Histoire et interprétation (2)

 

Nous avonc donc vu que si l'historien  parvenait, à la fin de son parcours, à une interprétation cohérente d'une séquence historique, c'est que son travail de collecte, de consultation et d'organisation des sources était déjà orienté par une pré-interprétation. Mais, dira-t-on alors, ne faut-il pas admettre qu'il y aura autant d'interprétations de l'histoire que d'historiens ? Qu'est-ce qui sépare encore l'Histoire de l'historien des histoires "inspirées de faits réels" du roman et du cinéma ?

A cela on doit répondre deux choses.

     a) La première est qu'il ne suffit pas d'adopter une pré-interprétation pour que celle-ci subisse  avec succès l'épreuve de la confrontation avec les sources historiques. Certes, l'historien ne peut pas "tester" ses hypothèses en laboratoire : les hypothèses de l'historien ne sont donc pas "falsifiables" au sens de Popper. Mais il ne s'ensuit pas qu'un historien puisse raconter n'importe quoi. Les sources sont certes partielles, voire partiales, mais elles existent : une interprétation doit donc être capable de rendre compte d'un ensemble satisfaisant de données, même lorsqu'aucun "témoin direct" ne peut être produit. Une illustration particulièrement parlante de ce point se trouve dans le négationnisme ; il est évidemment très difficile de produire un témoin qui ait fait "l'expérience" d'une chambre à gaz. Pour reprendre la formule simple d'un survivant des camps (Imre Kertesz) : "si j'y étais entré, je serais mort". Cela n'autorise pas l'historien à produire une interprétation valable de la seconde guerre mondiale dans laquelle les chambres à gaz n'existeraient tout simplement pas : la multitude des sources convergentes (de la découverte des charniers aux instructions militaires allemandes) résistent au caprice de l'historien.

De la même façon, la "valeur objective" d'un témoignage ne dépend pas (seulement) de l'intérêt qu'y trouve l'historien : les Mémoires du Général de Gaulle sont probalement très instructives, mais il serait évidemment malencontreux de les considérer comme des archives neutres, objectives et impartiales... même si elles s'accordent en tout point avec ce que l'historien cherchait à montrer ! Enfin, l'historien doit faire des choix, mais ces choix peuvent difficilement faire abstraction de la convergence et de la divergence des sources. On sait par exemple que l'estimation du nombre de morts durant la Guerre d'Espagne varie considérablement en fonction de la source interrogée... et plus encore lorsque l'on cherche à effectuer des statistiques pour telle ou telle ville en particulier (ce qui revient à mesurer la "sauvagerie" de l'un  des deux camps). L'interprétation  donnée par l'historien doit donc s'accorder avec une lecture acceptable des données disponibles.

Bref, pour retrouver une thèse que nous n'avons cessé de croiser durant toute cette année, la liberté de l'historien ne désigne pas ia possibilité de dire n'importe quoi, mais la faculté de construire une interprétation cohérente et judicieuse à partir des contraintes que représentent les sources.

     b) En revanche, on doit reconnaître que cette liberté elle-même implique qu'il n'existera jamais une interprétation unique compatible avec une lecture acceptable des sources. ce qui fait la valeur d'une interprétation c'est sa capacité à rendre compte des données collectées, et à les organiser d'une façon telle que l'enchaînement des faits devienne compréhensible. Or il existe toujours plusieurs interprétations capables de remplir ce double rôle.

Reprenons un exemple que nous avons déjà croisé : le rétablissement de l'Empire en 1852. Nous avions précédemment proposé une interprétation selon laquelle la "clé" de ce rétablissement était l'instauration du suffrage universel : en ce sens, l'élection de Louis Napoléon Bonaparte à la Présidence de la république provenait principalement de l'ignorance des masses. Mais l'on peut églement proposer une autre lecture, tout aussi convaincante, selon laquelle cette élection s'expliquerait par une stratégie erronée des élites. Suite à l'instauration de la Deuxième République, toute une catégorie sociale se trouve politiquement écartée : celle-là même qui était au pouvoir durant la Monarchie de Juillet (1830-1848). Il s'agit bien sûr d'une éviction politique : la puissance sociale et économique n'a, elle, pas disparu. L'enniu est que les membres de cette élite ne peuvent pas briguer directement des postes que leur appartenance aux institutions de la monarchie de juillet rend caduque. Le but serait alors de trouver un candidat crédible au sein du nouveau  dispsitif républicain, mais qui resterait manipulable par l'ancien "establishment". Ce "pantin" politique, il est certain que de nombreux membres de l'ancienne droite orléaniste croient l'avoir trouvé dans la personne de Louis Napoléon : pour Adolphe Thiers, ministre et Président du Conseil sous la Monarchie de Juillet (et qui sera le premier président de la Troisième République, après avoir sauvagement réprimé la Commune de Paris), il s'agit d'un "crétin qu'on mènera" (c'est une citation).

