L'artiste et l'artisan (2)

 

 

Nous savons maintenant ce qui permet de conjoindre production artisanale et création artistique : toutes deux s'enracinent dans l'observation et la connaissance du réel, toutes deux reposent sur un travail par lequel l'homme cherche à satisfaire de la meilleure façon possible les contraintes techniques liées à son projet. Ce qu'il nous faut à présent déterminer, c'est ce en quoi l'artiste diffère de l'artisan : qu'est-ce qui permet de séparer production artisanale et création artistique ? Ou plutôt (nous verrons l'enjeu de cette distinction un peu plus tard) : comment distinguer la dimension artistique de la dimension proprement artisanale d'une production humaine ?

Pour répondre à cette question  nous avons appris sur le second texte d'Alain. Dans ce texte, Alain caractérise la démarche de la production artisanale par le fait que l'artisan élabore le concept, l'idée de l'objet avant d'en effectuer la production.

"Essence & Existence", une toile de Danny Sillada

On peut illustrer ce point (que nous avons déjà croisé avec Marx) par le travail de l'ingénieur. Il est clair qu'un ingénieur ne va pas lancer le processus de production avant d'avoir complètement élaboré le concept de l'objet, la description détaillée de toutes ses caractéristiques. Le point de départ de l'ingénieur, c'est le cahier des charges, qui contient toutes les exigences auxquelles doit satisfaire l'objet (coût, fonctionnalités, taille, temps de production, matériaux utilisés, etc.) L'ingénieur élabore son concept en cherchant à maximiser la satisfaction de ces exigences : on pourrait donc dire que le travail de conception repose ici sur un calcul d'optimisation des contraintes. Le "génial ingénieur" (selon l'expression de Boris Vian) est celui qui sait inventer un concept d'objet qui permet de répondre de façon satisfaisante à toutes les exigences du cahier des charges.

En revanche, une fois que l'idée de l'objet, la représentation de l'objet, est construite (ce qui inclut la planification des étapes que l'on devra suivre pour produire l'objet), on peut lancer le processus de production, qui aboutira à un nombre indéfini d'exemplaires identiques.

Un robot est une production artisanale-industrielle : tous les exemplaires élaborés à partir du même concept sont donc rigoureusement identiques ; quoique...    (Scène du film "I, Robot", fondé sur les nouvelles d'Isaac Asimov)

Bien. En quoi cette démarche se différencie-t-elle de celle qui caractérise la création artistique ? Pour Alain, dans la création artistique, l'idée de l'oeuvre ne préexiste pas à l'oeuvre : elle lui est contemporaine. L'artiste n'élabore pas d'abord une représentation complète de l'oeuvre (une image mentale du tableau, du poème, de la statue, etc.) qu'il réaliserait ensuite : l'invention est simultanée à la production. Cette simultanéité doit se comprendre comme un jeu d'alternance entre l'observation et la tranformation de la matière par l'artiste ; nous retrouvons ici ce que nous avions énoncé à la page précédente : le point de départ de l'inspiration artistique, c'est toujours l'observation du matériau. De sorte que l'artiste observe, puis transforme ; mais cette transformation exige elle-même une nouvelle observation, qui servira de point d'appui pour une nouvelle transformation, etc. C'est le sens qu'il faut donner à cette affirmation-clé d'Alain selon laquelle "l'artiste est spectateur de son oeuvre en train de naître". Il ne s'agit évidement pas d'une simple passivité de l'artiste s'émerveillant de ce qui surgit sous sa plume ou son pinceau. L'idée est que, de même que le peintre doit toujours à nouveau contempler son tableau inachevé pour trouver l'inspiration qui lui permettra de le poursuivre, le poète doit se réciter son poème en gestation pour "trouver la suite".... ou ce qui cloche. Car ce jeu de miroir entre l'observation et la transformation ne conduit pas à une production linéaire, où la toile se remplirait peu à peu, où les vers s'ajouteraient aux vers. Poursuivre la création, c'est aussi détruire ce qui avait été effectué, effacer ou déplacer une forme, supprimer ou modifier une rime, etc.

A cet égard, le film réalisé par Clouzot (un réalisateur que nous avons déjà croisé, celui de "La prisonnière"...) est très intéressant. Clouzot a filmé Picasso en train de peindre, en utilisant un procédé technique permettant de saisir l'image "arrière" du tableau, ce qui permet d'assister à la genèse sans perturber le peintre. Ce film, intitulé "Le mystère Picasso" met bien en lumière la manière les deux thèses que nous venons de proposer :

     1) Le peintre ne sait manifestement pas, au départ, à quoi ressemblera précisément le tableau final

     2) Le tableau ne cesse de se transformer (et non de se "compléter") au cours de son élaboration.

