Histoire et violence (1)
Histoire de la violence, un spectacle de Thomas Ostermeier, adapté d'un récit d'Edouard Louis (2013)
I) Histoire et violence
A) Définitions
1) La notion d'histoire
Pour faire l'analyse de la notion d'histoire, il faut repartir des trois sens que ce mot peut prendre en français.
a) Le premier est celui qui désigne l'ensemble des événements passés : il renvoie à l'ordre des faits, à l'ensemble des choses qui "ont eu lieu". C'est de ce sens qu'il s'agit généralement lorsque le terme est doté d'une majuscule (l'Histoire).
b) le second renvoie au registre de la narration : une histoire, c'est un récit ordonné, un enchaînement de propositions dotées d'un sens. Ce récit ne renvoie pas nécessairement à la réalité, il peut être fictif, comme c'est généralement le cas des histoires que l'on raconte aux enfants.
c) le troisième désigne la discipline dont s'occupe l'historien : il renvoie à l'ordre du savoir.
L'idée importante est que la troisième acception effectue en réalité la synthèse des deux premières : l'histoire comme discipline consiste à faire de l'Histoire une histoire, d'inscrire les événements passés au sein d'une narration qui fasse apparaître un sens. En ce sens, on pourrait dire que l'historien est celui qui "raconte l'Histoire".
Ce qui constitue le présupposé fondamental de l'historien, c'est qu'il est possible de donner un sens à l'Histoire. Que l'Histoire n'est pas seulement un "gros tas de faits", mais bien un ensemble ordonné d'événements dans lequel on peut retrouver une logique. Si l'Histoire n'était qu'un chaos, on voit mal comment il serait possible d'en tirer un récit cohérent, compréhensible, de lui donner un sens en l'interprétant. Faire de l'histoire, c'est déjà supposer que l'Histoire se prête à l'interprétation, qu'elle possède déjà, en elle-même, un "sens", c'est-à-dire une orientation et/ou une signification.
On peut admettre un sens de l'Histoire sans nécessairement recourir à la ligne droite...
b) La notion de violence
La notion de violence est plus difficile à analyser. L'un des constituants nécessaires de la violence est la force : là où ne s'exerce aucune force, aucune contrainte, il ne peut pas y avoir de violence. Mais il ne suffit pas qu'une force s'exerce pour que l'on puisse considérer qu'il s'agit de "violence". Pour que l'on puisse parler de violence, il faut autre chose... mais quoi ?
Il est utile de revenir ici aux fondements de la physique, pour examiner ce que caractérisait, chez Aristote (le Père de tous les scientifiques occidentaux), le "mouvement violent". Un mouvement violent, c'est un mouvement qui s'oppose au mouvement naturel d'une chose. Pour Aristote, toute chose tend à rejoindre son "lieu naturel" : c'est ainsi que tout corps sur terre, pour Aristote, tend à rejoindre ce lieu naturel que constitue pour lui le centre de la Terre, où il se trouverait en repos. Le mouvement violent est celui qui s'oppose à ce mouvement naturel, et qui ne peut donc être obtenu que par contrainte (par exemple, en exerçant sur ce corps une force contraire).
Dans cette optique, ce qui fait d'une force une force violente, c'est le fait qu'elle s'oppose au mouvement naturel d'une chose.
Mais qu'est-ce qu'un mouvement "naturel" ? Là encore, on peut revenir à Aristote. Pour Aristote, la "nature" d'une chose, ce n'est pas nécessairement ce qu'elle est à l'état initial ; c'est ce qu'elle sera lorsqu'elle aura pleinement déployé les potentialités qui sommeillent en elles, lorsqu'elle aura atteint sa pleine maturité. Ainsi, pour savoir ce qui constitue la "nature" de l'homme, ce n'est pas le nourrisson qu'il faut examiner : c'est l'homme adulte, qui a pleinement développé ses dispositions naturelles. De la même façon, si l'on cherche ce qu'est la "nature" d'une société humaine, ce ne sont pas les premiers groupements humains qu'il faut étudier : c'est la Cité, dans la mesure où c'est en elle que la société humaine a trouvé son plein accomplissement.
Les proportions naturelles de l'Homme, ce sont celles de l'homme pleinement développé (Vinci)
Si, donc, la violence désigne une force par laquelle on s'oppose au mouvement naturel d'une chose, on peut considérer comme violente toute force qui s'exerce de façon contraire au plein accomplissement de ce qu'elle est réellement : la violence serait ainsi ce qui détruit, ou l'empêche de développer, les dispositions naturelles qui sont en elles. La violence est ce qui fait obstacle au développement par une chose de sa nature. Inversement, une force qui ne ferait pas obstacle à cet accomplissement ne pourrait pas être considérée comme "violente".
Appliquons cette caractérisation aux rapports humains. Peut-on dire qu'un adulte qui contraint en enfant de 5 ans à aller se coucher ou à aller à l'école lui fait violence ? Non. Il exerce bien une force, et cette force peut aller à l'encontre de ce que désirerait spontanément l'enfant. Mais dans la mesure où cette contrainte vise justement à permettre à l'enfant de développer ses capacités naturelles (par le sommeil, l'éducation, etc.), il ne s'agit pas de violence. En revanche, un adulte qui utilise sa force pour battre son enfant, ou pour l'empêcher de jouer, ou pour l"isoler des autres enfants, accomplit bien un geste violent : car il s'oppose au développement par l'enfant de sa nature.