Caricature d'Adolphe Thiers ("La petite Lune" (1878-1879) est un journal fondé et desiné par André Gill,  résolument républicain et anticlérical)

Dans cette optique, ce n'est plus l'incurie des masses qui explique l'avénement de Louis Napoléon Bonaparte, mais le manque de clairvoyance des élites. Bien spur, cette lecture est, elle aussi trop rapide (il ne s'agit pas ici de faire un travail d'historien) ; mais elle nous indique que si toute narration de l'histoire repose sur les choix interprétatifs de l'historien, il existe toujours plusieurs interprétations possibles (et valables) d'une même séquence historique.

Ce qui rend cette pluralité irréductible, c'est le fait que toute lecture de l'histoire implique, de la part de celui qui en effectue le récit, des choix fondamentaux qui ne sont pas de l'ordre de la science, mais d'une vision du monde. Pour déterminer les événements "pertinents", c'est-à-dire les faits qui sont à même de rendre une séquence historique intelligible, compréhensible, l'historien doit déterminer au départ de quel type de faits il s'agit. L'historien doit en particulier se prononcer sur la nature des phénomènes qui sont susceptibles de "modifier le cours de l'histoire", d'influencer suffisamment le "sens" (l'orientation, la trajectoire) des chaînes dévénements pour pouvoir en expliquer le "sens" (la logique, la signification). Seul ce qui peut influencer le cours des événements peut permettre d'expliquer le "tour" pris par ces événements.

Cette thèse est décisive et, comme dirait Molière, il importe de la bien comprendre. On peut opposer deux postures concerant le choix du type d'événements susceptibles de modifier ou d'influencer le cours des phénomènes historiques ; la première situe ces "événements-clé" dans le champ des événements ponctuels liés à l'action de quelques hommes : une décision politique, une bataille, une découverte scientifique, etc. La seconde situe ces événements-clé dans le champ des structures, des processus, des dynamiques qui traversent un corps social en son entier.  Si je choisi la première optique, il est évident que les faits que je vais mobiliser pour erstituer la logique, le sens d'une séquence historique seront eux-mêmes de grands événements, de grandes actions liées à l'apparition d'hommes plus ou moins provodentiels. Pour prendre un exemple franchement caricatural, je dirai par exemple que la seconde guerre mondiale a eu pour cause majeure l'arrivée de Hitler au pouvoir, et que la Résistance française résulte de l'appel du 18 juin.

 

 

En revanche, si j'adopte un point de vue "structural", les causes et les raisons que je mobiliserai seront avant tout des mécanismes liés au fonctionnement des instances culturelles d'une société : transformation des institutions politiques, changement dans les relations internationales, transformation des espaces (urbains, ruraux) ou des rapports entre ces espaces (exode rural, etc.), rupture démographique, etc. Pour prendre à nouveau un exemple caricaturé, on expliquera alors la révolution française, non par l'intervention de Robespierre, de Danton et autres Camille Desmoulins, mais par le processus par lequel la domination économique d'une classe (la bourgeoisie) se réconcilie avec sa domination politique.

Tout historien construit son interprétation de l'histoire à partir d'un choix fondamental, qui tend à privilégier l'un ou l'autre type de faits ; ce qui ne signifie pas que l'on doive exclure radicalement tous les faits appartenant à l'autre registre... : même pour l'historien le plus "structuraliste", l'appel du 18 juin a bel et bien eu une certaine "efficacité" historique... mais il n'a pu en avoir que parce que les conditions  structurelles de cette efficacité étaient réunies.

C'est la nécessité de ce choix qui explique que l'on puisse parler de plusieurs "histoires", c'est-à-dire de plusieurs manières d'écrire l'histoire, ce qui définit l'historiographie. en fonction du présupposé fondamental qu'elles adoptent sur cette question. L'histoire rédigée par les historiens qui privilégient les grands hommes et les grands événements a parfois été intitulée "l'histoire des batailles", ou "histoire des grands hommes", et rejoint ce que nous appalerons avec Nietzsche l'histoire monumentale. En revanche, l'histoire rédigée par les historiens qui privilégient les structures (démographiques, économiques, politiques) est pratiquée, dans l'historiographie du XX° siècle, par les tenants de l'Ecole des Annales (dont l'un des représentants est Jacques Le Goff) ou ceux de la Nouvelle Histoire (dont l'un des membres fondateurs est... Lucien Febvre), qui est souvent considérée comme la "troisième génération" d'historiens issus de la précédente (parmi les membres de la "seconde" génération, il faut compter Georges Duby).

Il faut insister sur le fait que ce choix fondamental ne peut être rabattu sur un simple choix "scientifique" : à travers ce choix s'exprime en réalité une vision du monde liée au statut de l'Homme dans l'histoire ; doit-on dire que ce sont les grandes idées et les grandes actions des grands hommes qui "font" l'histoire ? Ou doit-on au contraire admettre que toutes les actions individuelles et les événements singuliers s'intègrent eux-mêmes dans le flot de processus structurels dont ils ne constituent que des émanations visibles ? Il ne s'agit pas ici d'une question à laquelle une approche strictement scientifique pourrait répondre, mais d'une question que l'on pourrait dire "métaphysique" ; en effet, pour résoudre cette question, il faudrait montrer comment la compréhension de l'hisyoire exige le recours à l'un ou l'autre type de faits. Or précisément, à chaque type de faits correspondra une certaine lecture de l'histoire. On peut "comprendre", donner un sens à la révolution française endonnant un rôle central à des personnages comme Robespierre ; on peut aussi lui donner un sens convaicnant en donnant la première place aux structures socio-culturelles. On peut donc dire qu'il existera autant de lectures de l'histoire qu'il existe de courants historiographiques ; et vouloir trancher entre ces différents courants... c'est faire le choix de l'un ou l'autre principe historiographique de départ : grands hommes ou structures ?

