Pasolini, Culture et pouvoir

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La philosophie politique de Pasolini :

1. Pouvoir, culture et fascisme

2. L'intellectuel face au pouvoir

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I. Pouvoir, culture et fascisme

 

1. Qu'est-ce qu'une culture ?

Pour Pasolini, si « la » culture désigne bien l'ensemble des activités par lesquelles l'homme exprime et développe son humanité (s'opposant ainsi à sa réification), le sens de ce qui constitue « une » culture doit être interrogé au sein de l'espace national. Or la culture d'une nation ne se réduit pas plus à la culture savante qu'à la culture de la classe dominante ou de la classe dominée. La culture d'une nation correspond à leur totalité dynamique (et conflictuelle), totalité dont l'unification est toujours le produit (perpétuellement reconstitué) d'un processus historique fondé sur leur antagonisme. En ce sens, « la » culture d'une nation ne peut être saisie que comme une abstraction... sauf au sein d'une culture au sein de laquelle les différentes cultures se sont trouvées radicalement homogénéisées, ce qui ne peut être que l'effet de l'hégémonie radicale exercée par l'une d'elles. C'est précisément cette hégémonie qui marque, selon Pasolini, la société italienne contemporaine, au sein de laquelle la pluralité culturelle se trouve anéantie par l'émergence d'un nouveau pouvoir. Ce pouvoir, totalisant et totalitaire, ne peut être renvoyé aux formes traditionnelles de la domination : celui que Pasolini appelle le « Pouvoir » est un pouvoir sans sujet institutionnel identifiable (armée, Église, État, grand capital), mais néanmoins (ou par là même) totalitaire, au sein d'un espace qui n'est plus celui de la nation. Le « Pouvoir » apparaît donc comme essentiellement destructeur des formes culturelles, dans la mesure où il est à la fois lié à l'éradication de la pluralité culturelle (et notamment au génocide culturel que constitue l'élimination des cultures populaires), et à la disqualification des formes institutionnelles (qui, tout en se trouvant impliquées dans les stratégies de domination, constituaient néanmoins des formes identifiables, et donc contestables, de pouvoir humain). La « culture nationale » de l'Italie contemporaine semble ainsi se caractériser par la négation conjointe de la culture et de la nation. (texte 1)

2. Pouvoir et bonheur, développement et culture

Pour Pasolini, la société de consommation générée par le nouveau Pouvoir est une société qui, derrière son hédonisme affiché, et par cet hédonisme même, est génératrice de frustration, de névrose et d'angoisse. Le « devoir d'être heureux » inscrit dans l'inconscient même des individus génère l'angoisse et la culpabilité liées à l'impossibilité d'incarner pleinement l'idéal de bonheur imposé par la société. Et de même que le devoir d'être heureux génère la détresse, le devoir d'être libre suscite l'auto-contrôle et une soumission accrue au modèle sociétal de la liberté ; enfin, la « tolérance » officiellement promue par le Pouvoir aboutit à une éradication angoissée de la différence.

Pour Pasolini, ce caractère illusoire du bonheur, de la liberté et de la tolérance promus par la société capitaliste résulte d'abord du fait que l'idéal social qu'ils incarnent n'est pas le produit d'une quête, le résultat d'une lutte : le bonheur, la liberté et la tolérance n'ont pas été conquis par le peuple, mais imposés par le Pouvoir. A ce paradoxe de la liberté imposée, correspond celui d'une égalité qui n'est en vérité qu'une homogénéisation sociale résultant d'un conformisme à l'égard d'un modèle imposé. Ce conformisme, qui fonde l'éradication de toute culture proprement populaire, se manifeste par la perte de toute créativité culturelle au sein des catégories populaires, notamment en ce qui concerne la langue. Le revers de cette perte d'identité créatrice est la tristesse, qui là encore prend le masque trompeur d'une gaieté d'autant plus agressive et ostentatoire qu'elle est fausse. La tristesse populaire provient à la fois de l'aliénation (la vie des individus étant tendue vers un idéal qui leur est imposé) et de la frustration (les catégories populaires se trouvant en réalité dans l'incapacité de satisfaire les désirs liés à cet idéal).

Cette métamorphose des catégories populaires est illustrée par la disparition du « casherino », dont la pauvreté exubérante, correspondant à un modèle appartenant à sa propre culture, et par là-même contestataire de l'ordre bourgeois, ne s'opposait en rien au bonheur. C'est ce bonheur du casherino qui est détruit par le développement ; et dans la mesure où le bonheur est le seul but possible d'une révolution véritable, le développement est par essence anti-révolutionnaire, aussi réformiste et« progressiste » qu'il apparaisse. La substitution du « sérieux » et de la « dignité » à la joie fantasque du casherino n'a rien d'un progrès : c'est au contraire la manifestation de l'aliénation des catégories populaires qui, ayant perdu leurs propres idéaux culturels, se perçoivent elles-mêmes comme inférieures face aux exigences d'un idéal dont elles ne sont pas les auteurs et qu'elles ne peuvent satisfaire. (texte 3)

3. Valeurs et cultures

Il existe une double appartenance des valeurs (et notamment des valeurs morales) et de la culture. D'une part, chaque culture tend à promouvoir ses propres valeurs. Mais ce qui importe plus encore pour Pasolini, c'est que chaque espace culturel donne à une valeur déterminée un sens particulier. Ainsi, il peut y avoir accord de plusieurs espaces culturels concernant des valeurs communes, alors même que ces valeurs sont comprises et vécues différemment au sein de ces différents espaces. Pour Pasolini, c'est ce « consensus » qui fondait l'unité traditionnelle de l'Italie, rassemblée autour des valeurs (morales) de la démocratie chrétienne, qui étaient à la fois celles de la petite bourgeoisie et du monde paysan. Le consensus autour des valeurs de la démocratie chrétienne avait ainsi pour corrélat une forte différenciation culturelle dans la manière de comprendre et de mettre en œuvre ces valeurs. C'est lorsque ces valeurs sont arrachées à leur contexte culturel, lorsque la différenciation laisse place à une homogénéisation forcée, lorsque la diversité des cultures nationales laisse place à un référentiel national imposé de façon hégémonique, que les valeurs perdent leur sens et deviennent oppressives. (texte 4)

