Histoire et violence (2)
B) La rationalisation de la violence dans l'Histoire
Le grand but de cette partie sera de montrer comment la pensée des XVIII° et XIX° siècles a tenté de résoudre le problème que la violence de l'Histoire pose à la perspective humaniste. Pour ce faire, nous allons commencer par le penseur dont nous avons déjà abordé le point de vue sur l'Histoire (dans le cours sur la formation de l'Homme), et qui est sans doute le plus grand représentant du mouvement des "Lumières" : Emmanuel KANT.
1) L'Histoire selon Kant
Je rappelle brièvement ce qu'est le point de vue de Kant sur l'Histoire. Pour Kant, l'Histoire globale de l'Humanité est celle de l'humanisation progressive de l'Homme, du fait de l'usage par l'Homme de cette faculté constitutive de sa nature qu'est la Raison. L'Histoire de l'Homme, c'est l'Histoire du passage de la barbarie à la civilisation, de la "grossièreté" à la "culture", c'est-à-dire au plein développement de ce qui fait l'humanité de l'homme.
Nous avons vu ce qui, dans une telle optique, fait de la violence de l'Histoire un défi apparemment imposible à relever. Comment concilier l'idée d'une Histoire qui serait un processus d'humanisation de l'homme avec le fait que cette histoire semble de part en part traversée par la violence des rapports humains, c'est-à-dire aussi bien des rappports entre individus que des rapports entre nations ? En quoi la violence, l'antagonisme, le conflit, la guerre pourraient-ils être des vecteurs d'humanisation ?
Ce défi, Kant va le relever dans l'opuscule dont nous avions déjà extrait le texte précédent, par lequel Kant semblait avouer le désespoir du philosophe confronté au spectacle désolant de l'histoire de l'humanité : comment trouver un sens (une orientation, une signification) dans ce chaos ? dans cet affrontement perpétuel ? dans ce déchaînement de violence égoïste ?
A moins que...
A moins que cette violence ne soit justement une ruse dont la nature se sert pour conduire l'Histoire vers son but. Et si la nature violente des hommes était justement le moyen dont la nature se sert pour pousser l'homme à s'humaniser ?
a. Antagonisme des hommes et développement humain
Pour traiter ce point, nous allons d'abord étudier le cas du rapport entre les individus humains, en prenant appui sur la "Proposition 4" de l"Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique.
Le texte est le suivant :
Quatrième proposition
Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la société, pour autant que celui-ci se révèle être en fin de compte la cause d'une organisation légale de cette société.
J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur tendance à entrer en société, tendance cependant liée à une répugnance constante à le faire qui menace sans cesse de scinder la société. Cette disposition réside manifestement dans la nature humaine. L'homme possède une tendance naturelle à s'associer, car ainsi il se sent plus homme, c'est-à-dire ressent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi une forte tendance à s'isoler, car il rencontre en même temps en lui-même ce caractère insociable qu'il a de vouloir tout diriger seulement selon son point de vue ; par suite, il s'attend à rencontrer des résistances de toute part, de même qu'il se sent enclin de son côté à résister aux autres. Or, c'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, qui le conduit à surmonter sa tendance à la paresse et, sous l'impulsion de l'ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à se tailler une place et un rang parmi ses compagnons qu'il ne supporte pas volontiers, mais dont il ne peut se passer. Or c'est précisément là que s'effectuent les premiers pas qui mènent de l'état brut initial à la culture, laquelle réside au fond dans la valeur sociale de l'homme. […] Sans ces tendances insociables, certes en elles-mêmes peu sympathiques, dont provient la résistance que chacun rencontrera nécessairement dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis dans leurs germes au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans un amour mutuel, une frugalité, une concorde parfaites ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, n'accorderaient guère plus de valeur à leur existence que n'en a leur bétail ; ils ne combleraient pas le vide de la création, relativement au but qui était le sien en tant que nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée pour ce caractère peu accommodant dont elle nous a dotés, pour cette vanité qui rivalise dans l'envie, pour ce désir insatiable de posséder ou même de dominer. Sans elles, toutes les excellentes dispositions naturelles sommeilleraient éternellement à l'état de germes dans l'humanité. […] Les motifs naturels qui l'y poussent, les sources de l'insociabilité et de la résistance générale dont jaillissent tant de maux, mais qui cependant suscitent une nouvelle tension des forces et, par là même, un ample développement des dispositions naturelles, trahissent donc bien l'ordonnance d'un sage créateur.
