Jung et la persona

Carl Gustav Jung... tel qu'on pouvvait le voir, avant qu'il ne se volatilise mystérieusement, en S 102 !

Vendredi, nous avons poursuivi notre analyse des rapports entre le Moi et l'Autre en commençant l'analyse de la notion de persona chez Jung.

Cette notion désigne l'une des parties du psychisme pour Jung ; elle se situe dans la partie du psychisme qui est individuelle, propre à chacun. Car Jung, contrairement à Freud, envisage une partie du psychisme commune à tous les hommes, où aux hommes d'une certaine culture, "l'inconscient collectif".

Pour Jung, l'inconscient individuel est composé de tous les contenus psychiques qui ont fait l'objet d'un refoulement (c'est la définition globale de l'inconscient chez Freud) ; c'est-à-dire de tous les contenus qui, bien que présent dans le psychisme, ne peuvent pas accéder à la conscience du fait d'un acte de censure. Pour Jung, ceci ne constitue qu'une (petite) partie de l'inconscient. Il existe dans l'inconscient une masse de contenus (et de structures) qui n'ont jamais accédé à la conscience, voire qui ne pourront jamais y accéder sous leur forme première, et pour des raisons qui n'ont aucun rapport avec un acte de "refoulement" : ces contenus composent "l'inconscient collectif", que nous n'étudierons pas ici.

A cet inconscient (individuel ou collectif), s'oppose donc la partie consciente du psychisme ; cette partie consciente, Jung (comme Freud) l'appelle : "le Moi".

Mais là encore, il faut opérer une distinction. Car il y a toujours une différence entre la conscience que j'ai de mon propre psychisme, de ce qui se trouve "en moi", et ce que j'en montre aux autres. Pour Jung, il faut différencier le Moi, sujet de mes pensées, et l'ensemble des masques que ce Moi mobilise pour entrer en contact avec autrui. Communiquer avec autrui, c'est toujours lui donner une certaine image de ce que je suis. C'est lui montrer certains aspects de ma personnalitré, et en occulter d'autres. Pour Jung, ce n'est donc jamais le "Moi" comme tel qui se manifeste dans les rapports humains. De même que l'acteur des théâtres romains, le sujet humain emprunte un masque pour s'exprimer et se faire entendre ; c'est en raison de cette analogie que Jung appelle ce masque : "persona".

Un masque de théâtre (monde romain)

Parler, c'est toujours "se présenter" ; mais se présenter, ce n'est pas seulement donner son nom, c'est offrir une représentation de soi : adopter une certaine attitude, une certaine posture, jouer un certain rôle, endosser un certain "personnage". Pour Jung, je ne peux entrer en communication avec autrui qu'en endossant un personnage, en jouant un rôle plus ou moins défini. Sartre, lui aussi, a insisté sur cette importance des "rôles" dans la vie sociale des hommes : le "garçon de café" parisien qui essuie ma table d'un geste presque mécanique, en me demandant "ce que j' vous sers ?" en ne me regardant qu'à moitié, joue déjà un certain personnage : celui du "garçon de café". Il n'entre en rapport avec moi qu'à travers la médiation d'un personnage qui dicte déjà une certaine posture, une certaine attitude, une certaine manière de parler, qui peut parler de ceci (la météo, l'actualité) mais pas de cela (ce qui se rapporte à la vie personnelle : la mienne ou la sienne).

La "persona" a donc deux faces :

     a) d'une part, comme la persona du tragédien, c'est un masque que je porte pour être vu, entendu. La persona est donc un medium de communication, ce par quoi je m'ouvre vers l'extérieur, l'habit que je revêts pour me montrer aux autres.

     b) mais, comme tout masque, il est aussi ce qui me dissimule. La persona est ainsi le rôle que je joue pour maintenir cachée la part de mon identité que je ne souhaite pas exposer au regard des autres (ou dont je ne désire pas qu'ils la connaissent). Derrière la persona peut donc se constituer le monde "privé", par opposition au monde social, monde public de la persona.