4. Pouvoir, tolérance et répression : faut-il tolérer les homosexuels ?

De même que la liberté prônée par le pouvoir n'est que le masque de l'assujettissement, sa tolérance affichée n'est que la façade d'une intolérance plus profonde, comme l'illustre la tolérance de certains intellectuels à l'égard des homosexuels. Cette tolérance repose ainsi sur une mécompréhension de l'homosexualité, liée à un geste de forclusion de l'homosexualité dans un espace radicalement séparé ; cette mécompréhension consiste à poser l'individu homosexuel comme objet exclusif du désir de l'homme homosexuel, ce qui est évidemment faux. Mais surtout, cette « tolérance » occulte le rejet qu'elle exprime en tant même qu'elle prétend « tolérer » une homosexualité ainsi opposée à une normalité saine. La tolérance n'est que l'envers d'une remise en cause de la dignité de celui que l'on tolère ; et, en ce sens, il n'y a rien de plus intolérable pour un être humain que d'être toléré. (texte 10)

5. Le génocide culturel et le nouveau fascisme

Le centralisme fasciste du passé avait pu contraindre les individus à adopter une posture de soumission extérieure au modèle imposé ; mais il n'avait pu coloniser l'espace intérieur des individus, encore façonné par les idéaux culturels de leur communauté d'appartenance. C'est cette préservation de l'espace intérieur qui est abolie par le nouveau fascisme de la consommation, qui devient ainsi, derrière sa tolérance affichée, le dispositif de répression le plus radical. Pour Pasolini, cette nouvelle forme de fascisme a été rendue possible par une double mutation, dans les infrastructures et dans les moyens de communication ; la première a mis fin à la séparation des banlieues et du centre, la seconde a permis au centre de diffuser et d'imposer ses modèles, écrasant toute diversité culturelle au profit d'un hédonisme anti-humaniste. (texte 11 )

6. Culture médiatisée, culture médiatique

Cette nouvelle hégémonie culturelle aboutit à la fois à un embourgeoisement (mental) du prolétariat, et à une prolétarisation de la bourgeoisie, dont l'humanisme doit s'atrophier pour s'adapter à l'optique technico-pragmatique de la consommation. Dans ce processus, les nouveaux médias ne sont pas seulement des courroies de transmission, des relais de la nouvelle idéologie ; ils en sont les lieux de production effective, et donnent ainsi existence à ce qui ne pourrait pas même exister sans eux. (texte 12)

7. Les médias et l'idéologie : l'efficacité comme valeur

La puissance des médias de masse tient en partie au fait qu'ils reposent sur le pouvoir de l'image, qui suscite un comportement que Pasolini nomme « physico-mimétique », qui court-circuite toute interprétation critique (et rend sa propagande implicite) par son caractère immédiat. Par ailleurs, la propagande télévisée n'est pas seulement puissante, efficace, parce qu'elle fait de cette efficacité sa valeur essentielle : c'est précisément ce pragmatisme radical qui constitue l'une des dimensions-clé de l'idéologie consumériste diffusée par les mass media. L'idéologie médiatique se diffuse de manière efficace car elle prend appui sur des supports pragmatiques ; mais ce pragmatisme des supports n'est que la mise en œuvre de l'idéologie qu'ils servent. (texte 13)

8. Le génocide culturel

Pour Pasolini, cette hégémonie culturelle exercée par le pouvoir aboutit ainsi à une élimination pure et simple de certaines strates de la population dont les modèles culturels sont détruits par le processus d'assimilation, fondé non sur une répression exercée de façon externe, mais sur une colonisation d'autant plus pernicieuse et efficace qu'elle s'exerce de l'intérieur même de l'individu. La conformation extérieure (gestuelle, vestimentaire, langagière, etc.) ne résulte plus d'une pression sociale violente, mais de la substitution des idéaux bourgeois aux idéaux culturels traditionnels. Cette substitution est source de névrose (frustration, angoisse, culpabilité) dans la mesure où les catégories les plus défavorisées sont incapables de satisfaire réellement les exigences de ces nouveaux modèles ; de même, la suppression des codes moraux traditionnels au profit d'une « tolérance » et d'une « liberté » (notamment sexuelle) qui ne sont que les réquisits d'un mode de vie consumériste imposé sont, là encore, une source d'obligations névrogènes. Enfin, la colonisation culturelle exercée par le pouvoir interdit désormais à l'individu d'être lui-même l'auteur de sa propre culture, et donc de participer à l'élaboration des modèles auxquels ils se soumet : cette aliénation se traduit au niveau linguistique par l'éradication de toute créativité populaire dans le domaine linguistique. L'individu devient n'est plus le sujet de la langue, mais le support assujetti d'une langue qui, privée de la source créatrice de son renouvellement, devient elle-même une langue morte.

Ce génocide culturel repose notamment sur la dissociation radicale du progrès et du développement : au développement sans progrès qui marque la métamorphose majeure de la société italienne, répond seulement la possibilité d'un progrès sans développement, assimilable à une révolution culturelle privée de ses conditions socio-économiques. C'est cette dissociation atroce dont les intellectuels doivent pour Pasolini prendre conscience, et c'est cette conscience qu'ils doivent propager. Cette prise de conscience implique la mise à nu du caractère foncièrement répressif des médias de masse tels qu'ils se trouvent instrumentalisés par le nouveau facisme, étant entendu que, pour Pasolini, c'est cet usage des médias, et non leur nature même, qui les condamne à servir la nouvelle idéologie (de laïcisme consumériste), alors même qu'ils semblent se mettre au service des discours qui la contestent (religieux ou autres).

