Le démonique

Le démonique

Un apport à l'interprétation de l'histoire

(1926)

Tillich aurait dit que, si jamais on voulait brûler tous ses écrits, il souhaitait qu'on épargne au moins celui sur le démonique ; et quand il rappelle ses premiers essais, vers la fin de sa vie, Tillich place cet article immédiatement après les deux premières conférences de Berlin, comme autant d'étapes décisives pour lui sur la voie de la connaissance (cf. Introduction p. 15). Et en effet, si l'objet de l'article est bien le concept de démonique, l'analyse de ce concept lui attribue une place telle dans le système théologique de Tillich qu'il en va de bien autre chose que d'une simple question de sémantique.

La confrontation au démonique

Le démonique n'est pas un objet de discours comme un autre ; c'est ce que commence par indiquer Tillich qui insiste (alors qu'il n'est pas coutumier de la "dramatisation" de sa propre démarche intellectuelle) sur l'épreuve que représente toute confrontation, même théorique, avec le démonique (texte 1).

Démonique et art primitif : la "forme contre-nature"

C'est par l'analyse du champ de l'art primitif (nous dirions aujourd'hui : des arts premiers) que Tillich débute son analyse ; selon lui, ces oeuvres manifestent l'expression d'une force qui, tout en surgissant de l'organique, vient briser les formes naturelles de l'organique, donnant ainsi naissance à une sorte de "forme anti-naturelle", de difformité à l'esthétique paradoxale. Ces oeuvres attestent ainsi l'existence d'une force qui vise la destruction de la forme, tout en aboutissant elle-même à la création d'une forme contre-nature. Pour Tillich, cette force s'enracine dans l'espace global du démonique, dont elle illustre le mouvement propre. (textes 2)

Démonique et culture

Tillich étend ensuite son propos à l'analyse d'exemples empruntés à l'histoire des religions ; ces exemples, qui font penser à ceux qu'étudie  Bataille à la même époque, font à leur tour apparaître le propre du démonique en tant que destruction créatrice de forme, mouvement contraire à la forme qui, dans son opposition même, est générateur de formes. Cette analyse permet à Tillich d'esquisser une typologie des démonismes économique, politique et religieux. Tillich généralise alors le champ du démonique en tant qu'espace global de la culture. (textes 3)

Démonique et satanique

Tillich différencie le démonique, fondé sur une tesion entre dréation et destruction de formes, et le satanique, qui n'en constitue que le moment négatif, destructeur. Pour Tillich, le satanique n'est en réalité qu'un moment du démonique abstrait par la pensée, dans la mesure où le satanique pur n'a aucune consistance ; il ne pourrait se manifester qu'en prenant forme, de façon créatrice, ce qui le détruirait en tant que satanique. Le satanique est donc par essence ce qui ne peut être concrétisé. D'un point de vue ontologique, "Satan" n'est que "le principe négatif inhérent au démonique" (texte 4).

La nature dialectique du démonique

Le concept de démonique, construit sur la tension entre création et destruction, sur l'unité des frorces destructrices et créatrices, est donc intrinsèquement dialectique. Le démonique trouve sa positivité dans sa négativité même (quand il détermine le destin en détruisant les formes instituées), et inversement, c'est dans sa positivité qu'il se révèle comme négatif (quand il pousse l'homme à créer ce dans quoi il s'aliène, ou à transgresser les limites de sa propre forme). (texte 5)

Démonique et ontologie

Dans le démonique, la destruction de la forme ne provient pas d'une imperfection de la forme ou d'une cause extérieure, mais de l'origine de la forme elle-même, de son fondement. Comprendre le démonique, c'est donc adopter un questionnement métaphysique qui interroge le fondement ontologique de l'étant. Ce fondement n'est, précisément, pas un "fondement", mais une profondeur, qui porte à la fois les choses et la pensée qui les interroge : cette profondeur n'est donc pas justiciable d'une détermination rationnelle, la pensée ne pouvant prendre et poser comme objet ce qui constitue sa propre origine. Ce fondement abyssal ne s'épuise pas dans les choses qu'il porte à l'existence (sans quoi nous pourrions légitimer le projet d'une approche rationnelle de l'Être de tout étant, par laquelle serait restituée l'enchaînement nécessaire qui conduit de l'Être à l'étant), ce qui en détruirait la transcendance, l'altérité radicale. Mais les choses qui peuvent entrer dans le champ de notre considération participent elles-mêmes de ce fondement et de cette profondeur : interroger l'origine et le sens des choses, ce n'est donc pas basculer dans le puits sans fond de la profondeur abyssale ; interroger le sens de la pensée et du monde, ce n'est pas s'effondrer dans l'absurdité du néant. C'est envisager la profondeur abyssale de tout être, de toute forme, les considérer comme ce en quoi s'exprime la plénitude d'un sens qui vient en briser la finitude : c'est envisager la profondeur abyssale des choses comme un "feu dévorant". (texte 6)