Cette ambivalence est intéressante : le masque identitaire que je fais mien dans la communication est à la fois ce qui m'ouvre à l'autre et ce qui me préserve de lui. Il est ce qui me révêle, et ce qui me dissimule. En cela, il ne fait que manifester l'une des ambivalences fondamentales des rapports humains.

(Un masque vénitien)

Il ne faut pas commettre l'erreur consistant à faire de la persona un leurre, une tromperie, qui viendrait fausser les rapports sociaux. Les écrivains que l'on appelle "moralistes" (comme La Rochefoucauld au XVII° siècle, ou Chamfort au XVIII° siècle) ont souvent insisté sur le caractère souvent hypocrite des rapports humains, au sein desquels chacun fait semblant d'être ce que, en réalité, il n'est pas ; le "moraliste", qui est bien à sa façon un ancêtre des "psychologues" modernes, c'est justement celui qui sait percer le voile des illusions : c'est celui qui sait reconnaître l'intérêt personnel derrière les apparences de la charité, l'orgueil derrière les apparences de l'humilité, etc. C'est celui qui sait "démasquer" celui qui se prétend autre qu'il n'est en vérité.

Il s'agit bien, en un sens, d'analyse psychologique. Des auteurs comme Nietzsche, par exemple, s'intéresseront beaucoup à ces analyses des moralistes, pour dévoiler les mécanismes par lesquels un individu cherche à donner aux autres, et à se donner à lui-même, une certaine image de ce qu'il est, qui ne correspond pas nécessairement à la réalité de son monde intérieur. Mais il faut remarquer que, chez Nietzsche déjà, il ne s'agit pas d'aboutir à une "réalité vraie", qui se trouverait derrière tous les masques. Pour Nietzsche, ce que l'on trouve derrière un masque, c'est... un autre masque. Et celui qui voudrait lever tous les masques n'aboutirait... qu'au vide, comme aboutirait au vide celui qui prétendrait découvrir le coeur de l'oignon en retirant toutes les peaux.

De la même façon, pour Jung, il ne s'agit pas de dénoncer l'hypocrisie des rapports sociaux, dans lesquels chacun chercherait à donner une image trompeuse de ce qu'il est en réalité.

Chacun joue, en société, un certain personnage : c'est vrai.

Ce personnage varie en fonction des hommes auxquels nous nous adressons, si bien que nous ne paraissons pas toujours "le même" : c'est exact.

Ce personnage cache toujours certains aspects de notre personnalité : c'est encore vrai. 

Mais ce personnage est nécessaire : aussi bien d'un point de vue psychologique que d'un point de vue sociologique. Celui qui prétendrait le supprimer, au nom d'une "transparence", d'une "authenticité" des rapports humains, ne serait qu'un "demi-habile" (selon une formule de Pascal) : il aurait bien saisi une réalité, mais il en tirerait des conséquences fausses. Ce serait à la fois un mauvais psychologue et un mauvais sociologue.

Pour Jung, il n'est pas besoin d'un expert en psychologie pour s'en persuader. Chacun sait très bien que si les autres avaient perpétuellement conscience de ce qu'il pense, de ce qu'il désire, de ce qu'il fait lorsqu'il est seul, la vie sociale deviendrait impossible. Il y a des choses qui se disent, d'autres qui ne se disent pas ; certaines de mes pensées, certains de mes actes "regardent" les autres, d'autres non. Dire à chaque instant tout ce qui me vient à l'esprit quand je parle à quelqu'un, ce n'est pas faire preuve d"'honnêteté", c'est violer les règles qui garantissent le respect de l'autre et de moi-même. Vouloir montrer tous les aspects de ma vie personnelle, ce n'est pas faire preuve de transparence, mais d'exhibitionnisme, en violant toutes les lois de la pudeur, etc.

Il y a donc des choses en moi que je ne dois pas montrer : non par dissimulation coupable, mais par politesse, décence, respect, pudeur, etc.