Ce contexte, déjà dramatique par lui-même, est par ailleurs porteur d'une angoisse plus radicale encore. Car la destruction des idéaux culturels traditionnels, le génocide culturel, n'implique pas nécessairement une acculturation alternative véritable. Les catégories défavorisées sont aujourd'hui exposées à un vide culturel, plus qu'elles ne sont les sujets véritables d'une culture qui leur reste d'autant plus étrangère qu'elles ne reposent pas sur un développement économique permettant l'appropriation véritable de ses idéaux. Or cette situation de vide culturel est éminemment dangereuse, notamment dans l'hypothèse où une récession économique détruirait l'illusion du développement sans lequel le consumérisme ne peut subsister. Pour Pasolini, c'était précisément cette destruction des idéaux culturels populaires par l'industrialisation massive qui, couplée à une récession économique grave, avait ouvert la voie au nazisme. Rien n'est plus fanatisable qu'une masse dont les idéaux culturels ont été détruits et condamnée à une forme de passivité aphasique et névrotique.

La tâche de l'intellectuel est de propager la prise de conscience de ce danger, dans la mesure où ce pessimisme même n'est que l'envers d'une espérance, selon laquelle il est possible de conjurer l'apocalypse qui menace. (texte 14, texte 22)

9. Pouvoir et individualisme : la famille

Le caractère hypocrite des idéaux propagés par le pouvoir (liberté, tolérance) se retrouve dans le statut ambivalent reconnu à la famille. L'idéologie consumériste semble d'abord avoir déstabilisé l'instance « familiale », telle qu'elle était défendue par l'ancien pouvoir (clérico-fasciste), et telle qu'elle constituait un frein pour le libre épanouissement de l'individu. Mais ce dont a besoin le nouveau pouvoir, ce n'est pas d'un individu libre, mais d'un consommateur – or les caractéristiques du second s'avèrent incompatibles avec le plein épanouissement du premier. L'individualisme du pouvoir ne peut donc être qu'apparent – d'où la revalorisation de la famille en tant qu'instance de production d'un individu sans individualité, de « l'homme-masse » soumis aux doubles exigences du couple et des responsabilités familiales. La famille, élément-clé de l'idéologie du pouvoir traditionnel, est donc à nouveau sacralisée par le nouveau pouvoir, même si le sens traditionnel de la famille a été anéanti. (texte 15)

10. Sociologie et individualité

Cette disqualification réelle de l'individu au sein d'un individualisme de façade se retrouve au sein même des approches promues par l'intelligentsia, dont la « sociologie » repose sur l'exclusion de toute considération de cet individu particulier, au profit d'un savoir statistique, structurel, dont la généralité ne repose que sur une abstraction dangereuse. C'est ce qui rend inaudible le discours de ceux qui, comme Pasolini, appréhendent la réalité à partir d'une expérience vécue, et donc en rapport avec des individus concrets, saisis dans des rapports saisis « existentiellement ». De ce point de vue l'approche sociologique, dans sa prétention même à l'objectivité (générale, neutre, dépassionnée), joue le jeu de la destitution de l'individu et de sa déshumanisation opérées par le pseudo-individualisme du pouvoir. (texte 16) Les individus concrets perdent ainsi leur statut de sujets en devenant objets de la recherche sociologique, qui ne les envisage plus que comme des référents secondaires et accessoires d'un concept (« l'ouvrier », « le jeune », etc.) qui devient ainsi mythique.

C'est ce biais sociologique qui aboutit à une perspective faussée concernant ceux auxquels on veut précisément rendre justice. Dire que la société produit des comportements au sein de la jeunesse qu'elle condamne et sanctionne par la suite est juste, mais il n'est pas juste de légitimer sans discrimination l'ironie et le mépris que ces jeunes manifestent à l'égard de cette société. Pour Pasolini, l'ironie et le mépris ne sont pas des réponses légitimes à un problème lucidement conçu : elles font partie intégrante du problème, en tant que symptômes d'un rapport perverti à la réalité. De même, la critique d'une société qui génère des comportements toxicomaniques est justifiée ; mais cela ne doit aboutir, ni à la justification de la toxicomanie, ni (par conséquent) à l'abandon de toute recherche de thérapies, alors même que l'on aura effectué la critique des thérapies actuellement promues par la société. Enfin, le fait de considérer certains individus comme « irrécupérables » ne doit pas être immédiatement rejeté comme un signe d'exclusion répressive. D'une part, le fait qu'il existe des individus déviants que le système social ne puisse plus conformer à ses exigences, qui ne puissent plus faire l'objet d'une « normalisation », n'a rien d'une impossibilité théorique ; mais plus encore, cette affirmation du caractère « irrécupérable » de certains déviants est moins un geste de souveraineté qu'un acte de reconnaissance de quelque chose qui, chez d'autres formes d'individus « déviants » tels que les politiques ou les intellectuels, appartient à ce qui fait l'essence même de l'individu. Reconnaître à un individu son statut d'« irrécupérable », ce n'est pas nier son humanité, mais reconnaître une forme malencontreuse, déformée de ce qui constitue sa dignité. (texte 17)

11. Métamorphose du pouvoir : la disparition des lucioles

Dans un article célèbre, Pasolini utilise l'image de la disparition des lucioles au tournant des années 60 dans les campagnes italiennes (du fait de la pollution de l'air et de l'eau) pour exprimer la métamorphose radicale du pouvoir.

Cette métamorphose n'a rien à voir avec le passage du clérico-fascisme à la social-démocratie ; pour Pasolini, ce passage ne constitue en rien une révolution « démocratique », dans la mesure où les caractères du pouvoir sont restés inchangés. Le pouvoir social-démocrate reposait, comme son prédécesseur, sur un fort consensus idéologique des classes moyennes et des masses paysannes dirigées par le Vatican, lui-même doté d'un fort pouvoir répressif. Et, comme lui, ses valeurs clé étaient aussi bien l’Église que la patrie, la famille, l'ordre, l'épargne, la moralité. Enfin, ces valeurs, quoique indissociables de la répression, correspondaient à des valeurs réelles, effectivement intégrées, quoique de manière très diversifiée, à la culture des strates sociales ainsi regroupées.