Dans ce texte, Kant cherche à montrer que la nature a place dans l'homme deux tendances contraires (une tendance sociable, une tendance insociable), et que c'est la tension entre les deux qui pousse l'homme à développer toutes ses capacités.
Pour soutenir cette thèse, Kant commence par affirmer la nature paradoxale de l'homme : il est animé par une "insociable sociabilité". Il précise alors en quoi l'homme est "sociable" : il tend à entrer en société avec d'autres hommes parce que c'est ainsi qu'il se sent "plus homme". Il précise ensuite en quoi l'homme est "insociable": il veut tout diriger, ne faire que ce qu'il veut, et il sait que cela sera difficile s'il vit en société. Kant explique alors en quoi cette tension entre deux tendances contraires pousse l'homme à exploiter pleinement ses capacités : pour pouvoir à la fois vivre en société ET imposer sa volonté, pour vivre en communauté ET s'approprier le maximum de biens et de pouvoir, l'homme doit se hisser au-dessus des autres. Et pour pouvoir le faire, il va devoir surmonter sa tendance naturelle à la paresse, et mobiliser pleinement toutes ses capacités.
Explication :
(1) En quoi peut-on dire qu'il y a chez l'homme une "insociable sociabilité" ?
Pour Kant, l'homme est animé de deux tendances opposées. Tout d'abord une tendance "sociable", qui le pousse à entrer en société avec d'autres individus. En quoi l'homme est-il "sociable" ? Non parce qu'il aime les autres hommes, parce qu'ils lui sont sympathiques, etc. Mais parce que, lorsqu'il s'associe avec eux, il se sent "plus homme" : en vivant en société, l'homme développe les capacités qui font de lui un être humain, il jouit de tous les avantages que procure à l'homme le fait de s'associer.
Ainsi, ensemble, les hommes peuvent notamment mieux pourvoir à leurs besoins. Par exemple, on peut bel et bien dire que "l'union fait la force", puisque la force d'un groupe est supérieure à la somme des forces des individus qui le composent. En m'associant avec d'autres individus, je peux chasser le mammouth, chose qu'il m'est totalement impossible de faire par moi-même. Ils peuvent davantage assurer leur sécurité.
Mais ils peuvent aussi, grâce à la répartition des tâches (ce que les sociologues appellent : la "division sociale du travail"), en se spécialisant chacun dans un domaine de compétence, et en échangeant ensuite avec les autres le produit de leur travail, accroître énormément leur force et leur confort. C'est parce que chacun n'a pas à satisfaire par lui-même la totalité de ses besoins (en produisant sa nourriture, ses vêtements, son logement...) que les hommes peuvent diversifier leur production, accroître sa quantité, mais aussi sa qualité. Si je suis en autarcie, je n'ai guère de temps à consacrer à la recherche scientifique ; mais si je fais de la recherche, c'est que d'autres, de leur côté, travaillent la terre. Nous échangeons nos travaux : eux produisent de l'alimentation, et moi j'invente de nouveaux moyens pour rendre les outils et les machines plus performantes, etc.
Ce qui intéresse donc l'homme dans l'association, c'est donc avant tout son intérêt, ce que, lui, a à y gagner : l'accroissement de sa puissance, et de son bien-être. On peut dire que, si l'homme a envie de rentrer dans un système d'échanges avec d'autres hommes, ce n'est pas par amour pour eux, c'est bien par intérêt.
En quoi l'homme est-il, en revanche, "insociable" ?
Là encore, si l'homme est insociable, ce n'est pas parce qu'il "n'aime pas" les autres hommes. C'est d'abord et avant tout parce qu'il veut "faire ce qu'il veut", c'est-à-dire n'obéir à personne d'autre que lui-même, ne se soumettre qu'à ses propres règles. Or toute vie en collectivité impose des contraintes, dont la première vient du fait que les autres, eux aussi, veulent faire ce qu'ils veulent (et qui n'est pas forcément ce que je veux, moi).