On voit donc que toute force, toute contrainte, ne sont pas nécessairement violentes ; mais aussi que toute violence n'est pas nécessairement le fait d'une force matérielle. Il existe bien des façons de s'opposer au plein épanouissement de l'humanité d'un autre être humain. En renvoyant à l'enfant une image méprisable de lui-même, en faisant en sorte qu'un homme (ou une femme !) renonce de lui-même / d'elle-même au développement de ses facultés, en le / la détournant des dispositifs et des institutions qui lui permettraient de développer ses dispositions naturelles (comme l'école, le travail, etc.), on lui fait violence. Ainsi, même sans recourir à la moindre force physique, je peux faire obstacle au plein développement, par un être humain, de sa "nature", de son humanité : par le discours que je tiens, les mots que j'emploie, l'éducation que je lui donne, etc. C'est ce que les sociologues appellent une "violence symbolique".
On peut donc considérer que, dans le domaine humain, peut être considérée comme violence toute force s'opposant au plein développement par l'homme de ce qui fait sa nature, de son humanité.
C'est une telle conception de la violence que l'on trouve, par exemple,chez Rousseau, pour lequel l'archétype du rapport violent est l'esclavage. Car l'esclavage est la négation même de ce qui permet l'affirmation et le développement par l'homme de son humanité, en réduisant l'homme à l'animal.
c) L'opposition entre histoire et violence
De cette analyse de notions découle une opposition claire entre histoire et violence, qui fait de la violence de l'Histoire un défi pour tout historien. Nous l'avons dit, l'historien, qui doit "raconter l'Histoire", insérer les événements du passé dans une trame narrative permettant de leur donner un sens (une orientation, une signification). Or la violence semble contrarier son attente. En effet, rien ne permet de présupposer que la violence possède par elle-même un sens, une signification permettant d'interpréter, de comprendre ses effets. La violence n'est pas (ou du moins pas nécessairement !) rationnelle, logique ; la violence peut être absurde, aveugle, insensée. C'est même ce qui, à première vue, semble la caractériser. Si donc il existe une "violence" de l'Histoire, elle tend naturellement à faire basculer l'Histoire dans le désordre, le chaos, le non-sens. Et on ne raconte pas le chaos.
Un défi dont vous parlerez avec M. Delias : peut-on raconter... la guerre ?
C'est précisément cette place de la violence dans l'Histoire, interdisant d'en former un récit intelligible, que l'on trouve formulée dans l'une des tragédies de Shakespeare, MacBeth. Dans la bouche du personnage, ce qui vaut pour l'histoire d'une vie individuelle vaut aussi bien pour l'histoire de l'Humanité ; dans la mesure où cette vie est traversée, façonnée par la violence,
C'est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.
En d'autres termes, ce n'est pas une "histoire". La violence de l'Histoire interdit à tout jamais d'en faire un récit cohérent, intelligible, doté d'un sens.
Une fascinante adaptation cinématograhique de MacBeth : Orson Welles
Mais à cette opposition entre histoire et violence s'en ajoute une autre, qui fait de la violence un défi qui semble insurmontable pour un penseur des Lumières. Nous avons vu en effet comment, pour un penseur comme Kant, l'histoire de l'humanité devait être conçue comme l'histoire du développement des dispositions naturelles de l'homme. Pour Kant, l'histoire de l'Humanité doit être comprise comme l'histoire de l'humanisation de l'Homme.
Comment, alors, accorder un rôle à la violence dans cette perspective ? Comment la violence, que nous avons déginie comme force s'opposant au développement par une chose de sa nature, et plus particulièrement au développement par l'Homme de son humanité, pourrait-elle jouer un rôle dans l'Histoire, si cette histoire doit être celle du plein développement par l'homme de son humanité ? La violence de l'Histoire ne nous contraint-elle pas à reconnaître que l'Histoire des hommes "n'a pas de sens", qu'elle n'a rien d'une évolution ou d'un progrès, et surtoutpas d'un progrès de l'homme lui-même ? C'est bien ce que Kant lui-même semble reconnaître au début de ce texte fondamental (pour notre programme, mais pas seulement) que constitue L'idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique (1784), qui dresse un premier bilan du spectacle désespérant qui s'offre à celui qui cherche à discerner un sens dans l'histoire des hommes :
Une histoire ordonnée [...] ne semble pas possible en ce qui les concerne.On ne peut se défendre d'une certaine humeur, quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de ci, de là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de sa supériorité.
On voit que la violence de l'Histoire apparaît comme la négation même du projet de l'historien, en tant qu'elle tend à priver l'Histoire de son sens.
_ Si la violence est aveugle, irrationnelle, absurde, elle s'oppose à toute rationalité, à toute intelligibilité de l'Histoire.
_ Et si la violence s'oppose au développement de la nature humaine, elle contredit frontalement l'idée d'un "sens de l'Histoire", orienté vers la pleine humanisation de l'Homme.
La violence de l'Histoire nous conduit-elle à renoncer au projet de "raconter l'Histoire", à faire de l'Histoire une histoire, à y saisir un sens, une direction, une signification, une évolution ?
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