Le démonique comme tentation de l'existant : devenir Dieu

Ce qui caractérise le démonique, ce n'est donc pas qu'il manifeste le surgissement du fondement abyssal dans la forme créée : cette manifestation correspond bien plutôt au divin. Ce n'est pas non plus qu'il serait pure destruction des formes, ce qui définirait le satanique (lequel se détruit lui-même en tant qu'il doit prendre forme pour se manifester). Le démonique correspond à la tentation des choses à "réaliser en soi comme individu l'infinité active de l'être", de réaliser en soi la profondeur abyssale, ce qui conduit à la destruction de leur propre forme. Le démonique est donc en ce sens "l'irruption, contraire à la forme, du fondement créateur des choses." (texte 7)

Démonique et spiritualité

Pour Tillich, c'est le domaine spirituel qui est le lieu privilégié du démonique : ce qui détruit la forme devient "contradiction spirituelle" de l'être qui, mû par les forces originelles et vitales, refuse toute clôture, incapable de saisir son être spécifique comme sa propriété. C'est pourquoi l'art, pour représenter le démonique, mobilise les formes de l'animalité soustraite à la maîtrise de la forme humaine spirituelle ; mais là encore la dialectique du démonique se maintient, das la mesure où cette régression vers l'animalité se réalise dans l'esprit même : c'est donc la "distorsion animale de l'esprit" qui symbolise le démonique, dans laquelle s'articulent création et destruction, infra-culturel et culturel. (textes 8)

Grâce et possession

Cette dialectique est illustrée par Tillich par le rapport de la possession à la grâce, rapport auquel la conscience rationnelle reste étrangère. Dans la grâce et dans la possession, l'être est investi-brisé par les forces issues de la profondeur abyssale qui jaillisent en lui, parviennent à la conscience en brisant la forme instituée. Mais alors que dans la grâce ses forces sont unies avec la forme la plus élevée, dans la possession elles s'y opposent. Alors que la grâce porte l'être vers la forme supérieure, la possesion détruit la personnalité. La grâce est une élévation vers la plénitude du sens, la possession est une chute dans l'absurde ; on pourrait ainsi dire que, si la grâce est destruction créatrice, la possession est création destructrice. La possession, contrairement à la conscience rationnelle, se définit bien par rapport au divin, mais comme un divin qu'elle refuse et qui est pour elle un objet d'angoisse. (textes 9)

Démonique et inconscient

Pour Tillich, le lieu de surgissement du démonique est l'inconscient, dont les deux pôles-forces sont le désir érotique et l'instinct de puissance. Le démonique s'affirme lorsque les forces de l'inconscient surgissent de manière à s'assujettir la conscience sous la forme de créations essentiellement destructrices de la personnalité (à la manière de la psychose jungienne). (texte 10) La dualité conscience / inconscient n'est donc pas capable à elle seule de ressaisir le mouvement dialectique du démonique (ou du divin), qui semble exiger la position d'une "troisième catégorie" qui ne peut en être ni la somme, ni la synthèse. (texte 11)

Le démonique social

Tillich procède alors à un élargissement que l'on pourrait dire platonicien : c'est en examinant le démonique dans l'espace social que l'on peut mieux appréhender sa nature ; cet élargissement n'exige pas le renoncement aux catégories psychologiques, mais bien le recours aux concepts de la psychologie sociale : car ce sont les mêmes forces qui sont à l'oeuvre dans le démonique individuel et dans le démonique social qui, lui aussi, ne peut être caractérisé par le simple "surgissement" du désir érotique ou de l'instinct de puissance : c'est bien dans la création (spirituelle) destructrice que gît le démonique.

C'est donc bien encore la "possession", et notamment la possesion liée à l'espace sacré, qui symbolise le démonique social. Mais le sacré n'est pas le seul espace d'expression du démonique. Dans la mesure où l'ensemble de l'espace culturel repose sur la dialectique qui le fonde, chaque espace de la culture est lié au démonique comme à l'une de ses possibilités intrinsèques ; et ce, que la forme culturelle se rapporte consciemment ou non à la profondeur abyssale. De même que le démonique ne se définit pas, dans la sphère individuelle, par un "manque de forme", c'est bien dans l'émergence d'une forme destructrice que réside le démonique social. Interroger le démonique propre d'une société, c'est donc se tourner, non vers ce qui en elle est chaotique, mais au contraire vers ce qui constitue sa forme la plus élevée. Ce que vient détruire le démonique social, c'est la "personnalité" sociale, l'ordre social qui porte la personnalité individuelle. Le démonique social est ainsi destruction de la personalité individuelle par une forme sociale destructrice.

