Un métasceptique : Charron

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Dans la séquence précédente, nous avons présenté comment Montaigne articulait, dans les Essais, sa perspective sceptique avec l'idée selon laquelle il fallait "suivre la nature". Suivre la nature, pour lui, signifiait avant tout ne pas s'arc-bouter sur des certitudes que nous voudrions imposer au monde et aux autres, ni se retirer du monde des croyances et des lois (sans foi, ni loi...) Pour Montaigne, il est dans notre nature de croire (la vie est d'ailleurs impossible sans croyances), comme il est dans notre nature de vivre en société, ce qui ne peut se faire sans suivre les lois de notre pays. Mais il est également dans notre nature de ne jamais atteindre des certitudes absolues, ni des lois dont la validité serait universelle. Suivre la nature, c'est donc s'accommoder joyeusement de cette condition qui est la nôtre, dans une lucidité tranquille.

Cette posture est assez proche de celle d'un autre grand penseur de la Renaissance, qui fut d'ailleurs l'ami du premier (Montaigne le désigna comme héritier du blason de sa maison) : Pierre Charron. Charron a parfois mauvaise presse chez les spécialistes de la Renaissance, du fait même de sa proximité avec Montaigne. En effet, si Charron est suffisamment enthousiasmé par les écrits de son ami et maître pour recopier, dans ses propres livres, des paragraphes entiers des Essais, il n'a pas  toujours la grâce et le style de Montaigne. On lui a donc parfois reproché de manquer de finesse. Pourtant, si Charron est effectivement un peu plus "rugueux" que Montaigne, s'il pratique avec mois de légèreté la "suspension du jugement" et la balance des raisons, il a parfois le mérite d'assumer jusqu'au bout les conséquences d'une idée que l'on trouve, au départ, chez Montaigne, mais qu'il développe avec une lucidité franche qui rend parfois sa pensée plus tranchante.

On discute encore de la question de savoir si les Essais ont réellement frôlé la mise à l'index ; cette incertitude même est en accord avec le style des Essais, qui ne veulent point brusquer. Dans le cas de Charron, la question ne se pose pas : la lecture de son traité De la Sagesse fut bel et bien interdite aux chrétiens.

Le Traité de la Sagesse : un livre à maipuler avec prudence...

A. Pierre Charron : un penseur contradictoire ?

Si Charron nous intéresse dans notre recherche de voies d'articulation entre scepticisme et universalisme, c'est que sa "rugosité" le pousse parfois plus loin que Montaigne, aussi bien dans la voie du scepticisme que dans son dépassement. Charron est surtout connu pour avoir tenté de fonder une morale sur la nature humaine. Mais nous allons ici surtout questionner son rapport à la croyance religieuse. En effet, c'est dans ce domaine que l'ambivalence de Charron apparaît le plus clairement.

Charron est allé beaucoup plus loin que Montaigne dans la célébration de la religion chrétienne. Lui-même homme d'église, il fut le prédicateur attitré de Marguerite de France, et fut envoyé (en 1595) à Paris comme député à l'assemblée du clergé, dont il devint le secrétaire. L'un de ses premiers écrits, Des trois vérités énonce successivement les trois affirmations suivantes :

     (1) il y a une religion ("contre tous athées et irreligieux") ;

     (2) de toutes les religions, la religion chrétienne est la vraie ("contre tous mescreans, gentils, juifs, mahometans ») ;

     (3) de toutes les confessions chrétiennes, la confession catholique romaine est la seule vraie (« contre tous heretiques et schismatiques »).

Nous sommes ici, semble-t-il, plus proche de l'apologète Bossuet que du sceptique Montaigne !

Et pourtant. Ce même Pierre Charron est bien celui qui fit graver sur un linteau de sa maison la formule sceptique par excellence : "Je ne sais". Il est celui qui écrivit un Traité de la Sagesse accusé de promouvoir l'athéisme, et qui fut mis à l'Index. Et encore aujourd'hui, il est celui que la Fédération Nationale de la Libre Pensée, dont le mot d'ordre est sans ambiguité ("Ni dieu ni maître, à bas la calotte et Vive la Sociale !"), considère comme une référence incontournable.