Mais inversement, il y a des choses que je dois paraître, des signes que je dois manifester. Il y a certaines choses que je dois dire, des attitudes que je dois adopter, etc. Le rôle que je joue n'est pas seulement là pour me dissimuler aux autres : il est là aussi pour donner une image de moi-même qui satisfasse les attentes des autres.

La société tend naturellement à attribuer à chacun un "personnage", un rôle dont elle s'attend à ce qu'il ne s'en écarte pas trop. Dans le texte que nous avons pris pour support, Jung insiste sur le rôle-clé de la "profession" : à l'égard du pasteur, la société nourrit des attentes relatives au comportement qui doit être le sien "en tant que" pasteur, durant toute sa vie publique ; on attend du pasteur qu'il adopte (et pas seulement lorsqu'il exerce son métier) un comportement conforme à l'image que l'on se fait d'un pasteur.

Le corps social tend ainsi naturellement à identifier chacun à sa fonction. Un prof ne doit pas seulement donner des cours et corriger des copies : il doit regarder des émissions de prof (sur Arte), voir des spectacles de prof, écouter de la musique (classique) de prof, discuter avec des amis profs, bref : il doit avoir une vie en accord avec sa profession, laquelle doit permettre de l'identifier, et de prévoir le comportement qu'il est susceptible d'adopter dans telle ou telle situation.

Oh...!

Là encore, il s'agit bien d'une nécessité sociale, ou sociologique. Pour pouvoir vivre ensemble, les individus ont besoin de pouvoir anticiper de façon relativement fiable les comportements des autres ; ils ont besoin de "savoir à quoi s'attendre" de tel ou tel individu, pour pouvoir adapter leur propre comportement. Un individu totalement imprévisible est une source de désordre social, et donc d'angoisse. Il empêche la coordination des comportements, l'adaptation mutuelle des individus. Puisque justement "on ne sait jamais à quoi s'attendre" de sa part. Ce qui permet aux individus de produire ce qu'en anglais on nomme "expectations", c'est le fait que chaque individu adopte un comportement qui est déterminé, dans ses grandes lignes, par un certain personnage. De la part d'un pasteur, on peut s'attendre...

L'un des éléments-clé de ce "personnage", c'est bien sûr la profession. En effet, la profession ne correspond pas seulement à l'activité professionnelle : elle indique la "place" qu'un individu occupe au sein du système social, son "statut" social, sa "catégorie" sociale. C'est d'ailleurs l'un des éléments que manifestait la persona du tragédien (davantage qu'une émotion) : le "rôle" qu'il joue dans la société, sa fonction, est donc l'élément capital pour la détermination du rôle qu'on va lui demander de jouer, le personnage auquel on lui demande de se conformer.

Mais il serait maladroit de réduire la persona à la fonction professionnelle. L'absence de fonction professionnelle est une persona tout aussi généreusement distribuée par le corps social : le "chômeur" n'est pas seulement un individu qui n'a pas d'emploi rémunéré ; à travers la désignation "chômeur", c'est tout un mode de vie, de rapport au monde qui se trouve désigné, et dont il est socialement risqué (pour le chômeur) de s'écarter. Un réalisateur (Pierre Carles) s'est d'ailleurs amusé à mettre scène ce "scandale" social que représente un chômeur heureux et fier de l'être...

 De la même façon, le fait d'être un "élève de ZEP" n'est pas une simple caractérisation scolaire : à travers elle, c'est toute une persona, un rôle social qui se trouve désigné (un "élève de ZEP", ça vide les extincteurs, ça tague les murs, ça vient ou ça ne vient pas, etc.) Et c'est bien la raison pour laquelle certains établissements scolaires ont cherché à éviter l'appellation ZEP ! Car n'oublions pas l'enseignement d'Alain : contrairement à ce qu'il se passe face aux nuages, face aux hommes mes attentes influencent effectivement leur comportement. Le corps social s'attendra toujours à ce qu'un maghrebin de banlieue se comporte en "maghrébin de banlieue" (c'est-à-dire conformément  à la représentation sociale du comportement d'un adolescent d'origine maghrébine et vivant en banlieue) ;  et ce faisant, il incitera naturellement tout maghrebin de banlieue à se comporter en "maghrébin de banlieue"... 