Mais ces valeurs ont perdu leur réalité, leur ancrage dans les cultures particulières et concrètes de l'Italie pré-industrielle, lorsqu'elles sont devenues des valeurs « nationales », dont le partage ne pouvait plus reposer que sur un conformisme d’État. Car ces valeurs ont perdu toute consistance véritable dans l'âme des Italiens ; si elles survivent de façon marginale dans les représentants anachroniques du clérico-fascisme, elles ont été détruites par de nouvelles valeurs, radicalement différentes, issues de l'industrialisation. L'unification italienne repose donc sur un processus paradoxal, au sein duquel des valeurs collectives se trouvent nationalisées, au moment même où elles perdent tout ancrage culturel. Le pouvoir officiel repose donc sur un vide, sur un consensus sur des valeurs qui ont perdu toute réalité. Pour Pasolini, cette situation suggère un parallèle inquiétant avec l'Allemagne pré-hitlérienne, au sein de laquelle l'industrialisation massive s'est également accompagnée d'une destruction radicale de tous les idéaux culturels particularisés.

Cette situation paradoxale s'est traduite, selon Pasolini, non par un divorce entre la conscience et le comportement extérieur des individus (divorce que pouvait produire le fascisme, qui avait su, par la répression, obtenir des individus une soumission extérieure, sans pour autant parvenir à coloniser l'espace spirituel), mais au contraire par une dilution de la conscience au sein d'un comportement fondé sur l'imitation d'un mode de vie (consumériste) imposé.

Le fait de rester aveugle à cette métamorphose globale constitue la grande illusion du pouvoir social-démocrate, dont les grimaces sans âme sont les symptômes mêmes du vide sur lequel ils croient pouvoir s'appuyer. Le pouvoir social-démocrate n'est qu'un masque posé sur un vide : le vide du pouvoir traditionnel, un masque qui cache et se cache la mutation du pouvoir au sein de la société capitaliste moderne. Alors même qu'il croit pouvoir prendre appui sur le Vatican, il ne s'aperçoit pas que celui-ci ne tire sa puissance que de son instrumentalisation par le nouveau pouvoir ; alors que le pouvoir croit pouvoir s'appuyer sur une armée nationaliste, il ne s'aperçoit pas que ce modèle militaire est déjà en voie d'être périmé par de nouvelles formes, transnationales, de forces armées ; il croit s'appuyer sur l'instance consacrée de la famille, sans s'apercevoir de la mutation radicale que le nouveau pouvoir lui a fait connaître. En résumé, les hommes du pouvoir croient exercer un pouvoir traditionnel alors qu'ils ne sont que les objets d'un pouvoir nouveau.

Cette mutation fondamentale se traduit dans l'espace de la langue, aussi unifiée nationalement qu'elle devient formelle et vide, coupée de ses sources culturelles de sens et de créativité.

Le visage du pouvoir est donc devenu un masque posé sur un vide, qu'il est par conséquent assez vain de vouloir conquérir (ce qui rend problématique le projet communiste d'accéder au gouvernement) ; quel sera le visage du nouveau pouvoir ? Ou faut-il admettre la possibilité d'un pouvoir sans visage ? (texte 21)

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II. L'intellectuel face au pouvoir

1. Culture et pouvoir : l'ethnocentrisme de l'intellectuel comme faute politique

Pour Pasolini, la tentation de l'intellectuel est toujours de réduire la culture à sa culture, conformément à un ethnocentrisme qui disqualifie les cultures alternatives comme des formes sous-culturelles ; il tend ainsi à identifier « la » morale à sa morale, etc., ce qui l'amène à critiquer et condamner les choix qui se trouvent disqualifiés par sa propre appartenance culturelle (par exemple, le choix du fascisme de la part d'un ouvrier). Il faut détruire cette illusion ethnocentrique pour saisir la culture dans sa pluralité, et ainsi comprendre les choix effectués par les différents membres du corps social – au lieu de les rejeter. Car les choix idéologiques (politiques ou moraux) s'enracinent toujours dans ce terreau culturel, à partir duquel ils prennent sens et qui leur donne une forme déterminée. D'une part, le choix du marxisme ou du fascisme par un individu, ouvrier ou paysan, n'est réellement compréhensible que si on le rapporte à la culture d'appartenance de cet ouvrier ou de ce paysan ; mais plus encore, le sens de ce marxisme ou de ce fascisme, la manière dont ils seront interprétés et mis en œuvre sont indissociables de ce contexte. L'ethnocentrisme n'est pas seulement une erreur théorique, ou une faute morale : c'est une erreur politique, car il est impossible de lutter contre le fascisme sans saisir (et donc, d'une certaine façon, reconnaître) la rationalité, le sens que revêt le choix du fascisme. C'est précisément la colonisation de la culture des masses par le nouveau Pouvoir qui nourrit le pessimisme de Pasolini à l'égard des « choix » qu'effectueront dans l'avenir les membres des catégories populaires. (texte 2)

2. Pouvoir et liberté : le cas de l'avortement

Le conflit entre le combat véritable pour la liberté et la soumission au modèle imposé par le Pouvoir trouve une illustration dans la position adoptée par Pasolini à l'égard de la question de l'avortement ; question dont Pasolini souligne qu'elle est la seule à l'égard de laquelle les radicaux et les démocrates s'accordent à reconnaître la pertinence et la légitimité de l'appel à des considérations propres à la Realpolitik (constat des faits établis, appel au bon sens, etc.) ; la question de l'avortement n'est donc pas envisagée sous l'angle de principes à défendre, mais dans une perspective pragmatique. Or cette dissolution d'un problème éthique au sein d'un réalisme pragmatique est habituellement étrangère à ceux qui défendent aujourd'hui la cause de l'avortement.

Quels seraient ici les « principes réels » qu'il faudrait prendre en compte ? La question est d'autant plus importante qu'il est impossible de substituer à ces principes la voix de la majorité. Comme le souligne Pasolini, dans un contexte démocratique la majorité a toujours tort ; le fondement de la majorité est le conformisme à l'égard d'un modèle dominant qui s'impose de manière répressive ; et c'est encore le cas pour la question de l'avortement. Ce qui fonde en effet le rassemblement majoritaire autour de l'avortement, c'est d'abord sa commodité, notamment par sa capacité à faciliter le coït hétérosexuel, ainsi débarrassé d'un obstacle notoire. En d'autres termes, le rassemblement en faveur de l'avortement repose sur la conformité de l'avortement avec le modèle de vie (centré sur le couple consumériste) imposé par le Pouvoir. Le Pouvoir prône ainsi une liberté qui n'est qu'une libération à l'égard des contraintes (morales, religieuses, etc.) qui s'opposent à ses propres exigences hégémoniques. En ce sens, la « liberté » conquise n'est qu'une nouvelle forme, d'autant plus pernicieuse qu'elle apparaît comme son contraire, de soumission.