Alors : grand défenseur du christianisme, ou apôtre de la libre-pensée ? Pseudo-catholique, ou crypto-libertin ? Et surtout : philosophe humaniste... ou littérateur contradictoire ?

Pierre Charron

B. De l'esprit municipal à l'esprit universel

Dans le livre II de son oeuvre intitulée "De la sagesse" (publié en 1601), Charron proclame ce qui, à première vue, semble bien être une affirmation de "l'universalisme" tel que nous l'avons présenté. L'esprit réellement libre, c'est celui qui sait se détacher des croyances propres à sa culture, pour s'élever vers les idées et les valeurs universelles, inscrites dans la nature même de l'homme.

Or, le vray moyen d’obtenir et se maintenir en ceste belle liberté de jugement, et qui sera encore une autre belle leçon et disposition à la sagesse, c’est d’avoir un esprit universel, jettant sa veuë et consideration sur tout l’univers, et non l’asseoir en certain lieu, loy, coustume, et maniere de vie, mais (...) estre citoyen du monde, comme Socrates, et non d’une ville, embrassant par affection tout le genre humain.

La première application de cette disposition d'esprit, c'est de ne pas condamner ceux qui ont d'autres coutumes, d'autres pratiques, d'autres croyances, au seul prétexte que celles-ci ne sont pas celles que l'on rencontre dans notre propre société. L'esprit libre et éclairé est celui qui sait se départir d'un tel "esprit municipal" :

C’est sottise et foiblesse que de penser que l’on doibt croire et vivre par-tout comme en son village, en son pays, et que les accidens qui adviennent icy touchent et sont communs au reste du monde. Le sot, si l’on recite y avoir autres creances, coustumes, loix toutes contraires à celles qu’il void tenir et usiter, il les abomine et condamne promptement comme barbarie, ou bien il mescroit tels recits, tant il a l’ame asservie aux siennes municipales, qu’il estime estre les seules vrayes, naturelles, universelles.

Le sot, c'est donc celui qui appelle barbare ce qui heurte les moeurs de son pays ; et de ce point de vue, il existe des sots dans tous les peuples, et même une tendance universelle à la sottise, puisque tout homme a spontanément tendance à condamner ce qui suit des usages différents des siens. Ici (comme souvent) Charron reprend mot à mot une formule bien connue de Montaigne : chacun appelle barbare ce qui n'est pas de son usage.

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On voit déjà poindre ici une pointe sceptique : ce qui est universellement partagé, c'est la sottise qui consiste à croire universellement valable ce qui n'est qu'une coutume de notre pays.

Chascun appelle barbarie ce qui n’est pas de son goust et usage, et semble que nous n’avons autre touche de la verité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes.

Reste à savoir si nous pouvons surmonter cette "sottise" spontanée. Et, déjà, la phrase que nous venons de citer nous permet d'en douter : il semble en effet que nous n'ayons pas d'autre moyen de différencier le vrai du faux, ce qui est raisonnable et ce qui ne l'est pas, que les croyances admises dans notre société. Après tout, comment agir de façon juste sans me référer à mon opinion à ce sujet ? Et cette opinion elle-même n'est-elle pas façonnée par les idées et les valeurs qui sont celles de la société qui est la mienne, et qui m'a été transmise, notamment, par l'éducation ?

Ne suis-je pas alors "enfermé" dans les idées et les valeurs de la culture dans laquelle j'ai été élevé ? Les hommes des différents peuples ne seraient-ils pas voués à se considérer réciproquement comme des barbares ?

Pas du tout, nous dit Charron : car le sage est précisément celui qui sait s'élever au-dessus du conflit entre les croyances particulières, pour s'élever à un point de vue universel. Mais en quoi consiste en vérité ce "point de vue universel" ? Le sage est-il celui auxquelles seront révélées des idées et des valeurs communes à tous les hommes ? Accède-t-on ainsi à des principes transculturels, inscrits dans la nature même de l'homme ?

