pas oublier que lui-même a servi, en tant que général athénien, dans ce conflit, qu'il décrit au moment même où il se déroule. Thucydide est un patriote, et c'est en patriote qu'il écrit. Non pas que la vérité historique soit nécessairement "biaisée" de façon à servir un propos nationaliste avant l'heure, mais parce que le fait même de découvrir les causes véritables de la défaite d'Athènes face à Sparte est une nécessité pour ce stratège, qui voit dans son travail un leg laissé aux générations futures. En ce sens, on pourrait dire que la recherche même de la vérité est finalisée, chez Thucydide, par un projet politique, voire éthique.
Des remarques analogues vaudraient, dans un autre registre, pour César, Chateaubriand ou de Gaulle. Chacun de ces auteurs exprime un souci véritable de la vérité historique. Mais aucun d'eux n'a fait de la recherche de la vérité la fin ultime, le "but en soi" qui justifierait la rédaction de son oeuvre ; pour au moins l'un d'entre eux (si ce n'est les trois), le but ultime de l'écriture de l'histoire était qu'elle constituait une porte ouverte vers l'immortalité. Ecrire l'histoire, c'est contribuer à y inscrire son nom en lettres d'or...
Chateaubriand à l'armée de Condé (1830)
Dans le domaine de l'histoire, la recherche de la vérité semble pouvoir être sincère, mais pas désintéressée.
Et pourtant...
Et pourtant il faut bien reconnaître que l'historiographie a subi une transformation très importante depuis le milieu du XIX° siècle, qui marque l'apparition de ce que l'on peut bel et bien appeller une histoire "scientifique"; dans cette "nouvelle" histoire, le but visé par l'historien serait la vérité elle-même, pour la vérité, en tant que vérité. En caricaturant un peu, on pourrait dire que c'est à cette époque que les "mémorialistes" commencent à disparaître derrière les études universitaires, "les témoins de leur temps" laissant la place aux enquêteurs du passé (on peut rappeler que "historia", en grec, signifie "enquête").
La question est alors de savoir si cette transformation constitue un point d'achèvement, un acccomplissement de la "nature" de l'Histoire (au sens aristotélicien), qui se touverait ainsi désengluée de sa gangue mythico-politique, ou si au contraire cette "scientifisation" de l'histoire correspond à une pure et simple dénaturation de l'instinct historique de l'homme.
On devine déjà la réponse que Nietzsche apportera à cette question dans ses Considérations Intempestives...
Nietzsche, par Edvard Munch
Pour comprendre la critique nietzschéenne de l'histoire scientifique, il faut repartir de la typologie qu'il dresse des différentes approches de l'Histoire ; pour Nietzsche, les trois modes classiques sont l'histoire monumentale, l'histoire traditionaliste et l'histoire critique.
L'Histoire monunentale ressemble beaucoup à ce que nous avons appelé l'histoire des grands hommes : elle se focalise sur les grandes figures de l'histoire dont elle travaille à restituer la splendeur ; avec Nietzsche, on pourrait l'appeler "l'histoire des cimes", dans la mesure où elle parcourt le temps de l'humanité en suivant la ligne invisible qui va d'un sommet à un autre, d'un génie à l'autre. Elle fait ainsi apparaître la continuité qui, par-delà les méandres de l'histoire, unit en une même fraternité les grandes figures de la pensée et de l'action humaines.
Cette histoire a ses vetus : elle donne une raison d'espérer à ceux qui pourraient être tentés de désespérer face au spectacle piteux de leur environnement historique. Nietzsche lui-même considérait la fin du XIX° siècle, notamment en Allemagne, comme une époque qui n'avait pas même la valeur tragique d'une décadence ou d'un déclin : une période de petitesse, voire (notamment lorsque Nietzsche parle du nationalisme allemand) de franche médiocrité. Le message que livre l'histoire monumentale est alors : "la grandeur a été un jour rendu possible : elle le sera à nouveau." Par ailleurs, l'histoire monumentale fournit des modèles à celui qui n'en trouve pas chez ses contemporains. Des modèles dont il peut s'inspirer... mais qu'il ne doit pas pour autant chercher à "imiter".