[Avec ceux que j'ai en tronc commun, nous avons croisé cette idée avec Kery James ; être un "rebelle" pour un banlieusard, c'est avant tout refuser de se conformer.... non pas aux lois, mais au personnage qu'on l'incite à jouer. Or ce personnage, c'est justement celui d'un "jeune de banlieue", qui est décrocheur, qui fume du cannabis et se livre à de la petite délinquance. Pour Kery James, être un "combattant", c'est donc "ne pas faire ce qu'on attend de lui', être rebelle : et donc... travailler à l'école, ne pas fumer de cannabis, et vendre des voitures au lieu de les brûler.]

Le corps social tend donc à conduire les individus à adopter le rôle social (le "personnage") lié à la caractéristique par laquelle il les saisit (profession, etc.). En cela, la "persona" d'un individu reste modelée, mise en forme, désignée par le corps social lui-même. Elle est à la fois individuelle (c'est l'image qu'un individu cherche à donner de lui) et sociale (elle est liée au rôle que la société lui attribue) : elle est le point nodal où s'articulent l'image de soi que l'individu cherche à donner, et le rôle que le corps social le pousse à jouer.

La persona répond donc à la fois : 

     _ à une exigence psychologique : j'ai besoin de donner une certaine image de moi aux autres, toute prise de parole est déjà adoption d'un certain personnage ; toute mise en scène de soi (autobiographie, etc.) est déjà une mise en scène de soi : ce que vous avez vu avec M. Delias

     _ à une exigence sociologique (les exigences de la vie en société exigent que je "filtre" les informations que je communique aux autres, les autres ont besoin que je me conforme à une certain personnage.

En tant que telle, elle n'est pas de l'ordre du mensonge ou de l'hypocrisie. En quoi peut-elle alors poser problème ?

Le problème vient essentiellement du fait que cette dissociation du "moi" et du "personnage social" est instable. La conscience de cette dissociation doit le plus souvent être occultée, car elle est destructrice psychologiquement et socialement.

     1. Elle est destructrice psychologiquement. Car si je garde toujours conscience du fait que mes paroles, mes attitudes, mes comportements ne sont jamais l'expression directe de ce que je suis (de ce que je pense, de ce que je désire, etc), mais sont le produit d'une "mise en scène" qui vise à produire chez les autres une certaine impression, et à répondre à certaines attentes, je risque fort de développer un certain rapport pathologique à moi-même, qui repose sur le fait que je me considère essentiellement comme un acteur. Je fais quelque chose (mais en mon for intérieur je garde conscience que j'aurais pu faire autrement), je dis quelque chose (mais en mon for intérieur je garde conscience du fait que j'aurais aussi pu dire l'inverse), je lutte pour quelque chose (mais en mon for intérieur je garde conscience que je suis loin d'être totalement convaincu), etc. Ma vie risque fort de ne m'apparaître que comme un rôle, le monde comme une scène où chacun adopte un personnage qui n'est pas réellement lui-même, etc. Si les autres m'aiment, c'est parce qu'ils me prennent pour un autre ; et je deviens incapable de les aimer car je sais que je ne les aimerais plus si je les voyais tels qu'ils sont en réalité, etc. Si le monde n'est qu'un théâtre, pourquoi le prendre au sérieux ?