L'homme est naturellement égoïste : il veut s'accaparer les biens qu'il trouve, il veut soumettre son environnement à sa volonté. Dans la mesure où les autres individus sont animés du même désir, la coexistence des individus implique donc une forme d'antagonisme, de rivalité. Chacun tente d'imposer sa volonté aux autres, qui lui résistent, et chacun résiste aux tentatives identiques des autres.
Par exemple, dès que nous vivons en communauté, se pose la question du partage des biens. Il se peut tout à fait que je désire garder pour moi la plus grande partie de la production à laquelle j'ai contribué ; il se peut tout à fait que les autres... aussi. Cela va nécessairement faire naître des frictions, des antagonismes, par lesquels les autres vont résister à mon désir. D'où une tendance naturelle à sortir du collectif, pour pouvoir enfin faire les choses comme je le décide, moi.
Il y a donc bien deux tendances contraires dans l'homme ; en quoi cette tension conduit-elle l'homme à exploiter pleinement ses capacités ?
2) En quoi l'insociable sociabilité pousse l'homme à développer ses capacités, et donc à s'acheminer vers la "culture" ?
L'homme, comme le rappelle Kant, est naturellement paresseux. Ce qui signifie qu'il n'est pas naturellement poussé à travailler, à exploiter et développer ses facultés ; l'homme, s'il n'y était pas contraint par quelque force, intérieure ou extérieure, resterait dans sa "barbarie primitive", dans un état de non-développement radical de ses capacités. Il resterait donc à l'état sauvage., étranger à la culture, à la "civilisation".
Qu'est-ce qui le pousse, dès lors, à exploiter ses facultés ?
Pour Kant, la réponse est simple : c'est justement la situation de concurrence, de rivalité, de lutte dans laquelle il se trouve face aux autres individus. Le seul moyen, pour l'homme, de parvenir à satisfaire sa tendance "sociable" (en entrant en société) tout en donnant satisfaction à sa tendance "insociable" (la volonté de faire tout ce qu'il veut, de s'approprier tous les biens, etc.), c'est... de s'imposer face aux prétentions rivales des autres. De se hisser au-dessus des autres, d'atteindre une position dominante. Or ce n'est pas en restant à ne rien faire que l'on échappe à la domination des autres et que l'on parvient à les dominer ; pour s'imposer au sein du corps social, l'homme doit acepter le jeu de la compétition, de la concurrence, de la rivalité : il doit donner "le meilleur de lui-même" en exploitant à fond ses capacités pour parvenir à se hisser au-dessus des autres.
La nature est donc bien faite, puisqu'elle nous a animés de deux tendances contraires dont la tension nous pousse à développer nos facultés. L'égoïsme, la cupidité, le désir de domination ne sont certes pas "sympathiques" par eux-mêmes ; ils nous conduisent à la concurrence, à la rivalité, à toutes les formes de l'antagonisme ; mais ce sont les moteurs du développement individuel de l'homme. Kant utilise, un peu plus loin dans l'oeuvre, une image très parlante : celle de l'arbre des forêts. L'arbre qui pousse tout seul dans sa plaine pousse généralement bas et tordu, par opposition à l'arbre des forêts qui, lui, pousse haut et droit. Pourquoi l'arbre des forêts est-il plus haut et plus droit que l'arbre de la plaine ? Tout simplement parce que sa coexistence avec d'autres arbres le place en situation de concurrence pour la lumière : pour accéder à la lumière, il doit se hisser au-dessus des autres : et c'est cette rivalité qui le conduit à pousser haut et droit. Il en va de même pour les hommes : c'est parce que les hommes sont en situation de rivalité pour l'accès à des places dominantes (des "places au soleil") qu'ils surmontent leur paresse naturelle et exploitent leurs capacités.
On voit donc apparaître ici un paradoxe : ce qu'il y a de meilleur en l'homme, le développement de son "humanité", ne doit son développement qu'à ce qu'il y a de pire en lui. C'est parce que les hommes cherchent à se dominer les uns et les autres qu'ils vont développer les facultés qui définissent leur humanité, et donc devenir... plus humains. C'est ce que nous développerons la prochaine fois.
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