2 "modèles" de Nietzsche : Schopenhauer et Wagner
Car l'histoire monumentale comporte ses risques, et notamment ce risque majeur que constitue la tentation de "répéter" l'histoire. L'histoire monumentale est "myope" : elle se focalise sur son héros et fait abstraction de toutes les causes qui ont rendu son action possible. Pour reprendre un exemple que nous avons déjà cité, et qui n'est évidemment pas de Nietzsche, l'histoire monumentale se focalisera sur la personne de de Gaulle, sur ce geste splendide qu'est l'appel du 18 juin ; mais elle fera abstraction de toutes les causes (économiques, sociales, psychologiques, etc.) qui ont permis à cet appel d'être autre chose qu'un simple cri dans le désert. Et c'est en cela qu'elle rend possible l'illusion qui consisterait à croire que l'on peut "refaire" l'appel du 18 juin dans un autre contexte. Illusion, car pour Nietzsche l'histoire ne se répète jamais à l'identique. Toutes les causes que l'histoire monumentale passe sous silence ne se retrouveront jamais, sous la même forme, dans un état ultérieur du monde ; si bien que celui qui voudra "répéter" les faits et gestes du grand homme ne roduira jamais les mêmes effets.
Marx, pastichant Hegel, disait que l'histoire se répète toujours deux fois : la première fois sous la forme tragique, la seconde sous la forme comique ; ainsi, après Napoléon Ier est venu Napoléon III, celui que Victor Hugo appelait "Napoléon le petit" (par contraste avec Napoléon le grand...). Celui qui cherche à "répéter" une période de grandeur n'en produit en fait qu'une caricature.
Le second type d'histoire envisagé par Nietzsche est l'histoire traditionaliste : c'est une histoire locale, celle qui s'oriente vers l'ensemble des caractères et des particularités d'une communauté, vers ses croyances, ses moeurs et ses traditions. Elle concerne tout ce qui constitue l'identité culturelle d'une communauté. Et c'est précisément cela qui lui donne sens : car en s'appropriant cette histoire, l'homme s'approprie sa propre identité culturelle. Ce processus de "culturation" est autorisé par l'histoire traditionaliste dans la mesure même où elle est locale ; pour Nietzsche, le niveau de l'humanité ne permet pas la formation d'une véritable identité : l'Homme est un concept trop vaste, trop abstrait pour permettre une véritable identification. On peut se reconnaître dans une identité régionale, s'approprier une origine locale ("je viens des terroirs du Beaujolais"...) Mais déjà, le cadre national pose le problème de sa propre identité (on ne sait toujours pas ce qu'est "l'identité nationale"... sans doute précisément parce qu'elle contient beaucoup trop de traits culturels divers et variés pour constituer une véritable "identité" : une autre façon de dire que toute tentative de "définition" d'une identité nationale nous conduirait invariablement à un réductionnisme nationaliste... ce que ne démentent pas les récents déboires occasionnés par notre fameux "débat" !). Concernant le cadre international, il n'est pas très difficile de voir à quel point la notion "d'identité européenne" pose problème... alors que dire d'une identité "mondiale" ? Pour Nietzsche, un concept comme celui de "citoyen du monde" est (peut-être) intéressant... mais il n'est certainement pas capable de servir de support à la formation d'une identité culturelle !
Une institution culturelle du Beaujolais... les conscrits !
C'est donc l'histoire traditionaliste qui va permettre à l'individu de forger son identité en s'appropriant les moeurs et traditions du milieu culturel auquel il appartient. Mais cette fois encore, ce type d'histoire présente ses risques propres : moeurs et traditions sont autant de règles qui tirent leur force de leur caractère presque immuable. Elles expriment une forme de contrôle du passé sur le présent et l'avenir, elles détestent et refusent par nature l'innovation, le changement, la révolte. Lévi-Strauss disait que toucher à une institution, c'était la détruire (ce pourquoi il s'opposa en son temps à l'entrée des femmes à l'Académie Française). Et de fait, il n'y a pas de véritable sens à vouloir "réformer une tradition"... Et, en ce sens, l'histoire traditionaliste comporte le risque d'une stérilisation de l'élan vital, de censure des énergies "artistiques" visant à inventer, créer, instituer de nouvelles règles du jeu.
