Robert Linhart, l'établi

L'Etabli appartient au genre de livres que la plupart des intellectuels redoutent toujours un peu de lire, parce qu'ils sont une promesse qu'il est difficile de tenir.

Un intellectuel engagé décide de rejoindre le monde des choses et des opprimés, et en tire un récit. Dans bien des cas, le récit oscille alors entre deux écueils :

     _ soit l'expérience vécue (le "terrain") permet la mise en oeuvre, la mise en scène des concepts ; la théorie est là, mais le voyage ressemble à une simple expérience de pensée. Le terrain ne fait qu'illustrer la thèse. C'est pédagogiquement utile, mais le réel n'a affirmé aucune autonomie, et la théorie elle-même n'y a pas gagné grand chose. D'où le malaise que peut faire naître, par exemple, La Société contre l'Etat de Clastres. Si tous les triangles rectangles vérifient parfaitement le théorème de Pythagore, c'est parce que, précisément, ils sont dépourvus de toute matérialité ; et le théorème ne gagne rien à ces vérifications.

     _ soit l'expérience vécue est restituée dans toute sa matérialité : la spéculation laisse place au réel, l'analyse au récit, la théorie aux faits. Mais la narration n'en continue pas moins de s'interposer entre lecteur et le réel, elle reste du discours, alors qu'il s'agissait d'en sortir, un discours qui a seulement perdu sa dimension intellectuelle, spéculative, théorétique -- et donc, parfois, son intérêt. Certaines pages de La condition ouvrière, d'une philosophe aussi spirituelle que Simone Weil, peuvent parfois décourager.

A titre personnel, j'ai mis longtemps à lire ce livre, qui est resté plusieurs années sur un rayonnage, inscrit sur les fameuses listes de livres "à lire". La première lecture m'a surtout convaincu qu'il s'agissait du genre de livres qu'il faut impérativement relire, crayon en main, pour aller chercher ce qu'ils ont à donner. Les lectures suivantes ont toutes confirmé cette impression. C'est un livre fascinant. 

Je connais peu de choses de la vie de son auteur, Robert Linhart.  Je sais seulement, pour l'avoir glané sur internet, qu'après avoir brillé dans ses études de philosophie, il a été l'une des figures du mouvement gauchiste des années 60 ; d'abord communiste à l'UEC, marqué par Althusser, il en est exclu en 1965, suite à la parution des Cahiers marxistes-léninistes ; il semble que Linhart se soit montré trop critique à l'égard du "révisionnisme" du PCF. Il fonde alors l'Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes. Parmi les choses que doit combattre l'UJC, on remarque notamment (n°15 des Cahiers) :

"l'idéologie pacifiste, humaniste et spiritualiste".

On aura reconnu des formes particulièrement perverses et réactionnaires d'idéalisme (petit bourgeois évidemment). La paix, l'Homme, l'âme... il ne manque plus que la valeur sacrée de l'individu. 

Ironie du sort, Linhart ne vivra (presque) pas le grand printemps de 1968 ; le 10 mai, il entre en cure de sommeil suite à des problèmes psychiques. A l'automne, il rejoint la gauche prolétarienne, puis participe au mouvement des "établis" : quelques centaines d'intellectuels militants qui, à la fin des années 60, se sont embauchés dans les usines et les docks ; lui-même entre comme ouvrier spécialisé à l'usine Citroën de la porte de Choisy. C'est de cette expérience qu'est tiré L'Etabli

La suite de son histoire (qui n'est d'ailleurs pas terminée) n'est pas très joyeuse ; en mai 1981 (décidément), Linhart commet une tentative de suicide, et n'en réchappe que pour entrer dans une longue phase de mutisme (politique et familial). Sa fille Virginie y fait référence dans le titre de l'ouvrage qu'elle a consacré à la génération des enfants des leaders de mai 68, "Le jour où mon père s'est tu". 

Je n'ai pas lu ce livre ; mais je sais que, lors d'un entretien qui y est reproduit (avec Roland Castro), il est donné de Linhart le portrait suivant :

"Et puis cette tentative de suicide en 1981, et depuis le silence. Mon père a arrêté de parler. Il est devenu quasiment mutique...

Roland : Et gentil, surtout ! Alors qu'il était méchant...

Moi : Méchant : Méchant ???

