Vérité et langage
2) Vérité et langage
Nous allons retrouver le même constat en ce qui concerne le langage (dont nous avons vu en Première en quoi il pouvait être considéré comme la faculté "nodale" de la nature humaine, celle qui permet le développement de toutes les autres).
Là encore, un mouvement s'amorce au XVII° siècle, qui trouvera son aboutissement dans la première partie du XX° siècle.
Qu'est-ce qu'un "langage de vérité" ? Que doit être le langage, à quelles règles faut-il le soumettre pour qu'il puisse dire la vérité ?
Cette question est ancienne, et nous l'avons déjà abordée en Première à travers le débat entre philosophes et Sophistes. A partir du XVII° siècle, ce débat resurgit sous des formes nouvelles, notamment à travers une critique du langage ordinaire.
L'un des principaux théoriciens de la critique du langage ordinaire au XX° siècle : Rudolf CARNAP
Ce qui est reproché au langage, c'est d'abord son imprécision : les mots de la langue vernaculaire, du langage ordinaire, ne sont jamais bien définis : ils sont polysémiques, leurs contours sont flous.
Plus encore, on ne peut jamais être sûr que ce qu'entend un individu X par le mot "M" est bien la même chose que ce qu'entend un individu Y par le même mot. Ils peuvent donc être ambigus, conduire à des malentendus.
Jusqu'au XVII° siècle, il n'y a pas de différence radicale entre le langage commun et le langage scientifique. C'est à partir du XVII° siècle que l'on va se mettre à rechercher un langage qui soit véritablement rationnel, c'est-à-dire un langage capable de satisfaire aux exigences de rigueur, de précision, d'univocité de la science. Cette recherche du "langage parfait" travers tout le XVII° siècle ; le plus grand théoricien en sera sans doute le philosophe allemand LEIBNIZ.
Le penseur le plus universel du XVII° siècle : Gottfried Wilhelm LEIBNIZ
Quel sera alors ce langage parfait ? Un langage dans lequel l'imprécision est impossible, un langage dont tous les termes sont strictement définis. Ce langage idéal existe : c'est le langage mathématique. Le langage mathématique exlut l'imprécision parce qu'il est le langage des nombres, de la mesure :
_ un objet n'est pas "grand" ou "petit" : il mesure....
_ un objet n'est pas "lourd" ou "léger", il pèse...
_ un objet n'est pas "proche" ou "éloigné" : il est à une distance de...
_ un objet n'est pas "chaud" ou "froid" : sa température est de...
_ le mouvement de l'objet n'est pas "lent" ou "rapide" : sa vitesse est de...
Le langage mathématique est le langage de l'exactitude dans la mesure où il substitue au jugement des sens la mesure d'une quantité, précisable à l'infini.
Par ailleurs, le langage mathématique met fin à toute ambiguïté : car les mots du langage ordinaire y sont remplacés par des symboles strictement définis. Il n'y a aucune ambiguité concernant ce qu'est la "racine carrée" : la racine carrée d'un nombre, c'est le nombre tel que, multiplié par lui-même, il donne le nombre dont il est la racine. Point.
Le langage mathématique va donc devenir, à partir du XVIIe siècle, le langage scientifique ; ce qui, couplé à l'affirmation selon laquelle il n'y a pas d'autre savoir que le savoir scientifique, conduit à affirmer que le langage mathématique est le langage de la sagesse elle-même... voire de Dieu lui-même. Dans cette optique, tout "savoir", pour être reconnu comme un savoir, devra être formalisable en langage mathématique.
L'un des premiers domaines du savoir à connaître une mathématisation rigoureuse, nous le connaisons déjà : c'est l'astronomie. Nous avons vu l'année dernière en quoi la révolution astronomique reposait, d'abord et avant tout, sur une géométrisation, une mathématisation de l'univers (et donc du discours décrivant cet univers). Et nous avons vu comment la mathématisation de l'astronomie était liée à la mathématisation de la géographie (à travers la question des cartes, des globes, etc.). Nous avons vu également comment cette mathématisation de l'astronomie s'était articulée à la mathématisation de la physique (notamment avec Galilée, puis Newton), mais aussi de la chimie.
L'un des grands champs de bataille à ce sujet sera, au 19e siècle, le domaine économique. Les penseurs qui se préoccupent d'économie jusqu'au 19e siècle se préoccupent certes de chiffres, mais ils ne ressentent pas le besoin de formuler leurs théories en langage mathématique ; plus encore, la plupart d'entre eux estiment (notamment en France) que cette mathématisation est impossible, car l'économie est liée à des comportements humains ; et les comportements humains, n'étant pas strictement rationnels, ne sont pas régis par des lois mathématiques. Ce n'est qu'à partir du 19e siècle que les "sciences économiques" (et notamment la gestion, la finance, la théorie monétaire, etc.) se mathématiseront à grande vitesse.
L'un des domaines qui résistera le plus longtemps à cette mathématisation sera la biologie : l'un des obstacles majeurs est ici que les organismes vivants sont d'une telle complexité qu'il est bien difficile de les décrire à l'aide d'un système d'équations ; aujourd'hui encore, la modélisation mathématique des processus biologiques est un domaine extrêmement ardu...
Même une structure de tournesol est bien difficile à mathématiser... sauf à remplacer le vrai tournesol par un tournesol théorique !
Ce qui nous intéresse ici, c'est que le langage mathématique soit identifié comme le langage scientifique par excellence et donc, dans une optique positiviste, comme le langage de la vérité. Car ce qui caractérise ce langage c'est, une fois encore, le fait qu'il est totalement déconnecté de tout ce qui fait l'identité personnelle du locuteur. Lorsqu'il parle le langage des mathématiques, le scientifique ne doit pas, ne peut pas faire intervenir ses croyances, ses valeurs, ses désirs, ses goûts, etc. Le Moi ne peut pas être exprimé, il ne peut s'exprimer en langage mathématique. Le langage mathématique est un langage purement "objectif", c'est le langage d'un sujet sans personnalité, sans identité, c'est le langage... d'un sujet sans Moi.
En d'autres termes, c'est exactement le contraire d'un langage poétique (si l'on affirme que le propre du poème, comme de toute oeuvre d'art, est d'exprimer l'identité personnelle de l'artiste).
C'est la raison pour laquelle le langage mathématique est le langage que peuvent parler... les ordinateurs ; désormais, aucun humain ne peut rivaliser avec la puissance de calcul d'un microprocesseur ; alors que, à ma connaissance, aucun ordinateur n'a encore participé à un concours de poésie...
C'est que les ordinateurs sont peut-être des sujets ; mais ils n'ont pas de Moi.
Un ordinateur qui écrit des chansons d'amour : "Electric Dreams"...
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