Définition d'ethnocentrisme - Definitions360

C. De l'universalisme au scepticisme

Hélas, non.

La sagesse à laquelle atteint celui qui s'élève au-dessus de tous les cultures... c'est celle qui consiste à de rien admettre comme absolument vrai. Que rien n'est admis quelque part, qui ne soit réfuté ailleurs, et que les croyances et les pratiques humaines sont incroyablement diverses. Le sage, c'est bien celui qui "se connaît lui-même" ; et il se connaît lui-même dans la mesure où il sait ce que c'est qu'un homme ; mais savoir ce qu'est l'homme, ce n'est pas savoir ce que sont les principes inscrits dans la nature humaine : c'est savoir que les idées, les croyances et les coutumes sont absolument diverses, et que la seule sagesse et de ne s'étonner d'aucune.

Or, il se faut affranchir de ceste brutalité, et se faut presenter comme en un tableau ceste grande image de nostre mere nature en son entiere majesté, remarquer là dedans un royaume, un empire, et peust-estre ce monde (car c’est une grande et authentique opinion qu’il y en a plusieurs) comme le traict d’une poincte très delicate, et y lire une si generalle et constante varieté en toutes choses, tant d’humeurs, de jugemens, creances, coustumes, loix, tant de remuemens d’estats, changemens de fortune, tant de victoires et conquestes ensepvelies, tant de pompes, cours, grandeurs evanouyes : par là l’on apprend à se cognoistre, n’admirer rien, ne trouver rien nouveau ny estrange, s’affermir et resouldre par-tout.

Bien loin d'accéder à des principes universels, le sage est celui qui reconnaît et assume l'irréductible diversité des croyances et des coutumes, et qui n'en admet aucune comme "vraie".

Ethnocentrisme et Nouveau Monde (Ysengrimus/Les 7 du Québec) - Le ...

Par opposition : le vrai sage n'est évidemment pas celui qui cherchera à projeter sa propre culture sur celle des autres...

En ce sens, c'est bien à un scepticisme radical qu'aboutit la "sagesse" de Charron. Scepticisme qui reprend d'ailleurs à son compte la plupart des élément que nous avons rencontrés jusqu'à présent.

     a. Ce que les Anciens tenaient pour absolument vrai... l'exploration du globe l'a démoli. Si nos plus dignes ancêtres se sont trompés, de quel droit considérerions-nous nos croyances actuelles comme des certitudes ?

Que l’on considere aussi ce que la descouverte du monde nouveau, Indes orientales et occidentales, nous a apprins : car nous voyons premierement que tous les anciens se sont mescomptez, pensant avoir trouvé la mesure de la terre habitable, et comprins toute la cosmographie, sauf quelques isles escartées, mescroyant les antipodes : car voylà un monde à peu près comme le nostre, tout en terre ferme, habité, peuplé, policé, distingué par royaumes et empires, garny de villes qui surpassent en beauté, grandeur, opulence, toutes celles qui sont en Asie, Afrique, Europe, il y a plusieurs milliers d’années. Et qui doubte que d’icy à quelque temps il ne s’en descouvre encore d’autres ? Si Ptolomée et les anciens se sont trompez autrefois, pourquoy ne se peust tromper encore celuy qui diroit que maintenant tout est descouvert et trouvé ? Je m’en voudrois bien fier en luy !