Là encore, le caractère imposé de cette pseudo-liberté apparaît dans le fait qu'elle est désormais vécue comme une obligation, génératrice d'angoisse, de frustration et de culpabilité. En outre, cette liberté n'est prônée qu'à l'égard des pratiques qui sont conformes aux exigences du modèle capitaliste : elle concerne ce qui s'oppose au plein épanouissement du couple hétérosexuel (en lequel seul peuvent s'incarner les modèles de liberté et de bonheur capitalistes), mais non les formes alternatives de la sexualité, qui font au contraire l'objet d'une répression accrue, rendue d'autant plus perverse qu'elle aussi avance sous les apparences d'une tolérance officielle.

Lutter contre le Pouvoir, c'est donc lutter contre les formes perverses de libération qu'il promeut : le combat pour la liberté véritable implique la lutte contre les dispositifs par lesquels la domination s'exerce sous les apparences de la liberté.

Et donc de s'opposer à la légalisation de l'avortement.

Cela implique-t-il de renoncer au contrôle par l'homme de sa sexualité ? Le combat pour la liberté implique-t-il de faire cause commune avec les dépositaires anciens du pouvoir, farouchement opposés à toutes les formes de « libération sexuelle » ?

Oui, si l'on considère qu'il faut remettre en cause le caractère réellement libérateur de la « liberté sexuelle », qui est désormais imposée à tous comme une nécessité et une obligation, le domaine sexuel étant lui-même soumis au modèle universel de la consommation (sous la forme, notamment, du « partenaire » sexuel, et de la valorisation du couple comme unité consommatrice de base). Il faut donc démasquer l'aliénation qui menace derrière la libération sexuelle.

Mais cela n'implique aucunement, pour Pasolini, de renoncer à la possibilité d'une maîtrise par l'homme de sa sexualité. Car précisément, il existe d'autres manières de répondre aux problèmes que prétend « résoudre » l'avortement, qui ont pour caractéristique d'être à la fois une reconnaissance du caractère sacré de la vie et compatibles avec toutes les formes d'orientation sexuelle. «  Anticonceptionnels, pilules, techniques amoureuses différentes, une moralité moderne de l'honneur sexuel » : telles sont les solutions que l'on peut apporter, et que l'on doit promouvoir, face aux problèmes que veut résoudre l'avortement – et qui s'opposent résolument aux velléités conservatrices des « clérico-fascistes ». Or ces solutions seraient susceptibles d'une diffusion massive par les médias contemporains (et notamment la télévision).

La question de l'avortement pourrait ainsi redevenir ce qu'elle est réellement, et ce qu'elle doit être pour que soit reconnu le caractère sacré de la vie humaine : une question de conscience, engageant la responsabilité de l'individu face à un acte qui doit demeurer une faute. Le fait qu'elle soit une question de conscience implique pour Pasolini qu'elle ne peut être tranchée in abstracto par une décision institutionnelle ; comme Pasolini l'écrira à Calvino, il s'agit toujours ici de ce corps, de cette mère, de cet enfant à naître. Et la décision responsable est celle qui résulte d'un choix libre, effectué en conscience, et non d'une autorisation légale censée faire disparaître le problème que pose ce choix. (textes 5, 6, 9)

3. Pouvoir et raison : l'instrumentalisation du rationalisme par le Pouvoir implique un humanisme du coeur

Le détournement du « combat pour la liberté » opéré par le Pouvoir, qui le transforme en dispositif de légitimation et de diffusion d'un idéal conforme à ses propres exigences, doit nous rendre attentifs au risque que court aujourd'hui l'intellectuel qui chercherait à mener le combat pour l'émancipation à l'aide de ses armes traditionnelles. Le combat de l'intellectuel éclairé, humaniste du XIX°, héritier des Lumières, était le combat de et pour la raison, contre toutes les formes de contrainte imposées par les autorités (notamment religieuses). Le combat de l'intellectuel était un combat rationaliste, dont l'une des dimensions majeures était la déconstruction des instances du « sacré » au profit de la liberté, de la tolérance, de la laïcité.

Or précisément, le nouveau Pouvoir prend appui sur ces revendications traditionnelles de l'intelligentsia pour promouvoir sa propre domination. Ces revendications, et le projet de désacralisation qui les fonde, risquent donc de devenir, non des instruments de critique et de contestation du pouvoir, mais des dispositifs de légitimation de la domination.

La critique rationaliste du sacré était d'abord une critique de la religion, en tant que celle-ci constituait l'espace privilégié du sacré. Mais ce que sacralise le nouveau Pouvoir n'est plus du tout de l'ordre du religieux, ni même de l'ordre du politique ou de la morale : c'est désormais la consommation seule qui est sacralisée, consacrée comme un rite au sein duquel la marchandise est fétichisée. En menant le combat contre les formes religieuses du sacré, en promouvant le primat de la raison sur le sentiment, le rationalisme joue désormais le jeu du nouveau Pouvoir, en désacralisant ce qui pourrait venir s'opposer à la sacralisation de la consommation.

L'idéologie prônée par le Pouvoir partage avec le rationalisme traditionnel le rejet du religieux et la disqualification du « sentimentalisme », le refus des formes traditionnelles du sacré ; et ce rejet (de même que sa contrepartie « positive », la sacralisation de la consommation) a d'ores et déjà marqué la conscience de tous les italiens du fait de la puissance de ces nouveaux instruments de pouvoir que sont les médias de masse. De ce point de vue, le rationalisme classique est devenu le collaborateur de l'assujettissement, y compris dans ses formes les plus barbares.