Roland : Oui, méchant, comme tous les gens qui ont une intelligence extrême. J'aimais bien Robert, mais j'étais assez moqueur parce qu'il avait un sérieux un peu ridicule. Ceux qui ont choisi Lacan s'en sont sortis, ceux qui ont choisis Althusser ne s'en sont pas vraiment sortis ! Ton père était un glorieux qui se mettait en danger. Un grand chef de guerre. En même temps, il fait partie de ces gens qui, entre le réel et la théorie, choisissent la théorie. À l'époque, ils étaient tous pris dans le délire des structures, "le sujet était pris dans la structure", ils adoraient ça, c'était une possibilité de manipulation formidable. Ils ont été fous de structuralisme, et d'Althusser. Althusser osant écrire à propos de 68 dans l'Humanité : " Le mouvement est contraire à la théorie"! Sauf que le mouvement était là ! Ils avaient une passion abstraite pour la pensée, surtout celle de Marx : "la pensée de Marx est toute-puissante parce qu'elle est vraie", répétaient-ils ! Ils avaient une passion scientiste pour le marxisme, et ils ont loupé ce qui pointait en 68 : l'individu. Ils se sont enchaînés à une pensée qui n'avait rien à voir avec 68, alors que 68 c'était l'individu déchaîné.

J'ignore totalement la véracité du témoignage ; ce qui est certain, c'est qu'il correspond (même dans son style, débonnaire-incendiaire-repenti) à un cliché bien connu du militant doctrinaire, tout pétri d'esprit de sérieux, et d'autant plus impitoyable qu'il sacrifie le réel à la théorie. Robespierre marxiste. Le structuralisme y apparaît comme la tyrannie du concept, la foi communiste comme un culte de Marx, rendant le doctrinaire (et notamment Althusser) aveugle à ce qui constitue la vérité de mai 68 : l'avènement de l'individu. Rien de bien original.

Il serait cependant intéressant que le Robert Linhart de 1967 ait effectivement satisfait cette description ; car, si on ajoute ce "thé(rr)orisme" au refus de l'idéalisme indiqué dans les Cahiers, on est confronté au constat suivant : ce que l'on trouve dans l'Etabli en exprime exactement... le contraire. 

Dans l'entretien qu'il a donné à Laure Adler en 2016, Linhart s'inscrivait en faux contre toute dissolution de l'individualité dans l'appartenance de classe.

"Ce n'est pas une masse, un conglomérat que l'on appelle "les ouvriers" ou "classe ouvrière", non, ce sont des individus dont chacun, par exemple les Yougoslaves, ou Primo l'Italien, a une histoire individuelle, parfois plus intéressante que celle de "l'établi" que j'étais".

Il ne s'agit pas ici d'une relecture a posteriori du livre de 1969 ; tout ce que dit le texte confirme, et met en scène, cette rencontre de l'individualité, de sa résistance à toute dissolution structurale. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles ce livre est fascinant : il est une démonstration-par-le-fait (ou plutôt par l'oeuvre) que l'établissement, loin de n'être que le simple prolongement ou "l'application" d'une doctrine, opère chez l'individu (du moins celui-là) une transformation physico-psychique qui conduit à une réinterprétation, voire à une refonte radicale de certains des éléments-clé de la doctrine. Non pas que le livre dissocie le récit des faits, ou de l'expérience vécue, de leur interprétation théorique, confrontant ainsi faits et concepts pour les réajuster l'un à l'autre. Ce livre est un témoignage, au sens à la fois chrétien et marxiste, dans la mesure où, en lui, l'idée, la parole et l'acte, la théorie et la pratique, la spéculation et l'expérience -- sont parfaitement indissociables. 

L'Etabli est, réellement, un texte d'une grande richesse théorique ; mais il ne contient presque aucun passage "théorique". C'est également une grande oeuvre littéraire, dans la parfaite adéquation qu'il propose du fond et de la forme (que chaque nouvelle lecture renforce) ; mais il ne contient presque aucun passage "littéraire". 

Pour le dire de façon pompeuse, je voudrais essayer de mettre en lumière la manière dont, dans le livre, la dimension théorico-pratique d'une praxis (l'établissement), trouve à s'exprimer sous la forme philosophico-littéraire d'un récit (l'Etabli) ; mon principal objet est de montrer en quoi le récit témoigne d'une transformation de catégories doctrinales par l'expérience même à laquelle elles ont conduit.  

Cette tentative se focalise sur une sélection d'extraits ; je ne pense pas avoir trouvé quoi que ce soit qu'une lecture attentive ne suffise pas à dégager ; j'ai seulement pris le temps de le faire, et de le formuler. 

1. L'établissement : une histoire individuelle... comme toutes les autres.