Portrait de Ptolémée

Ptolémée se sera finalement trompé à la fois en astronomie et en géographie...

     b. Ce que nous prenions pour le fondement de notre propre culture, reçu par un don spécial des dieux... l'exploration du globe nous indique qu'il se trouve déjà dans les traditions les plus anciennes de peuples éloignés. Ce qui semblait établir la supériorité de nos croyances... ne fait en réalité que l'apparenter aux croyances des autres peuples. Il est difficile de ne pas songer à Louis le Comte en lisant ces lignes :

Secondement nous trouvons qu’en ces nouvelles terres presque toutes les choses que nous estimons icy tant, et les tenons-nous avoir esté premierement revelées et envoyées du ciel, estoient en creance et observance commune plusieurs mille ans auparavant qu’en eussions ouy les premieres nouvelles, soit au faict de religion ; comme la creance d’un seul premier homme pere de tous, du deluge universel, d’un dieu qui vesquit autrefois en homme vierge et sainct, du jour du jugement, du purgatoire, resurrection des morts, observation des jeusnes, caresme, coelibat des prestres, ornemens d’eglise, surpelis, mitre, eaue benicte, adoration de la croix, circoncision pareille à la juifve et mahumetane...

Ceci ne vaut d'ailleurs pas seulement pour l'espace religieux : le même constat se retrouve pour les normes juridiques, pour les pratiques artistiques, pour les inventions techniques, etc. Et Charron mentionne au passage ce qui, pour les Européens de la Renaissance, fut une pilule assez amère : l'imprimerie, cette fierté de l'Europe, est en fait inscrite au patrimoine culturel asiatique depuis des siècles, voire des millénaires ! Le propos de Charron est ainsi directement articulé aux comptes-rendus récents des géographes, comme l'Histoire du grand Royaume de Chine de Mendoza (1589), auteur de la première description de la Chine depuis le Livre des Merveilles de Marco Polo :

« L'invention de l'imprimerie, comme tient la commune opinion, a commencé en Europe en l'an de grâce 1548, et est attribuée à un Allemand appelé Jean Gutenberg. Toutefois, suivant ce que les Chinois assurent, son premier commencement a été en leur royaume, d'où longtemps après l'usage seoit venu en Allemagne par la Russie et la Moscovie... des marchands qui venaient de Chine et de l'Arabie heureuse trafiquer en ladite Allemagne par la Mer Rouge y apportèrent des livres, sur lequel ledit Gutenberg prit motif et occasion d'en faire... Il est évident que cette invention est venue d'eux (Chinois), et qu'elle a depuis été communiquée à nous autres : et pour le croire, (il suffit de dire) qu'il se trouve entre eux aujourd'hui beaucoup de livres, lesquels ont été imprimés plus de cinq cents ans avant que jamais on en a commencé l'invention en Allemagne, selon notre compte : desquels livres j'en ai un par devers moi. »

Le symbole de la Renaissance ne se trouvait donc être qu'une invention des vieux Chinois, apportée en Europe par les Moscovites et les Arabes...

Le "Sutra du Diamant" :  la copie la plus ancienne d’un livre imprimé à avoir été conservée.

Face au spectacle bigarré des croyances et des coutumes et à l'effrondrement de nos certitudes, la posture de sagesse consiste donc à prendre acte du fait que rien n'est stable en ce monde, que les idées et les habitudes des hommes changent perpétuellement dans le temps et dans l'espace, que rien ne peut être tenu pour certain et que le sage, c'est celui qui, comme Socrate, ne prétend rien savoir, hormis qu'il ne sait rien.

Par tous ces discours nous tirons aisement ces conclusions : que ce grand corps que nous appellons le monde, n’est pas ce que nous pensons et jugeons ; que ny en son tout, ny en ses parties, il n’est pas tousiours mesme, ains en perpetuel flux et reflux ; qu’il n’y a rien dict, tenu, creu, en un temps et lieu, qui ne soit pareillement dict, tenu, creu, et aussi contredict, reprouvé, condamné ailleurs, estant l’esprit humain capable de toutes choses, roulant tousiours ainsi le monde, tantost le mesme, tantost divers ; que toutes choses sont enfermées et comprinses dedans ce cours et revolution de nature, subject à la naissance, changement, fin, à la mutation des temps, lieux, climats, ciels, airs, terroirs. Et de ces conclusions nous apprendrons à n’espouser rien, ne jurer à rien, n’admirer rien, ne se troubler de rien : mais quoy qu’il advienne, que l’on crie, tempeste, se resouldre à ce poinct, que c’est le cours du monde, c’est nature qui faict des siennes ; mais pourvoir, par prudence, qu’aucune chose ne nous blesse par nostre foiblesse et lascheté. C’est assez dict de cecy, de l’esprit universel et liberté du jugement.