Ainsi, la déconsécration irréligieuse et antisentimentaliste de la vie humaine est ce qui favorise la mise en œuvre des massacres politiques, elle est ce qui porte les nouvelles formes de la criminalité. Pour Pasolini, si le monstre du fascisme archaïque devait renaître, il émergerait, non plus d'un choix des forces « irrationnelles » (vie, foi, sentiment) contre les lumières de la rationalité, mais bien du choix de la « rationalité » capitaliste (fondée sur l'argent et la propriété) contre la vie et le sentiment humains. De sorte que le nouvel humanisme de l'intellectuel, pour mener le combat qu'il faut mener, le combat véritable pour la liberté et la dignité, doit se défier de la désacralisation à outrance et faire place aux exigences des raisons du cœur. (texte 7, texte 30)

4. Progrès et développement : que doit vouloir la gauche ?

Le développement, en tant que processus socio-économique caractéristique de la société occidentale contemporaine, est nécessairement promu par les détenteurs du capital industriel, auxquels la technologie a ouvert des possibilités illimitées de création de biens superflus. Mais à cette volonté consciente et délibérée répond l'adhésion irréfléchie des masses consommatrices, aux yeux desquelles le développement (économique) est devenu synonyme d'enrichissement et d'émancipation, et auquel elles ont déjà sacrifié leurs idéaux culturels traditionnels.

Le progrès en revanche, ne renvoie pas à un processus historique, économique et factuel : c'est un idéal, social et politique, que défendent en premier lieu ceux qui subissent les effets du développement : les travailleurs et les exploités, auxquels il faut ajouter les intellectuels « de gauche ».

Pour Pasolini, on ne peut pas davantage opposer développement et progrès qu'on ne peut prétendre les harmoniser. Aux yeux de Marx, le progrès social (l'émergence de la société socialiste) ne peut faire abstraction des conditions économiques sur lesquelles il repose et qui rendent possible son actualisation. Et même en admettant que la révolution communiste puisse précéder, comme en Union soviétique, l'apparition de ces conditions, c'est alors au pouvoir révolutionnaire de mettre en œuvre, comme le voulait Lénine, le développement qui permettra l'instauration de la société communiste.

Or ce développement (comme Staline l'a explicitement reconnu) ne peut que rependre à son compte les attributs principaux du capitalisme bourgeois, fondés sur l'industrie et l'industrialisation ; plus encore, la réalisation de ce développement ne peut s'opérer qu'en entrant en compétition (économique) avec les pays bourgeois industrialisés, ce qui implique de « jouer le jeu » du capitalisme lui-même.

Historiquement, les forces révolutionnaires se sont donc trouvées face à un problème délicat, résultant de la nécessité (apparente?) de mener, au nom même du combat pour le progrès, le combat pour un développement qui semble en lui-même contredire les exigences du progrès.

Mais ce n'est pas à ce problème auquel se heurtent les forces de gauche en Italie, pays au sein duquel aucune révolution n'a permis de gagner la lutte pour le « progrès », et où elle n'est pas du tout en mesure de décider des formes que doit prendre le « développement ». La gauche italienne, si elle veut le progrès, ne peut vouloir que le développement tel qu'il s'incarne dans la vie et les institutions de l'Italie contemporaine ; ce développement qui est précisément celui que promeuvent farouchement les forces politiques auxquelles elle prétend s'opposer.

Les forces progressistes doivent-elles donc vouloir le développement, ce développement ? Pasolini ne tranche pas. Mais il souligne la nécessité de poser cette question comme un problème, ce qui implique de dissocier résolument les concepts de « progrès », tel que peut l'entendre un intellectuel de gauche, et de « développement », qui, lui, ne peut être interprété qu'à la lumière de la réalité factuelle du développement capitaliste.

Pour Pasolini, ce problème n'est pas seulement de l'ordre du dilemme théorique : il est effectivement vécu dans la conscience des masses, conscience déchirée entre ces deux aspects de l'individu-masse que sont le travailleur et le consommateur. En tant que travailleur, l'individu forge une conscience de classe qui le pousse à vouloir le progrès tel que l'entend l'idéologie marxiste ; mais en tant que consommateur, il est traversé, façonné par une idéologie consumériste qui le pousse à la sacralisation du développement. L'individu des masses contemporaines est donc « dissocié de lui-même ».

A cette dissociation répond celle que l'on rencontre dans la conscience des membres de la bourgeoisie traditionnelle, socle du pouvoir clérico-fasciste ; cette conscienc9e est, elle aussi, déchirée entre des exigences contradictoires qui, pour Pasolini, sont symbolisées par la figure de Jésus (telle qu'elle est portée par le Vatican), et le « blue-jeans Jésus », représentants respectifs des formes ancienne et actuelle du pouvoir. (texte 8)

5. L'instrumentalisation de l'intellectuel

Les risques auxquels s'expose l'intellectuel dans ses prises de positions en faveur de la « liberté » sont liés à son instrumentalisation par un Pouvoir qui utilise désormais des revendications « libérales » pour établir les conditions de sa domination. A cet égard, la question de l'avortement, que nous avons déjà évoquée, rejoint celle de la situation carcérale. Pour Pasolini, l'intellectuel doit appeler à une réforme des prisons ; mais il doit rester conscient du fait que ces revendications, dans le contexte actuel, loin de constituer une contestation de la nouvelle forme du Pouvoir, constituent pour lui un support : le Pouvoir a aujourd'hui besoin de la « révolte » des intellectuels de gauche pour faire valoir son propre intérêt. Pour mener le combat qui est le sien, l'intellectuel doit donc à la fois tenir ces revendications et démasquer les travers de la liberté et de la tolérance illusoires prônées par le Pouvoir. Faute de le faire, l'intellectuel ne pourra que faire sienne l'intolérance réelle du Pouvoir. C'est le cas, pour Pasolini, de tous ceux qui appellent à une réforme de la situation carcérale en intégrant à leur discours une dénonciation et un rejet de l'homosexualité (la critique du système carcéral prenant appui sur le fait que les prisons génèrent des pratiques homosexuelles). De tels intellectuels « progressistes » ne font ainsi que renforcer la stigmatisation, le contrôle et la répression, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des prisons. Le véritable progressisme consiste au contraire à déconstruire un refus de l'autre qui fait obstacle à la compréhension de l'autre, de nous-mêmes, et de ce que devrait (et pourrait) être notre rapport à nos semblables. (texte 9)

