Moi et sensibilité
L'exploration de soi (un dessin de Xavier Lissillour)
Avec le texte de Nietzsche, nous avons posé les bases philosophiques de ce que nous avons appelé "la révolte du Moi". Contre la dévalorisation classique du Moi au nom de la science (objectivité) et de la morale (critique de l'égoïsme), voire de la foi (Pascal), le geste nietzschéen oppose l'idée d'un "Culte du Moi", pensé non comme adoration de soi-même, mais bien comme culture de soi, découverte et développement de ce qui fait notre identité individuelle.
Cette idée, nous pouvons à présent la reprendre plus en détail en l'articulant aux notions que nous avions précédemment convoquées pour construire la critique classique du Moi : en particulier la sensibilité, l'expérience et le langage.
B) Le culte du Moi comme culture de la sensibilité
Nous l'avons dit, le domaine des sensations, des sentiments, des émotions appartient d'abord au champ du "Moi" : c'est précisément la raison pour laquelle la philosophie classique nous enseignait à nous défier de nos sensations (Descartes : nos sens sont trompeurs), de nos sentiments (qui font obstacle à l'impartialité), de nos émotions (qui peuvent dérouter notre raison).
Il est donc logique que le "culte du Moi" prenne la forme d'une culture de la sensibilité.
1) La sensibilité : un espace à cultiver
Nous avons déjà croisé cette idée avec Rousseau : nos sens sont certes des facultés innées, mais ils exigent néanmoins une formation, un développement, une "culture". Cultiver, ce n'est pas faire apparaître quelque chose qui n'existait pas (cela, c'est le domaine de la création), c'est faire éclore ce qui n'était qu'en germes, c'est actualiser des possibilités, c'est développer ce qui n'était encore qu'embryonnaire. Or nos sens sont des facultés, qui exigent d'être formées pour atteindre le plein développement, leur maturité.
Ce n'est pas sur ce point que les penseurs romantiques vont s'opposer aux Lumières ; tous les penseurs des Lumières (et pas seulement Rousseau, qui est souvent un penseur atypique) ont insisté sur cette nécessaire formation des sens. Hume, par exemple, un penseur écossais (qui n'a vraiment rien d'un précurseur du romantisme !), indiquait que seul pouvait avoir une valeur véritable dans le domaine artistique le jugement de celui qui avait une sensibilité fine, ce qui exigeait un travail d'éducation de la sensibilité. Pour Hume, celui qui n'a pas "dégrossi" ses sens ne saisit que les apparences les plus massives, les plus "tape-à-l'oeil" d'un objet, qui ne sont justement pas celles qui peuvent lui donner une valeur artistique.
...encore faut-il que l'esprit s'y soit d'abord rendu sensible
A titre d'exemple, pris aux frontières du domaine de l'art, on peut mentionner le cas de l'oenologue : parce qu'il a éduqué, formé son palais, l'oenologue sera sensible à certaines caractéristiques subtiles d'un vin, qui échapperont totalement à celui qui n'a pas éduqué sa sensibilité. De même, seul celui qui aura formé son oreille pourra saisir le caractère "harmonieux" d'une musique qui paraîtra dissonante à une oreille encore inculte (la musique qu'apprécient les enfants en bas âge est parfois désespérément simple...) Pour apprécier à sa juste valeur un morceau de free jazz, ou à la musique dodécaphonique, il faut avoir éduqué, habitué son oreille.
Donc : la sensibilité exige une culture. Mais cette culture devient d'autant plus importante lorsque le domaine du Moi se trouve valorisé. Dans l'optique classique, l'éducation de la sensibilité consistait essentiellement à la rendre docile aux exigences de la raison (ce que nous avons vu, par exemple, avec le texte de Hadot pour l'idéal pédagogique grec). Dans l'optique romantique, la culture de la sensibilité appartient de plein droit à la découverte et à l'épanouissement de la personnalité individuelle. Le "Culte du Moi" est avant tout culture de la sensibilité.
2) Apprendre à sentir
Comment opérer cette culture de la sensibilité ?
Il s'agit avant tout de diversifier les expériences sensitives. Le propre de la sensibilité mal dégrossie, c'est de confondre, de mélanger des sensations qui sont en réalité distinctes, différentes. Former sa sensibilité, c'est habituer nos sens à discriminer, à distinguer, à différencier chaque sensation, pour retrouver ce que chacune a de singulier, de différent, d'unique. Or ce n'est qu'en exposant l'esprit à des sensations diverses, variées, mais aussi de plus en plus rapprochées que nous pourrons lui apprendre à opérer ces distinctions.
Multiplier les sensations : tel sera l'un des mots d'ordre, notamment, du "dandysme" ; mais multiplier les sensations, c'est moins emmagasiner les sensations fortes (qui sont accessibles même au vulgaire) qu'apprendre à discerner, à identifier et à goûter des sensations subtiles et délicates. C'est le sens du raffinement du dandy, qui délaisse les plats lourdement épicés au profit de plats rares et fins. Le propre d'un met raffiné est de n'avoir de valeur que pour celui qui a suffisamment aiguisé sa sensibilité pour pouvoir discerner ce qui fait, justement, sa valeur. Il n'y aurait aucun sens à faire boire un vin rare à celui dont les papilles sont incapables de discerner le jeu subtil du floral et du végétal, du brillant et du cristallin, le mâche et le séveux..