La sagesse consiste donc bel et bien, pour Charron, à s'élever à un point de vue universel, qui dévoile à l'observateur le spectacle de l'humanité dans le temps et dans l'espace. Sage est celui qui sait s'abstraire de son appartenance culturelle, et qui sait remettre en cause ce qui est établi chez lui. Mais cet "esprit universel"  n'atteint aucune certitude "naturelle", aucun principe universel, absolument vrai, si ce n'est celui-là : aucun principe n'est universel, rien ne peut etre considéré comme absolument vrai.

  Bertrand Russell | Citation, Citations ennui, Bertrand russell

Chez Charron, la révolution géographique aboutit à une création philosophique étrange : un universalisme sceptique, qui semble aboutir, en fin de course, à la lucidité tranquille de Montaigne.

Maintenant nous disons et donnons pour une belle et des premieres leçons de sagesse, retenir en surseance son jugement, c’est-à-dire soustenir, contenir et arrester son esprit dedans les barrieres de la consideration et action d’examiner, juger, poiser toutes choses (c’est sa vraye vie, son exercice perpetuel), sans s’obliger ou s’engager à opinion aucune, sans resouldre ou determiner, ny se coiffer ou espouser aucune chose. [...] C’est garder modestie et recognoistre de bonne foy la condition humaine pleine d’ignorance, foiblesse, incertitude (…). C’est aussi se tenir en repos et tranquillité loin des agitations et des vices qui viennent de l’impression, de l’opinion et science que nous pensons avoir des choses. (...)

Et puis après c’est la doctrine et la practique de tous les sages, grands et habiles esprits, desquels la pluspart et les plus nobles ont faict expresse profession d’ignorer et doubter, disant qu’il n’y a rien en nature que le doubte, qu’il n’y a rien de certain que l’incertitude, que de toutes choses l’on peust egalement disputer, et cent pareilles. (...)

Les dogmatistes et affirmatifs, qui sont venus depuis, d’esprit pedantesque, presomptueux, hayssent et condamnent arrogamment ceste reigle de sagesse, aymant mieux un affirmatif testu et contraire à leur party, qu’un modeste et paisible qui doubte et surseoit son jugement, c’est-à-dire un fol qu’un sage : semblables aux femmes qui ayment mieux qu’on les contredise jusques à injures, que si par froideur et mespris l’on ne leur disoit rien ; par où elles pensent être desdaignées et condamnées. En quoy ils montrent leur iniquité. Car pourquoy ne sera-il loysible de doubter et considerer comme ambiguës les choses sans rien determiner, comme à eux d’affirmer ? Mais pourquoy ne sera-il permis de candidement confesser que l’on ignore, puis que en verité l’on ignore, et tenir en suspens ce de quoy ne sommes asseurez ? Voyci donc la premiere liberté d’esprit, surseance et arrest de jugement ; c’est la plus seure assiette et l’estat plus heureux de nostre esprit, qui par elle demeure droict, ferme, rassis, inflexible, sans bransle et agitation aucune.

Pour ne pas être troublé (et ne pas être soi-même cause de trouble, contrairement aux dogmatiques de toutes les écoles) : faisons droit à toutes les croyances, et faisons valoir notre droit à ne se soumettre à aucune.

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D. Du scepticisme au relativisme

Jusqu'à présent, on ne voit pas bien ce qui peut distinguer Charron de son ami Montaigne. Pourtant, Charron semble aller plus loin encore que Montaigne, lorsqu'il entre dans le détail de l'analyse de la croyance religieuse. Montaigne, en citoyen respectueux des moeurs et institutions de son pays, prenait soin d'émousser un peu la pointe de son scepticisme lorsqu'il abordait la question épineuse de la religion chrétienne.