Ce n'est plus à la grâce que s'oppose ici la possession sociale, mais au sacrifice. De même que dans le sacrifice, la possession implique ici l'anéantissement de l'individu au nom de la communauté. Mais alors que le sacrifice est un geste de liberté, par laquelle la personnalité individuelle affirme sa maîtrise d'elle-même, au nom d'une revendication socialement fondée, le démonique social se définit par l'instrumentalisation de la puissance des institutions en vue de la destruction. "La force démonique de l'Etat, de l'Eglise, de l'économie est évidente là où le caractère sacré de ces formes sociales, leur droit au sacrifice, est utilisé de façon destructrice." Ce n'est alors pas seulement à la destruction du fondement physique de la personnalité individuelle que l'on aboutit, ni à celui de la personnalité : ce sont bien les institutions elles-mêmes qui se trouvent détruites, par l'ébranlement de la foi en leur caractère sacré. (textes 12)

Démonique, tentation et péché

Le démonique peut donc être appréhendé de deux manières : soit en tant que moment, dimension  de l'acte créateur, mais alors il n'apparaît pas, ne se manifeste pas comme démonique. Soit en tant que démonique comme tel, comme puissance de destruction, et dans ce cas il apparaît comme ce qui est "contraire à l'essence", ce qui l'apparente au péché. (texte 13)

C'est à partir du démonique qu'il faut comprendre la tentation, en tant que force positive qui n'est tentation que dans la mesure même où elle est force créatrice (et non faiblesse devant la concupiscence, etc.) Qu'il s'agisse de la chute des anges ou de celle d'Adam, c'est toujours la tentation d'être soi-même comme Dieu qui constitue la tentation. (texte 14)

Cette relecture du péché à la lumière du démonique conduit à une conception non moraliste du péché, dans la mesure où elle le détache de l'espace strict de la personnalité libre, dans lequel elle trouve pourtant sa réalisation : le péché en tant que manifestation du démonique participe à la fois des couches infra-conscientes de la personnalités, et des couches supra-personnelles de l'espace social. (texte 15)

Péché et démonisation de Dieu

Le démonique est donc défi, défiance à l'égard du divin. Mais cette défiance conduit elle-même à une démonisation du divin, qui n'est plus saisi que comme juge et destructeur, comme colère ou néant. En ce sens, le démonisme est toujours démonisation de Dieu, et la lutte contre le démonisme est une lutte contre cette démonisation, lutte pour le Dieu en vérité contre le dieu démon. Celui qui fait l'expérience de cette rencontre avec un dieu démonique, qui est nécessairement expérience du désespoir, la divinité de Dieu ne peut plus apparaître que comme paradoxe, grâce dont il est impossible de rendre raison (c'est bien spur l'expérience de Luther qui costitue ici le paradigme "didactique"). (texte 16)

Histoire et eschatologie

Selon Tillich, un récit historique ne peut prétendre être véritablement pris au sérieux que s'il rapporte la série contingente des événements à l'inconditionné, et donc à l'événement (ou aux événements : création, chute, fin des temps, etc.)  par lesquels l'inconditionné se temporalise, entre dans l'histoire, fait advenir l'histoire : c'est ce que l'on pourrait considérer comme l'élément mythique de toute interprétation de l'histoire. Mais dans les interprétations rationnelles de l'histoire, cet élément mythique est naturalisé, détranscendantisé. Cette histoire immanentisée reste ainsi aveugle à la dimension démonique de la création historique, à la contradiction interne qui marque tout être dans son rapport à l'essence. Le "progrès" est la version immanentisée, désymbolisée d'une histoire dont l'achèvement n'est plus symbole utopique. L'instant historique disparaît alors dans un continuum homogène infini, au lieu d'apparaître dans sa tension avec l'éternel ; or c'est cette tension qui fait de l'instant le lieu de la décision, au croisement du divin et du démonique.