La meilleure représentation de Dorian Gray au cinéma : le chef d'oeuvre d'Albert Lewin
Dorian Gray est une illustration particulièrement parlante de cette recherche du "raffinement" des sensations, de l'affinement de la sensibilité ; les objets dont s'entoure Dorian ne sont jamais "communs" : ils appartiennent tous à l'univers du rare, du singulier, et plus encore de ce qui peut susciter des sentiments complexes, composés de sensations divergentes. Le propre de la sensibilité fine est précisément de goûter simultanément des sensations, des émotions qui, pour le vulgaire, sont rigoureusement incompatibles : supprimer la douleur qui imprègne le spleen, c'est le détruire ; mais éliminer ce qui en permet la jouissance, la saveur, c'est le réduire à un "vague-à-l'âme", à une "morosité" qui, justement, n'auraient guère besoin d'un néologisme.
Baudelaire en 1844, par Emile Leroy
Il faut donc se former soi-même pour goûter les plaisirs du monde, mais inversement l'exploration des saveurs est un enrichissement de soi. Car de même que les mots sont les matériaux de la pensée, et qu'en enrichissant mon vocabulaire (et ma syntaxe) je peux préciser et enrichir ma réflexion, les sensations sont les matériaux fondamentaux de notre connaissance du monde et de nous-mêmes. Accroître le champ de nos sensations, c'est agrandir notre perception du monde, c'est enrichir notre personnalité. En explorant le monde des sensations, on se forme soi-même.
Cette idée, nous la retrouvons notamment chez celui qui fut, à la fin du 19e siècle, le grand maître à penser d'une grande partie de la jeunesse littéraire : Maurice Barrès. La première "trilogie" romanesque écrite par Barrès s'intitulait : "Le Culte du Moi". Là encore, il ne s'agissait évidemment pas d'adoration narcissique de soi-même, mais bien de culture de soi.
Se cultiver soi-même, c'est d'abord apprendre à se déprendre de l'oeil des "barbares", c'est-à-dire de tous ceux qui cherchent à nous imposer des idées, des valeurs, des désirs. Le premier roman de Barrès s'intitule donc Sous l'oeil des Barbares, et constitue une sorte de manifeste en faveur de l'émancipation de toute tutelle, de tout modèle, voire de toute influence. Seul pourra se découvrir lui-même celui qui a fait place nette, qui a désencombré son "Moi" de ce qui, précisément, n'est pas lui. En ce sens, la formation de soi est d'abord négative : elle est "dés-aliénation", dés-altération. L'âme jeune doit d'abord brûler les idoles et les tables de Loi que les adultes ont voulu graver sur son âme.
Alors pourra commencer la quête illustrée par le second roman : Un homme libre. Cette liberté, c'est celle de celui qui apprend à n'obéir qu'à lui-même, parce qu'il a su découvrir ce qu'était réellement son identité ; mais cette liberté ne peut être acquise que par celui qui a lentement et patiemment porté à éclosion les germes de sa sensibilité, qui a éduqué et formé ses sens de manière à créer en lui le plus vaste répertoire possible. Telle est la "maîtrise de soi" que doit d'abord viser le candidat à la liberté : devenir pour lui-même une sorte d'orgue à sensations dont il posséderait la maîtrise, pouvant ainsi à loisir susciter et provoquer en lui un concert de sensations et d'émotions. L'homme doit devenir pour lui-même un théâtre, une salle de concert dans lequel il fait vibrer, comme un harpiste virtuose, les différentes cordes de sa sensibilité.
Il ne s'agit donc pas d'être le jouet de nos sensations ou de nos émotions : il faut en jouer, en devenir le maître d'oeuvre, le sujet. C'est bien ce qu'affirme Dorian Gray :
Et pour acquérir cette maîtrise, il ne suffit pas d'avoir multiplié les sensations ; il faut les avoir soumises au travail de l'esprit, de l'intelligence, de la conscience. Loin de s'opposer à la conscience, la culture de la sensibilité l'appelle comme son accomplissement. Sentir le plus possible, pour ensuite analyser le plus possible: tel est l'impératif que l'on trouve aussi bien chez le mentor de Dorian Gray (Lord Henry), que chez le personnage de Barrès. Si celui-ci admet comme "premier principe" le fait que l'exaltation (le transport des sens) est la source principale du bonheur, il ajoute aussitôt un second principe selon lequel le plaisir de l'exaltation ne trouve son aboutissement que dans et par l'analyse de la sensation ; ce qui aboutit logiquement au troisième principe, qui constitue en fait la synthèse et l'aboutissement des deux précédents :
Troisième principe : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible.
Seule l'analyse, par la conscience, des sensations, permet d'en faire les éléments de notre orgue interne, de les répertorier dans notre encyclopédie sensorielle, et d'en acquérir la maîtrise. C'est donc par l'analyse que les sensations deviennent véritablement les nôtres, que nous nous les approprions comme des matériaux constitutifs de notre identité personnelle. Les sensations enrichissent notre conscience du monde et de nous-mêmes, mais c'est la conscience qui fait des sensations des éléments du Moi.
Cette relation reciproque de la sensibilité et de la conscience, on la trouve exprimée, cette fois encore, d'un bout à l'autre du Portrait de Dorian Gray. Une sensibilité sans âme est malade, comme est pathologique une âme privée des sens : c'est dans leur articulation que s'épanouit le Moi.
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