C'est ce qui donne d'ailleurs son sens au troisième type d'histoire : l'histoire critique. L'histoire critique est l'histoire racontée par ceux qui, précisément, opèrent une rupture décisive dans l'histoire. Elle est l'expression du regard que le Novateur porte sur le passé dont il veut se libérer. Si l'histoire traditionaliste est un geste d'appropriation d'un patrimoine, l'histoire critique est un geste de refus d'un héritage. Si l'historien de l'histoire critique est un témoin du passé, c'est donc avant tout un témoin... à charge. La représentation du passé qui s'y trouve constituée a avant tout pour fonction de justifier la rupture, de marquer la césure entre ce qui est advenu et ce qui doit advenir. Pour Nietzsche, cette histoire est nécessaire dans la mesure où c'est par elle qu'un peuple, une communauté parvient à se libérer de l'emprise de son histoire. L'histoire critique est donc avant tout l'oeuvre des grands libérateurs, dont le regard est d'autant plus partial que la rupture qu'ils annoncent se veut profonde.
Et cette fois encore, c'est précisément dans la vertu de cette histoire que réside son danger principal : car l'histoire critique est nécessairement injuste envers le passé ; en elle se dissout l'exigence de probité de l'historien. Il faut donc prendre garde à ne pas dissocier l'hiostoire critique du projet qu'elle sert, de l'élan qu'elle vise à nourrir et à justifier ; car séparée de ce geste révolutionnaire, l'histoire critique se résume à une interprétation faussée. Par ailleurs, on doit se souvenir que, chez Nietzsche, seul a le droit de condamner un homme ou un époque celui qui saura s'élever au-dessus de cet homme ou de cette époque. Comme toujours chez Nietzsche, la destruction n'a de sens que si elle sert la cause d'une création nouvelle ; seul peut prétendre se libérer du joug du passé celui qui a le droit de se libérer de ce joug, c'est-à-dire celui qui saura inventer, créer de nouvelles valeurs et institutions plus puissantes, plus conformes à la vie que celles qu'incarnait ce joug. Pour illustrer notre propos, Nietzsche dressera des portraits extrêmement sévères de ses premiers modèles : Schopenhauer et Wagner ; mais c'est parce que lui-même pensait s'être élevé plus haut que Schopenhauer et Wagner. Pour Nietzsche, peu de gens avaient le droit d'adopter le point de vue de l'histoire critique à l'égard de ces deux grands maîtres. Pour le dire en termes plus nietzschéens : seul a le droit de sonner le crépuscule des idoles celui qui sait former le chant d'une nouvelle aurore...
On voit donc ce qui unit et différencie ces trois types d'histoires : leur finalité. L'histoire monumentale cherche à nous redonner espoir et à nous founir des modèles ; l'histoire traditionaliste nous permet de forger notre identité en nous appropriant la culture à laquelle nous appartenons ; l'histoire critique permet de nous libérer d'un passé dont nous refusons d'être les héritiers. Le point commun entre ces vertus de l'histoire... c'est qu'aucune d'entre elles ne pose la vérité comme but. Plus encore, on pourrait dire que c'est précisément parce qu'elles ne cherchent pas à restituer "objectivement" la vérité qu'elles peuvent atteindre leur but :
a) l'histoire monumentale doit rester aveugle aux mille causes qui rendent possible l'action sur laquelle elle se focalise, sous peine de voir son éclat (et donc sa valeur de modèle) se dissoudre dans une mer de détails insignifiants.
b) l'histoire traditionaliste doit limiter son champ d'investigation aux bornes étroites et rigides d'un système de meours et de traditions locales, sous peine de se dissoudre dans un accumoncellement disparate de rites, de croyances, de traditions diverses dont elle ne pourrait produire une synthèse permettant l'identification. Par ailleurs, on peut souligner que, pour l'histoire traditionaliste, l'étude des mythes et des légendes d'une communauté a autant, voire plus de valeur que celle des événements attestés qui ont marqué son histoire.
Un personnage incontournable de la "mythologie" bretonne : l'Ankou
c) l'histoire critique est nécessairement injuste envers le passé ; et c'est précisément dans cette injustice que réside la clé de son efficacité. Une histoire critique "objective", impartiale cesserait aussitôt d'être une histoire critique...
On peut donc dire que, pour Nietzsche, les trois types d'histoires que nous venons de mentionner ne considèrent la recherche de la vérité historique, ni comme une fin, ni comme un moyen. En cela, ils s'opposent de manière absolue à ce quatrième type d' histoire, aussi tard venu que mal venu pour Nietzsche : l'histoire "scientifique".
L'histoire scientifique, c'est l'histoire qui fait de la recherche de la vérité son but unique. Or pour Nietzsche, en se mettant ainsi au service de la vérité, l'histoire scientifique cesse de se mettre au service de la vie ; plus encore, elle détruit ce qui, dans l'histoire, pouvait servir de support à l'épanouissement vital.