Ce n'est donc qu'en tant qu'elle apparaît comme histoire du Salut, eschatologie, que l'histoire, se rapportant à l'Inconditionné, trouve elle-même un sens inconditionnel. Mais cette dimension eschatologique ne doit jamais être ressaisie à la surface même du récit historique, pas plus qu'elle ne doit être mobilisée à titre de principe herméneutique. La profondeur de l'histoire ne peut être posée comme une donnée historique : elle ne peut que transparaître comme la profondeur même des phénomènes sensibles qui constituent le seul objet du discours. Tout phénomène peut devenir symbole pour cette vision de la dimension eschatologique de l'histoire, mais ce symbole ne devient conscient que dans les formes culturelles (religieuses, philosophiques, artistiques...) caractéristiques d'une époque, qui apparaissent comme des moments dans le combat du divin et du démonique, auquel chacun, qu'il le veuille ou non, doit prendre part. (textes 17)

Dialectique démonique de la mystique

L'une des formes de lutte contre le démonique est la forme mystique. Qu'il s'agisse de la mystique indienne ou de celle du néoplatonisme, on y trouve une lutte contre la matière, identifiée comme l'élément de l'existence qui s'oppose à l'essence. La lutte contre le démonique est alors tentative de suppression de la matière, lutte ne peut aboutir (à l'exception de quelques rares états extatiques) qu'à une suppression de l'existence elle-même et de ses formes ; par où l'entreprise mystique possède elle-même un élément démonique, ce qu'illustrent les formes (notamment ascétiques) qu'elle peut prendre et qui peuvent être destructrices aussi bien pour la personalité que pour la communauté. (texte 18)

Démonisme et dé-démonisation

L'autre forme, non religieuse, de lutte contre le démonisme est la profanisation qui,  avec les armes de la rationalité, s'oppose à la fois au démonisme et au divin. L'Aufklärung n'a pas seulement libéré les hommes de la peur des démons : elle a aussi détruit la dimension proprement transcendante du réel, elle a occulté son lien avec l'inconditionné. La profanisation a ainsi conduit à une destruction de l'espace du sacré, levant tous les tabous qui s'opposaient à une marche illimitée de la raison. Mais le revers de cette possibilité illimitée est sa confrontation avec le constat de sa non-réalisation, qui fonde la dimension pessimiste de la dé-démonisation... et qui constitue don démonisme propre, quand elle donne une forme à ce qui dans le réel vient s'opposer à la pleine réalisation de la rationalité : ainsi Kant est-il amené à réaintroduire le concept de "mal radical", qui ouvre la voie aux perspectives démonico-pessimistes de l'idéalisme allemand. (texte 19)

Le démonique, la tragédie et le drame

L'espace de la tragédie est intrinsèquement démonique. Dans la tragédie antique, l'élément démonique domine dans le destin, auquel vient s'opposer la personalité héroïque ; ce conflit conduit à la mort du héros tragique (c'est son destin), mais cette mort ne triomphe pas de sa liberté éthique : les forces du destin restent étrangères au centre de la personalité spirituelle (Oedipe meurt du fait d'une faute qu'il a certes commise mais dont il n'est en rien responsable) : "l'autonomie héroïque s'élève contre l'hétéronomie démonique". Pour Tillich (qui n'est d'ailleurs pas le seul à émettre cette thèse) , il n'existe pas à proprement parler de tragédie chrétienne. Ce qui s'y substitue est le drame, qui ignore l'hétérogénité de la faute et de la responsabilité : il n'y a pas de "culpabilité ojective" dans le drame shakespearien. C'est alors l'interdépendance entre destin et décision, telle qu'elle s'illustre dans la doctrine chrétienne du péché originel, qui fonde le drame. La faute commise par le "héros" dramatique est bien sa faute, et elle est faute envers l'ordre supérieur qui s'en trouve lèsé et le juge ; mais l'objet du jugement n'est plus la faute en tant qu'acte immoral : ce qui se trouve jugé et brisé, ce sont les forces démoniques surgissant dans l'individu, qui font sa grandeur créatrice... et le mènent à la destruction (MacBeth). Il subsiste donc bien un élément démonique dans le drame occidental moderne ; mais, à la différence de celui de la tragédie antique, il n'a plus de consistance propre dans la réalité : il ne peut se réaliser que dans et par la décision individuelle. (texte 20)

Démonique et politique : la dimension religieuse du combat politique

Pour Tillich, cette conception du démonique le fait apparaître comme une force qui ne peut être combattue ni par le "progrès", ni par une révolution. Le démonique ne peut être vaincu que par "la création et la grâce". Le combat politique devient alors l'une des formes d'un combat plus profond, que chaque culture doit livrer contre son propre démonisme : il est ressaisi comme dimension du combat fondamental contre "les esprits et les puissances", soit contre les forces à l'oeuvre dans les formes culturelles qui, voulant incarner l'inconditionné, prétendant elles-mêmes à l'absoluité, deviennent porteuses de formes destructrices de la personnalité et de la communauté. (texte 21)