Mais Charron, lui, semble bien vouloir affronter les conséquences les plus radicales du scepticisme en matière de religion. Plus précisément, il semble bien franchir la frontière qui sépare le scepticisme ("je ne sais pas où est la vérité") du relativisme pur et simple (selon lequel il n'y a pas de vérité : toutes les croyances ne sont que des conventions). Le scepticisme ne fait qu'affirmer notre impuissance à connaître la vérité : c'est le savoir humain qui est mis en cause. Le relativisme attaque la vérité elle-même, en affirmant qu'une vérité absolue n'existe pas, que rien n'est absolument "vrai" ou "faux", "juste" ou "injuste" ; dans une perspective relativiste, tout dépend de l'endroit où l'on se trouve : ce qui est "considéré comme juste" ici ne l'est plus ailleurs... et c'est tout. Tout jugement est relatif à une société,  à une culture déterminée ; il n'y a pas de vérité absolue.

Epistémologie] Y ou le relativisme sur les sources en histoire | L ...

Dans quelle mesure peut-on dire que Charron soutient un point de vue relativiste ?

Nous avons vu que, d'après lui, le sage devait essayer de s'abstraire de la "sottise" spontanée du genre humain, en s'élevant à un point de vue universel. Mais, de son propre aveu, il n'est pas si facile de se départir de cet "esprit municipal" qui s'oppose à "l'esprit universel". Car les mots que nous employons pour penser, les jugements sur lesquels nous prenons appui pour raisonner, les valeurs grâce auxquelles nous évaluons... toutes ces choses, nous les avons reçues de notre éducation. Notre pensée même est façonnée par la société à laquelle nous appartenons. Nos idées, nos croyances, nos valeurs... toutes sont le fait des hommes qui nous ont formés.

Et Charron franchit le pas : même notre religion, que nous tenons pour directement révélée par Dieu, n'est en fait qu'une production humaine... de sorte que notre religion, ce n'est jamais que celle du lieu dans lequel nous sommes nés. Notre foi elle-même est le produit de notre culture, notre Dieu n'est que celui que notre éducation nous a appris a révérer...  La religion n'est qu'une affaire de culture. La religion n'a rien d'un absolu : ce n'est qu'une convention. Le pas qui conduit du scepticisme au relativisme semble ainsi franchi.

Or estant les religions et creances telles que dict est, estranges aux sens communs, surpassantes de bien loin toute la portée et intelligence humaine, elles ne doibvent ny ne peuvent estre prinses ny loger chez nous par moyens naturels et humains (autrement tant de grandes ames rares et excellentes qu’il y a eu y fussent arrivées) ; mais il faut qu’elles soyent apportées et baillées par revelation extraordinaire et celeste, prinses et receuës par inspiration divine et comme venant du ciel. Ainsi aussi disent tous qu’ils la tiennent et la croyent, et tous usent de ce jargon, que non des hommes ny d’aucune creature, ains de Dieu. Mais, à dire vray, sans rien flatter ny desguiser, il n’en est rien ; elles sont, quoy qu’on die, tenues par mains et moyens humains ; tesmoin premierement la maniere que les religions ont esté receuës au monde, et sont encore tous les jours par les particuliers ; la nation, le pays, le lieu, donne la religion ; l’on est de celle que le lieu auquel l’on est né et elevé, tient : nous sommes circoncis, baptisez, juifs, mahumetans, chrestiens, avant que nous sçachions que nous sommes hommes. La religion n’est pas de nostre choix et election.

Et pour Charron, c'est justement parce que la religion, loin d'être inscrite dans notre âme par Dieu, n'est qu'un produit de l'éducation, qu'elle peut aussi facilement être contredite tous les jours par notre conduite. Si les principes religieux étaient réellement dictés par Dieu, on voit mal comment ils pourraient être si aisément négligés ; le peu de force des commandements religieux est donc la preuve que ces commandements sont bien énoncés par des hommes, et non dictés par Dieu.