La première objection que Nietzsche adresse à l'histoire scientifique, c'est qu'en établissant la recherche de la vérité comme but, elle fait basculer l'apprentissage de l'histoire dans le seul registre de la connaissance. Or, du point de vue de la vérité, toute connaissance en vaut une autre : un discours portant sur un événement insignifiant n'est pas moins "vrai" qu'un discours portant sur un événement décisif. De même, du point de vue de la vérité, la question de l'usage que l'on peut faire d'une connaissance n'a aucune pertinence : une connaissance qui permet l'épanouissement de celui qui l'acquiert n'est pas plus "vraie", n'est pas plus "connaissance" que celle qui n'a aucun intérêt pour la vie de l'homme. Aux yeux de l'histoire scientifique, la reconstitution historique d'un événement insignifiant dont la connaissance n'apporte rien a tout autant de valeur que l'histoire d'une période décisive permettant à l'individu de forger ses modèles, de s'identifier culturellement ou de se libérer du poids du passé.
Or précisément, pour Nietzsche, lorsque l'histoire se met au service de la vérité, lorsqu'elle fait de la connaissance (du passé) une fin en soi, elle devient inintéressante ; pire : elle dissout la vitalité que les trois premiers types d'histoire avaient pour but de nourrir.
Quand l'histoire s'ennuie...
L'Histoire scientifique peut-elle conserver l'intérêt de l'histoire monumentale ? Non. Car l'enquête minutieuse, "objective" dissout l'illusion de l'action décisive dans une masse indéfinie de causes secondaires, dans tout le faisceau des petites conditions qui ont rendu l'action possible. Tout ce à quoi l'histoire monumentale restait aveugle, et devait rester aveugle, l'histoire scientifique le fait surgir, faisant disparaître le geste fondateur, la décision maîtresse dans tout un fatras de détails économiques, politiques, géographiques, conjoncturels ou structurels, dans un réseau de statistiques qui détruisent toute la gradeur de l'événement tel qu'il était saisi par l'histoire monumentale. De même, alors que l'histoire monumentale s'attache à restituer la splendeur d'un haut fait ou d'une grande figure de l'histoire, l'histoire scientifique n'a de cesse de rétablir "la vérité", démystifiant ainsi les grands hommes en s'attachant à restituer leurs petites mesquineries autant que leurs actions sublimes. L'histoire scientifique n'attache pas plus d'importance à ce qui est grand en l'homme qu'à ce qui est petit : puisque seule la vérité importe, ce que faisait Napoléon dans son cabinet de toilette mérite autant d'être établi en champ d'investigation que ce qu'il faisait devant ses cartes d'état major.
Or la grandeur du grand homme ne résiste pas à un tel traitement. Montaigne disait qu'il n'y avait pas de grand homme pour leur valet de chambre : celui qui connaît les détails de l'intimité du héros sait tout ce qui, chez lui, n'a plus rien d'héroïque. Mais Goethe répondait : ce n'est pas parce que le grand homme n'en est pas un, mais parce que celui qui le regarde est un valet de chambre. Adopter le point de vue du valet de chambre, c'est regarder l'homme par le trou des serrures : quoi d'étonnant à ce que la grandeur s'en trouve dissoute ? A l'inverse, poursuit Goethe, ses pairs reconnaîtront la grandeur du grand homme : car eux le considéreront, précisément, avec un regard qui a déjà su s'élever lui-même.
Abraham Bosse (1604-1676), Le valet de chambre (le poème sous la gravure ironise à propos de l'avarice du maître...)
L'histoire scientifique, qui cherche à restituer "la vérité" du grand homme, est en réalité une histoire faite par les valets de chambre. Elle est incapable de se laisser éblouir par la grandeur, devenant ainsi aveugle aux détails plus mesquins. Et elle devient ainsi incapable de founir à l'homme des modèles à imiter, de grandes figures dont il devrait s'inspirer pour s'élever lui-même vers la grandeur. Bien au contraire : elle rassurera les petits et les mesquins, ravis de voir ainsi le grand homme se rapprocher d'eux... leur épargnant ainsi la peine de devoir s'élever vers lui.