Le film de Clouzot comporte plusieurs réalisations de Picasso ; vous pouvez prendre le temps de visionner cet extrait, qui est assez illustratif de la démarche de création artistique selon Alain.

 

 

Il ne faut donc pas se laisser abuser par la formule de Cyrano de Bergerac, affirmant :

Eh bien! écrivons-la,

Cette lettre d'amour qu'en moi-même j'ai faite

Et refaite cent fois, de sorte qu'elle est prête,

Et que mettant mon âme à côté du papier,

Je n'ai tout simplement qu'à la recopier.

Il ne s'agit pas là de création artistique selon Alain : l'oeuvre n'est pas la réalisation matérielle d'une idée déjà totalement aboutie. Cyrano (le pauvre !) est en train de faire de l'artisanat, pas de la poésie.

Un très, très bon interprète de Cyrano : Jacques Weber

Le fait que, dans l'oeuvre d'art, l'idée de l'oeuvre naisse au fur et à mesure de sa production a une conséquence qu'Alain souligne : c'est qu'il ne saurait y avoir deux oeuvres d'art identiques. En effet, si chaque nouvelle production est une nouvelle invention, alors chaque oeuvre d'art sera nécessairement unique. On retrouve donc ici la différence entre le peintre (artiste) et le copiste (artisan) : le copiste sait déjà, au départ, à quoi ressemblera précisément son tableau final ; le peintre ne le sait pas. le copiste peut  réaliser 20 copies identiques du même tableau ; le peintre ne le peut pas. Chaque nouvelle réalisation est une nouvelle création : c'est ce qui apparaît de façon particulièrement claire chez les artistes qui ont été fascinés par un élément du réel, et qui en ont tenté mille représentations. C'est le cas pour Monet et la Tamise (ou les nénuphars de son jardin de Giverny, jardin dont il a lui-même réglé la construction pour pouvoir ensuite le peindre), ou pour Cezanne et la Montagne Sainte Victoire. On ne compte plus les tableaux de Cezanne qui représentent cette montagne, en face de laquelle il avait loué son atelier. Et pourtant, chaque toile est une oeuvre unique : à chaque nouvelle oeuvre, l'artiste "relance" le processus d'observation / transformation, le dialogue avec l'oeuvre qui, comme tout dialogue véritable, ne peut jamais se produire deux fois de façon identique. Le peintre peut peindre 1000 fois le même  modèle ; mais il ne peut peindre deux fois le même tableau.

Voici 8 toiles : elles sont toutes de Cezanne ; elles représentent toutes la Montagne Sainte Victoire.

 

On peut d'ailleurs remarquer que ce que nous venons de dire du peintre vaut également, non seulement pour le compositeur, mais aussi pour le musicien. On pourrait penser que ce dernier a bien du mal à se conformer au principe d'unicité d'Alain : ce qu'il doit jouer (sauf improvisation) n'est-il pas entièrement déterminé par la partition qu'il doit suivre ? En fait, non. Pour l'artiste musicien, chaque nouveau parcours de l'oeuvre est  une nouvelle interprétation  de l'oeuvre, et l'on aurait tort de considérer que la marge d'action laissée à l'interprète dans le domaine musical est restreinte. Les grands solistes, les grands chefs d'orchestre ont plus d'une fois bouleversé la manière de jouer et donc d'entendre  une oeuvre ; et là encore, jamais un même interprète ne pourra produire deux fois la même interprétation. Et, s'il le fait, c'est que la démarche créative qui était la sienne s'est déjà dissoute dans l'ordre de la reproduction technique (artisanale) : ce qui n'est pas sans évoquer la déception que l'on ressent parfois lorsque, lors d'un concert "live", l'artiste effectue une prestation rigoureusement identique à celle qu'il a réalisée lors de l'enregistrement studio. Il pourrait sembler étrange d'être déçu parce qu'un artiste renouvelle une prestation que nous avons suffisamment aimée pour venir assister au concert ; en réalité, c'est un sentiment très "alainien" qui nous anime alors : à travers le mimétisme des sonorités, c'est la dimension créatrice de l'art qui disparaît. Deux interprétations identiques nous indiquent que, ici, l'idée préexistait à l'oeuvre, et que la production n'a donné lieu à aucune invention : nous étions venus voir une oeuvre d'art... et nous assistons à une production artisanale.

 

La négation la plus radicale de l'interprétation : le playback !

Dans l'oeuvre d'art, on peut donc dire que l'existence accompagne l'essence, qu'elle fait naître. C'est en se construisant qu'elle fait peu à peu émerger ce qu'elle est, en se manifestant dans le réel qu'elle produit peu à peu son identité.