Tesmoin après la vie et les mœurs si mal accordantes avec la religion ; tesmoin que, par occasions humaines et bien legeres, l’on va contre la teneur de sa religion. Si elle tenoit et estoit plantée par une attache divine, chose du monde ne nous en pourroit esbranler, telle attache ne se romproit pas si aisement ; s’il y avoit de la touche et du rayon de la divinité, il paroistroit par-tout, et l’on produiroit des effects qui s’en sentiroient et seroient miraculeux, comme a dict la verité : si vous aviez une seule goutte de foy, vous remueriez les montagnes.

La religion n'est donc pas d'origine divine : elle n'est qu'une institution humaine, transmise par l'éducation, et façonnée par le milieu.

Romans-sur-Isère - La main de Dieu s'abat sur Jean Louis Ducros ...

Est-ce Dieu qui a créé l'homme à son image... ou l'inverse ?

Il y avait évidemment un certain courage à dire cela en 1602, et l'on comprend assez bien que le livre ait été mis à l'index (l'Index librorum prohibitorum, qui fixait la liste des livres que les catholiques n'étaient pas autorisés à lire), contrairement aux Essais.

  E. Du relativisme religieux à la religion naturelle

Il ne faudrait pourtant pas oublier la suite du texte que nous venons de citer.

Car la remise en cause de la religion des sots n'aboutit pas seulement à un "agnosticisme" prudent, rappelant à chacun que rien n'est sûr en matière de religion, et que toute religion reste façonnée par la main de l'homme ; de façon paradoxale, la radicalisation du scepticisme conduit à son renversement dans ce qui ressemble fort à une "religion naturelle", une religion dépouillée de tous ses artifices et qui semble inscrite dans la nature même de l'homme.

Dans un premier temps, c'est bien à une forme de déisme que "l'esprit universel" de Charron s'élève, dès qu'il prend appui sur l'irréductible diversité des religions humaines : une religion pure, réduite à quelques principes fondamentaux, en laquelle on reconnaît déjà les traits du "dieu des philosophes" du 17e siècle. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Charron fait référence à ceux qui veulent voir dans le Soleil l'astre divin  : c'était l'argument de Copernic pour en faire le centre de la Création.

Or, quittant ceste orde et vilaine superstition (que je veux estre abominée par celuy que je desire icy duire et instruire à la sagesse), apprenons et guidons-nous à la vraye religion et pieté, de laquelle je veux donner icy quelques traicts et pourtraicts, comme petites lumieres. Il semble déjà bien que de tant de religions, celles semblent avoir plus d’apparence de verité, lesquelles, sans grande operation externe et corporelle, retirent l’ame au dedans et l’elevent par pure contemplation à admirer et adorer la grandeur et majesté immense de la premiere cause de toutes choses, et l’estre des estres, sans grande declaration ou determination d’icelle, ou prescription de son service ; ains la recognoissent indefiniment estre la bonté, perfection et infinité du tout incomprehensible et incognoissable, comme enseignent les pythagoriens et plus insignes philosophes. De tous ceux qui n’ont voulu se contenter de la creance spirituelle et interne, et de l’action de l’ame, mais encore ont voulu voir et avoir une divinité visible et aucunement perceptible par les sens du corps, ceux qui ont choisi le soleil pour Dieu, semblent avoir plus de raison que tous autres, à cause de sa grandeur, beauté, vertu esclatante et incogneuë, et certes digne, voire qui force tout le monde en admiration et reverence de soy : l’œil ne void rien de pareil en l’univers, ny d’approchant.

La "vraie religion et piété", c'est donc celle qui s'adresse au Créateur de toutes choses, en tant que la Création témoigne, aux yeux de l'esprit, de sa sagesse et de sa perfection. Ainsi, contempler le monde en son entier, c'est déjà s'élever vers la célébration de l'Auteur de toutes choses ; l'incroyable diversité des lieux, des choses, des êtres et des moeurs ne témoigne pas seulement de la folie de ceux qui prétendent enfermer le monde dans les canons de leurs croyances : elle témoigne aussi de la sagesse du Créateur.