Cette idée est une idée que l'on retrouve souvent sous la plume des moralistes, des pamphlétaires et des poètes français, que Nietzsche estimait. On peut citer Rivarol, selon lequel « Les petits esprits triomphent des fautes des grands génies, comme les hiboux se réjouissent d'une éclipse de soleil. » ; ou encore Victor Hugo, qui affirmait que « la chute des grands hommes rend les médiocres et les petits importants. Quand le soleil décline à l'horizon, le moindre caillou fait une grande ombre et se croit quelque chose. » L'histoire monumentale, qui simplifiait le réel pour n'en restituer que la grandeur, donnait aux hommes le désir de s'élever ; l'histoire scientifique, qui détruit les mythes au profit de "la vérité", rend les hommes fiers de leur petitesse.
L'histoire scientifique est un lit de Procuste : elle rapetisse les grands hommes
Qu'en est-il de l'histoire traditionnelle ? L'histoire traditionnelle permettait à l'homme de s'approprier son identité culturelle en intériorisant les traditions, les coutumes, les mythes et les légendes de sa terre d'origine. Mais l'histoire scientfique cherche la vérité : son but, c'est la connaissance. Or cette fois encore, ce but la prive du critère qui lui permettrait de se focaliser sur ce qui permet à l'homme de se construire une identité. Face à l'histoire monumentale, l'histoire scientifique était incapable de discerner le "grand" du "petit" ; face à l'histoire traditionnelle, elle est incapable de discerner le proche du lointain. Du point de vue de la vérité, les structures économiques de l'Asie centrale n'ont pas moins de valeur que les légendes d'un terroir ; par conséquent, celui à qui l'on impose l'apprentissage de l'histoire scientifique se voit contraint d'ingérer des connaissances qui concernent à la fois son histoire, mais aussi celle d'espaces qui ne le concernent en rien, et qu'il n'entrevoit que sous la forme d'un discours académique l'informant, par exemple, et pour en rester au domaine de l'histoire "contemporaine", que l'Ouzbekistan n'existe en tant que nation distincte que depuis 1924, que l'industrie du Japon est très dépendante des importations de matières premières et d'énergie, que la population du Brésil est d'une densité assez faible mais fortement urbanisée, etc. En accumulant ces connaissances, l'apprenti-historien ne gagne aucun support pour la constitution de son identité. Car il n'y a pas d'identité culturelle mondiale : accroître ses connaissances sur "le monde dans lequel nous vivons", ce n'est pas apprendre qui nous sommes, car nous ne sommes pas des citoyens du monde. Notre culture n'est pas la "culture de l'humanité" (qui n'existe pas), mais une culture qui s'enracine nécessairement dans un espace local, situé. L'histoire scientifique nous rend beaucoup plus savants que nos ancêtres sur la réalité et les structures des pays lointains ; mais elle ne nous enseigne pas les mythes et les traditions qui correspondent à nos origines. Nous connaissons le monde, mais nous ignorons qui nous sommes. Bref, l'histoire scientifique nous rend, incontestablement, plus cultivés ; mais elle abandonne ce qui, dans l'histoire, nous permettait de nous "culturer".
Un autre personnage typique des légendes bretonnes : le Korrigan.
Enfin, qu'en est-il de l'histoire critique ? L'histoire critique tirait sa force libératoire de son injustice même à l'égard du passé. Car cette injustice permettait de justifier son refus de l'héritage du passé. Mais l'histoire scientifique cherche la vérité : elle se doit d'être impartiale. Plutôt que de dresser un portrait suffisamment féroce du passé pour justifier le geste de rupture, elle se perd donc dans les méandres d'une impartialité qui déconstruit les conditions de possibilité d'un refus véritable. Par le travail de l'histoire scientifique, nous devenons les héritiers contraints d'un passé sans grandeur.
L'histoire scientifique, en mettant la recherche historique au service de la vérité, sépare ainsi l'histoire de toutes ses finalités vitales. Elle rapetisse les modèles, dissout l'identité culturelle et entrave la rupture libératoire à l'égard du passé. L'homme instruit par l'histoire scientifique est un homme qui connaît la petitesse des grands hommes, qui est cultivé sans être culturé, qui est sans illusion sur son histoire mais qui ne peut s'en libérer. C'est donc un homme sans modèles (vers lesquels tendre), sans origine (sur laquelle s'appuyer), et privé de la liberté qui rend possible l'innovation créatrice. Pour Nietzsche, en apprenant l'histoire, l'homme désormais désapprend... à la faire.
En se mettant au service de la vérité, l'histoire n'a donc pas seulement abandonné ce qui lui permettait de se mettre au service de la vie : elle devient un instrument d'assèchement et d'épuisement de l'élan vital.
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