6. Sociologie et individualité

Pour Pasolini, la disqualification de l'individu opérée par le pouvoir derrière un individualisme de façade se retrouve au sein même des approches promues par l'intelligentsia, dont la « sociologie » repose sur l'exclusion de toute considération de cet individu particulier, au profit d'un savoir statistique, structurel, dont la généralité ne repose que sur une abstraction dangereuse. C'est ce qui rend inaudible le discours de ceux qui, comme Pasolini, appréhendent la réalité à partir d'une expérience vécue, et donc en rapport avec des individus concrets, saisis dans des rapports saisis « existentiellement ». De ce point de vue l'approche sociologique, dans sa prétention même à l'objectivité (générale, neutre, dépassionnée), joue le jeu de la destitution de l'individu et de sa déshumanisation opérées par le pseudo-individualisme du pouvoir. (texte 16) Les individus concrets perdent ainsi leur statut de sujets en devenant objets de la recherche sociologique, qui ne les envisage plus que comme des référents secondaires et accessoires d'un concept (« l'ouvrier », « le jeune », etc.) qui devient ainsi mythique.

C'est ce biais sociologique qui aboutit à une perspective faussée concernant ceux auxquels on veut précisément rendre justice. Dire que la société produit des comportements au sein de la jeunesse qu'elle condamne et sanctionne par la suite est juste, mais il n'est pas juste de légitimer sans discrimination l'ironie et le mépris que ces jeunes manifestent à l'égard de cette société. Pour Pasolini, l'ironie et le mépris ne sont pas des réponses légitimes à un problème lucidement conçu : elles font partie intégrante du problème, en tant que symptômes d'un rapport perverti à la réalité. De même, la critique d'une société qui génère des comportements toxicomaniques est justifiée ; mais cela ne doit aboutir, ni à la justification de la toxicomanie, ni (par conséquent) à l'abandon de toute recherche de thérapies, alors même que l'on aura effectué la critique des thérapies actuellement promues par la société. Enfin, le fait de considérer certains individus comme « irrécupérables » ne doit pas être immédiatement rejeté comme un signe d'exclusion répressive. D'une part, le fait qu'il existe des individus déviants que le système social ne puisse plus conformer à ses exigences, qui ne puissent plus faire l'objet d'une « normalisation », n'a rien d'une impossibilité théorique ; mais plus encore, cette affirmation du caractère « irrécupérable » de certains déviants est moins un geste de souveraineté qu'un acte de reconnaissance de quelque chose qui, chez d'autres formes d'individus « déviants » tels que les politiques ou les intellectuels, appartient à ce qui fait l'essence même de l'individu. Reconnaître à un individu son statut d'« irrécupérable », ce n'est pas nier son humanité, mais reconnaître une forme malencontreuse, déformée de ce qui constitue sa dignité. (texte 17, texte 30)

7. Sociologie et sémiologie : le langage des corps

A une sociologie abstraite, il faut selon Pasolini opposer une sémiologie, qui part de l'expérience vécue des corps en tant que porteurs d'un certain langage. La culture est génératrice de codes, et ces codes induisent des comportements qui peuvent être interprétés comme les signes d'un langage ; étudier les changements intraculturels, les mutations sociales, c'est donc se rendre sensible aux transformations qui s'opèrent dans ce langage – et ce, notamment lorsque le langage lui-même perd son ancrage et sa puissance culturels. (texte 24)

Dans cette optique, c'est précisément l'aphasie verbale qui apparaît comme un langage du corps ; le fait que la parole, la langue cessent d'être le support d'une expressivité créatrice est un signe que le sémiologue doit déchiffrer. La mort des dialectes, la diffusion d'une langue stéréotypée (comme le sont les comportements physiques qui lui sont liés) sont des signes-clé de la métamorphose sociale produite par le nouveau pouvoir. (texte 25)

8. Fascisme et pouvoir : la responsabilité des intellectuels

Pour Pasolini, l'idéologie fasciste à laquelle se réfèrent les auteurs des massacres de Milan ou de Brescia n'est qu'une construction du pouvoir, artificiellement maintenue pour être opposée à la montée du communisme. La responsabilité réelle de ces massacres doit donc être accordée aux instances mêmes qui prétendent condamner une violence qu'elles instrumentalisent, et dont la diffusion n'est rendue possible que par la production sociale d'une personnalité névrotique, notamment au sein de la jeunesse. (texte 18) Mais cette responsabilité du pouvoir implique aussi celle des intellectuels, qui ont confondu la lutte contre le fascisme avec une lutte contre les fascistes, menée avec d'autant plus de vigueur qu'elle servait leur bonne conscience. En d'autres termes, les intellectuels ont adopté à l'égard du fascisme la posture même du fascisme, en naturalisant le fascisme des jeunes, considéré comme une propriété intrinsèque et inévitable, uniquement passible d'une action répressive. En éliminant la contingence du choix du fascisme, ce sont les facteurs sociaux de ce choix (certes irrationnel) qui sont occultés, et donc la possibilité d'un choix autre, qui aurait exigé, non l'exclusion répressive, mais l'échange. Les intellectuels n'ont pas parlé à ceux auxquels il fallait parler ; or l'une des raisons de cette absence de parole nous reconduit au pouvoir. Car l'un des obstacles auxquels se heurte celui qui cherche à discerner celui auquel il doit parler, c'est précisément que ce discernement est rendu impossible par l'indifférenciation radicale à laquelle le pouvoir soumet les masses. Les jeunes « fascistes » qui ont posé les bombes ne sont en rien différents des autres jeunes, ils n'ont pas été conduits à ce geste par une différence intrinsèque, par une appartenance clanique, culturelle ; leur choix du fascisme est au contraire indissociable du génocide culturel opéré par le pouvoir, à sa destruction des idéaux au sein d'un pragmatisme absolutisé. L'acte terroriste n'est pas commis par un individu radicalement dissocié des normes et valeurs véhiculées par la société qu'il agresse : il en est au contraire le représentant, et ce sont encore ces valeurs, en tant qu'anti-valeurs, qu'il affirme dans son geste. (texte 19)