Entre individu et structures : Fernand Léger, La Joconde aux clés (19+30)

Pour illustrer ce point, on peut proposer deux "lectures" d'un phénomène historique aussi fondamental que décisif : la crise viticole  de 1907 dans le Languedoc ! Le document suivant met en parallèle deux interprétations de ce même événement : la colonne de gauche correspond à une interprétation "monumentaliste", celle de droite à une interprétation "structuraliste" ; un historien vous dira sans doute qu'elles sont un brin caricaturales, mais je les ai rédigées de façon à illustrer l'idée... Pour voir le document, cliquez ici.

Cette question dépasse de loin un simple débat historiologique, ce pourquoi nous avons parlé de "vision du monde". Car dire que ce sont quelques grands hommes, ou que ce sont les structures socio-culturelles qui "font" l'histoire, qui constituent le moteur de l'évolution des hommes dans l'histoire, c'est prendre position dans le grand débat de l'Humanisme. L'Humanisme est, au départ, un mouvement culturel européen qui se développe à partir de la Renaissance ; comme son nom l'indique, il s'agit d'une doctrine qui place l'homme et ses facultés au centre de sa conception du monde. En ce sens, les deux courants historiographiques que nous avons mentionnés peuvent être dits "humanistes", dans la mesure où, pour l'un comme pour l'autre, ce sont bien les hommes qui sont les acteurs privilégiés de l'Histoire.

Mais la question est de savoir ce que l'on entend par "l'Homme". Dans l'optique de l'Histoire "monumentale", l'Homme, c'est avant tout la nature humaine, qui se trouve incarnée de façon plus ou moins achevée dans les différents individus. Les "grands hommes" sont ceux qui illustrent de façon exemplaire les facultés de l'homme, dont leur vie constitue une réalisation complète. On sait que, pour Aristote, la nature d'une chose, c'est ce qu'elle est lorsqu'elle a atteint son plein état d'épanouissement. En ce sens, on pourrait dire que, dans le cadre de l'histoire monumentale, ce sont les grands hommes qui révèlent la "nature" de l'homme, puisque c'est en eux que l'humanité de l'homme trouve un plein accomplissement. "L'humanisme" de l'Histoire monumentale a donc deux caractéristiques : d'une part il reconnaît pleinement la "liberté" de l'Homme, puisque l'action des grands hommes n'est pas déterminée par le cours de l'Histoire : ce sont eux qui déterminent ce cours. En revanche, cet humanisme est indubitablement élitiste, puisque "l'Humanité" se trouve scindée en deux catégories inégales : d'un côté les grands hommes, ceux en lesquels s'incarne l'humanité de l'homme et qui influencent le cours de l'histoire, et de l'autre les hommes ordinaires, la masse, dont on pourrait dire qu'elle "suit le mouvement", ou plutôt les mouvements de l'Histoire initiés par les premiers. Liberté et élitisme : tels sont les deux caractères de l'humanisme promu par l'Histoire monumentale.

Un personnage incontournable de l'histoire monumentale : Napoléon

En revanche, si l'on adopte la posture propre aux courants de l'Ecole des Annales, on doit admettre que ce sont bien tous les hommes qui "font" l'histoire, puisque les structures socio-culturelles englobent le comportement de chacun et sont l'oeuvre de tous. Dans l'optique d'un Lefebvre, les structures sociales ne sont jamais le produit d'une action individuelle, et elles influencent le comportement de tous les membres d'une comunauté. On pourrait donc dire de l'humanisme promu par ce courant qu'il est beaucoup plus "démocratique" que le précédent. En revanche, il restreint la place accordée à la liberté individuelle, puisque les grandes dynamiques sociales (économiques, politiques, culturelles) échappent au contrôle des individus pris isolément. Tous les homes font l'histoire, certes ; mais dans ce cas aucun ne la fait véritablement : les choix humains sont emportés dans le courant des dynamiques gobales. Ce second humanisme est donc plus démocratique, mais également plus "déterministe" que le premier.

De l'individu à la masse : Andy Wharol et la Joconde...

On voit alors tout l'enjeu du dénat historiographique : choisir un courant, c'est adopter une posture concernant la place de l'Homme dans l'histoire : liberté élitiste ou déterminisme démocratique ? Il est évident que toute prise de position face à cette question excède de loin le domaine de la science : il s'agit d'une prise de position que l'on peut dire "philosophique".

On peut donc dire que toute écriture de l'Histoire implique une interprétation de l'Histoire, et que toute interprétation de l'Histoire repose sur  une philosophie de l'Histoire.