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L'harmonie du monde, témoin de la sagesse du Créateur : une idée tout à fait transculturelle...

Dans cette présentation de la religion, Charron redevient très proche de Montaigne qui, lui aussi, voyait dans la perfection de la nature le signe du Créateur. Mais la manière dont Charron articule l'humiliation de la raison humaine et la glorification du Créateur trouve, cette fois encore, des échos qui l'écartent de la douce quiétude de Montaigne, et qui annoncent déjà un autre scepticisme, beaucoup plus tragique, beaucoup plus combatif, et beaucoup plus paradoxal aussi : celui de Blaise Pascal, l'un des plus grands philosophes, mais aussi sans doute le plus grand théologien français du 17e siècle.

L'humiliation (sceptique) de la raison humaine, et la glorification de la "vraie foi" vont en effet de pair chez Charron :

     a. observer le monde, c'est prendre conscience de la vanité des efforts humains visant à enfermer la réalité dans les quelques dogmes d'un système, qu'il soit scientifique ou religieux ; c'est aussi reconnaître la folie de ceux qui veulent ériger un système comme "le seul vrai", garant d'une vérité absolue. Charron assume ici tout le message du Socrate mis en scène dans l'Apologie de Socrate (rédigée par Platon) : si Socrate est, comme le veut l'oracle, "le plus sage des hommes", ce n'est pas uniquement parce qu'il sait qu'il ne sait rien : c'est aussi parce qu'il rappelle aux hommes que leur prétendue sagesse n'est rien aux yeux des dieux. 

     b. observer le monde, c'est prendre conscience de la sagesse et de la perfection du Créateur de toutes choses, et c'est comprendre qu'en lui seul peut se tenir "la vérité". Ce n'est qu'en s'en remettant à Dieu, et non à telle ou telle philosophie, telle ou telle religion, tel ou tel système astronomique, que nous pourrons atteindre la sagesse ; et nous ne nous en remettrons à Dieu que dans la mesure même où nous renonçons à faire d'un système humain le dépositaire de la vérité.

La religion est en la cognoissance de Dieu et de soy-mesme (car c’est une action relatifve entre les deux) : son office est d’elever Dieu au plus haut de tout son effort, et baisser l’homme au plus bas ; l’abattre comme perdu, et puis luy fournir des moyens de se relever, luy faire sentir sa misere et son rien, affin qu’en Dieu seul il mette sa confiance et son tout. L’office de religion est nous lier avec l’autheur et principe de tout bien, reunir et consolider l’homme à sa premiere cause comme en sa racine, en laquelle, tant qu’il demeure ferme et fiché, il se conserve à sa perfection : au contraire, quand il s’en separe, il seiche aussitost sur le pied.

Hans Wülz, Der Bettler, 1949

Il y a donc un double mouvement chez Charron : le premier nous conduit de l'observation du monde au scepticisme, voire au relativisme, destructeur de toute doctrine "vraie" ; dans le domaine religieux notamment, l'incroyable bigarure des croyances et des cultes nous conduit à refuser notre soumission à quelque église que ce soit. Mais le second nous reconduit du scepticisme jusqu'à une forme de piété naturelle, inscrite dans la nature même de l'âme, dès lors qu'elle est amenée, par le spectacle du monde, à reconnaître la gloire du Créateur ; le doute que nous opposons à toutes les religions humaines nous élève ainsi vers une religion purifiée, qui s'en remet d'autant plus à Dieu qu'elle remet en cause toutes les croyances humaines.

En ce sens, la "religion vraie" à laquelle aboutit la sagesse sceptique, c'est la foi débarrassée de toute "religion".

Un siècle plus tard, Blaise Pascal dira que "la vraie morale se moque de la morale" ; pour Pierre Charron, la "vraye religion"... se moque des religions.

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De façon paradoxalement logique, ce sont souvent les croyants qui, aujourd'hui encore, s'interrogent sur la possibilité se dissocier Dieu des atours humains de la religion ; quelques illustrations contemporaines dans le domaine chrétien