Le péché de l'intellectuel est donc de méconnaître le fasciste, et notamment le jeune fasciste : il est incapable de le reconnaître au milieu de ses semblables, et il se refuse à le reconnaître comme un alter ego dont le choix ne doit pas être renvoyé à une « nature » innée, mais bien à une trajectoire de vie qu'il eût été possible de réorienter, par une parole indissociable d'une écoute. C'est ce défaut de reconnaissance que Pasolini souligne dans les propos de Calvino, qui semble s'enorgueillir de ne pas connaître les jeunes qu'il condamne. (texte 20)

9. Savoir, expérience et autorité

Pour Pasolini, cette importance accordée au langage des corps et cette nécessité de s'adresser aux populations les plus exposées implique le renoncement à la forme de vie classique et bourgeoise de l'intellectuel. L'intellectuel doit sortir du cadre que lui prescrit son statut même d'intellectuel. Pour Pasolini, ce qui confère une valeur à sa propre pensée est le fait qu'elle n'est pas seulement le résultat d'une élaboration intellectuelle, mais bien le fruit d'une expérience vécue au sein d'un monde qui n'est pas le monde de l'intellectuel. (texte 26) Cette dimension « existentielle » du savoir réduit la dimension spéculative, objective, « dépassionnée » du discours de l'intellectuel ; mais cette réduction même déjoue les pièges d'un fatalisme (collaborationniste) en faisant passer le discours critique sur la réalité à l'expérience d'une réalité vécue comme inacceptable. Aux yeux de celui qui considère intellectuellement la réalité, elle peut n'être justiciable que d'un cynisme désabusé (dont la tolérance bienveillante peut être le masque socialement autorisé, compatible avec la posture de « l'intellectuel ») ; mais pour celui qui l'expérimente dans son corps même, la déshumanisation des individus induite par le nouveau pouvoir est une violence insoutenable. (texte 28)

Et certes, en sortant des limites prescrites par le statut d'intellectuel, on remet en cause les facteurs qui légitiment le savoir de l'intellectuel en tant que discours d'autorité. Mais c'est justement cette posture d'autorité que récuse Pasolini ; l'intellectuel n'est pas celui qui est dépositaire d'un savoir issu d'une démarche théorique et dont il devrait diffuser les résultats au nom d'une compétence. Il n'est pas un expert mandaté par le pouvoir, ni le porte-parole de la caste des intellectuels. La seule fidélité authentique est celle qui lie l'écrivain à celui auquel il s'adresse, et non celle qui exige de lui qu'il joue le jeu de sa caste ou qu'il serve les intérêts de ceux qui lui confèrent un statut et une légitimité sociale. (texte 27)

C'est cette fidélité qui constitue la véritable liberté d'opinion : car l'intellectuel n'a pas de position à défendre, autre que celle que semble exiger de lui sa responsabilité perpétuelle à l'égard du lecteur. Si l'intellectuel est un hérétique, insoumis à toute autorité, il doit toujours être disponible à l'hérésie à l'égard de lui-même, de son propre discours ; c'est précisément lorsque l'intellectuel refuse de se laisser convaincre pour ne pas porter tort à ce « personnage » qu'il tend nécessairement à devenir, qu'il se prend lui-même comme « autorité ». (texte 29, texte 30)

10. Ce que doit être l'antifascisme des intellectuels, et ce qu'il ne doit pas être

Pour Pasolini, la lutte contre le fascisme doit donc quitter le terrain de la lutte traditionnelle contre le fascisme ancien, pour combattre le fascisme nouveau du nouveau pouvoir dont la consommation est le symbole. En restant prisonnier de luttes inactuelles, les intellectuels sont triplement coupables : ils mènent un combat sans enjeu (et donc sans risques réels) en se donnant bonne conscience, ils se dérobent au combat qu'ils devraient mener et au public auxquels ils devraient parler (et notamment la jeunesse), ils apportent leur caution aux nouvelles formes de domination.

Le fascisme « fasciste », le fascisme de Mussolini, est définitivement révolu, parce qu'il est incompatible avec les structures-clé de la société actuelle. Un Mussolini actuel n'aurait aucune chance de parvenir au pouvoir, non parce que ce qu'il dit est absurde, mais parce que son discours serait politiquement détruit par les nouveaux médias de masse tels que la télévision. Ce qui faisait l'efficacité des discours de Mussolini reposait sur les caractères de la foule d'un meeting, et non sur ceux d'une masse de téléspectateurs. Le combat des intellectuels contre le fascisme ancien s'adresse donc à un épouvantail que le nouveau pouvoir a déjà enterré.

C'est justement contre le pouvoir qui rend le fascisme impossible que le véritable antifascisme doit se tourner. Car ce nouveau pouvoir propre à la société de consommation secrète une nouvelle forme de fascisme, beaucoup plus radicale que la précédente. Le fascisme de Mussolini pouvait revêtir les hommes (et les jeunes) d'un uniforme ; mais cette uniforme n'était, précisément, qu'un vêtement extérieur, obtenu par contrainte ; le nouveau fascisme produit une uniformisation de l'intériorité, elle enrégimente l'âme même de ceux qu'elle vient posséder, en détruisant les idéaux culturels et en leur substituant un modèle imposé par la classe dominante. C'est ce fascisme-là qu'il faut combattre, parce qu'il correspond une forme plus radicale de violence. Violence psychologique, dans la mesure où il repose sur un viol et un génocide culturels ; mais violence physique également, car les nouvelles formes de violences (comme le massacre de Milan), loin d'être une contestation de ce pouvoir, en sont au contraire des émanations qu'il instrumentalise : l'extrémisme « de droite » n'est qu'une variante de l'extrémisme « de gauche » tel qu'il avait été conçu par le pouvoir, dont l'antifascisme actuel n'a pas d'autre but que l'anticommunisme d'hier. De sorte que mener le combat anti-fasciste d'hier, c'est soutenir la cause du fascisme d'aujourd'hui. texte 23)

 

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