Une forme actuelle du démonisme : la rationalisation

Pour Tillich, la désacralisation du monde est toujours l'envers de sa rationalisation, c'est-à-dire "l'appréhension des choses par la réduction en leurs éléments et leur synthèse sous la loi." Cette considération des étants, appropriée au rapport sujet-objet (et dont  le caractère porteur et créateur pour l'histoire occidentale moderne est évident), est elle-même démonique en ce qu'elle exprime et institue un rapport au monde qui est un rapport de domination. La rationalisation du réel, qui se justifie elle-même comme processus infini, aboutit à un viol des choses par lequel se trouve nié tout ce qui en elles est vie, maîtrise. La rationalisation détruit ainsi toute communauté entre l'homme et le réel, en éliminant ce qui, dans l'acte de connaissance, suppose l'amour du connu. La rationalisation illustre donc parfaitement le principe du démonisme : "ce qui porte est en même temps ce qui détruit". (texte 22)

Les formes actuelles du démonisme : capitalisme et nationalisme

Le démonisme de l'époque actuelle se traduit également, dans l'ordre économique, par le capitalisme et, dans l'ordre politique, par le nationalisme ; le second est toujours en partie opposé au premier, auquel il est cependant voué à succomber (théoriquement et pratiquement). Pour Tillich, le capitalisme repose moins sur un processus de "destruction créatrice" (Schumpeter) qu'il n'est en lui-même création destructrice, matérielle et spirituelle, individuelle et collective. "Il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que la forme d'économie capitaliste possède au plus haut point le caractère porteur, créateur et transformateur qui appartient au démonique, et que cette force est en même temps liée à un caractère destructeur d'une horrible puissance." Là encore, une juste appréhnension du démonique détache le capitalisme d'une interprétation moralisatrice, aboutissant à une dissociation des caractéristiques techniques du capitalisme, et de sa mise en oeuvre par un homme invinciblement porté au mal. Ce qui est créateur dans le capitalisme ne peut être détaché de son caractère destructeur : c'est ce qui lui donne sa puissance, son caractère inexorable et totalitaire, face auquel tout discours moralisateur échoue nécessairement.

L'enjeu que représente pour sa part le démonisme politique que constitue le nationalisme est d'autant plus décisif que, pour Tillich, il est le seul à pouvoir s'opposer au capitalisme (à la différence de tous les pacifismes, mystique, bourgeois ou prolétaire), dont il brise constamment la rationalité ; le nationalisme donne une dimension mystico-biologique à la communauté, il donne des aliments concrets à l'exigence de sens, il préserve un espace sacré. Mais là encore, c'est dans ce caractère porteur et créateur du nationalisme que gît son démonisme : dans l'image mythique (mystificatrice) que la communauté se donne à elle-même, dans sa négation violente des autres communautés. Mais plus encore, l'élement démonique du nationalisme se fonde dans sa soumission (en dernière instance, dirait Marx) au capitalisme : c'est cette soumission (plus que leur chauvinisme agressif) qui conduit les nations à la guerre mondiale. Les groupes porteurs de l'un et l'autre démonisme sont les mêmes, et leurs membres sont moins déterminés par des tentations démoniques (économiques et politiques) personnelles, que par la structure démonique du capitalisme. (textes 23)

Démonisme et espérance

De ce qui précède, on peut conclure qu'il n'existe aucune stratégie, aucune technique permettant de vaincre le démonisme. Le problème du démonisme ne peut être résolu par la mise en oeuvre de moyens puissants et efficaces, ce qui constitue justement le démonique de notre temps. Le démonisme ne peut être brisé que par la grâce. De façon pus générale, toute certitude est ici démonique : qu'il s'agisse de la certiude concernant les voies à suivre, ou de leur point d'aboutissement, de la victoire finale. La seule "certitude" que nous pouvons avoir est d'ordre eschatologique : "le démonique est vaincu dans la réalité éternelle", dans laquelle il (ne) correspond (qu') à la profondeur du divin. Cette victoire sur le démonique n'appartient pas à l'histoire, au sein de laquelle nous ne pouvons que prendre part au combat par les décisions que nous prenons en portant nos regard vers l'Eternel.

Télécharger la sélection :

Le démonique,  un apport à l'interprétation de l'histoire

 

Retour à la page précédente (Tillich)