     2. Elle est destructrice socialement. Comme l'a bien vu Molière, l'aboutissement logique du refus de toutes les "conventions" qui empêchent les individus d'apparaître "tels qu'ils sont" : c'est la misanthropie. Dans la mesure où le fait que chacun adopte un rôle est une nécessité sociale, celui qui refuse tous les rôles ne peut que refuser la vie sociale. Il faudrait donc accepter ce rôle tout en gardant conscience que "ce n'est qu'un rôle" ; mais cette conscience est souvent incompatible avec le fait de jouer le rôle correctement. Un acteur ne peut jouer son rôle de façon crédible qu'en oubliant qu'il ne fait que "jouer", en ressentant réellement les émotions qu'il doit exprimer, en s'identifiant (au moins en partie) au personnage. Lorsque mon enfant fait une bêtise (qui aurait pu être dangereuse pour lui ou un autre), et que j'accepte de jouer mon rôle de père, je ne peux jouer correctement ce rôle que si, au moment où je condamne, je crois réellement être ce que je dois paraître (une autorité dont le juste courroux est suscité par une faute condamnable). Réprimander "sans conviction", c'est vider la réprimande de ce qui lui donne son sens et son efficacité. Je dois "y croire" (sur le moment du moins) pour pouvoir jouer mon rôle. Certes, ce rôle, comme tout rôle, est un personnage que je joue ; mais ce rôle, c'est aussi ma fonction qui exige que je le joue, c'est la responsabilité que j'ai acceptée en devenant père. Dire "qui suis-je, moi, pour te réprimander ?", ce n'est pas faire preuve de courage : c'est refuser d'assumer mes responsabilités.

On voit donc que, pour des raisons psychologiques et sociologiques, l'individu doit occulter la distinction entre son Moi et sa persona. Il doit, momentanément du moins, perdre conscience du fait que le rôle qu'il joue n'est, effectivement, qu'un rôle, et que le personnage qu'il endosse n'est, effectivement, qu'un personnage. En d'autres termes, il doit "se prendre" pour celui qu'il joue ; dans les termes de Jung, il doit s'identifier à sa persona.

S'identifier à sa persona, c'est perdre conscience de la différence qui existe entre le personnage que nous jouons devant les autres, et notre Moi. C'est donc perdre conscience de tous les éléments du Moi qui ne sont pas conformes à la persona. C'est donc refouler tous les aspects de notre personnalité qui contredisent notre persona.

Ce refoulement, nous venons de le voir, tend à découler logiquement d'exigences psychologiques et sociologiques. Cela ne l'empêche pas de représenter, pour Jung, un lourd sacrifice : l'individu doit refouler des pans entiers de sa personnalité. Mais ce n'est pas ce sacrifice qui constitue un "problème" aux yeux du psychanalyste : ce sont ses conséquences. Car le principe fondamental de la psychanalyse (de Freud, de Jung...) est que les éléments refoulés ne cessent pas pour autant d'exister !

C'est le principe sur lequel repose toute l'interprétation psychanalytique des névroses : un contenu psychique refoulé trouve des voies de manifestation indirectes, déguisées, et ce sont ces manifestations qui constituent les symptômes constitutifs des névroses.

Reprenons notre cheminement :

1. Lorsqu'un individu s'identifie à sa seule persona, lorsqu'il cherche à fusionner avec son rôle-personnage social, il fait violence à son identité, à son Moi, en cherchant à le coucher sur le lit de Procuste qu'est pour lui la persona. Il cherche à l'amputer de toutes les caractéristiques qui ne sont pas intégrables à la persona, ce qui le conduit à refouler ces caractéristiques

d'où :

2. Les caractères du Moi incompatibles avec la persona, refoulés dans l'inconscient, cherchent des voies de sorties indirectes, qu'il trouve sous forme de symptômes névrotiques.

On comprend ainsi que l'identification du Moi à la persona soit, pour Jung, une cause majeure de névrose.  

Thésée tuant Procuste en lui faisant subir le sort que lui-même réservait aux voyageurs : Procuste leur proposait un lit auquel ils devaient s'ajuster exactement. S'ils étaient trop grands, il taillait le corps pour couper ce qui dépassait ; s'ils étaient trop petits, il les étirait. Le mythe veut que le lit (c'est un lit symbolique) ne corresponde à la taille d'aucun homme... pas même celle de Procuste.   

En quoi consiste précisément cette névrose à laquelle aboutit l'identification à la persona ?

L'idée de Jung est que tous les éléments de la personnalité incompatibles avec la persona, après avoir été refoulés, vont constituer dans l'inconscient une sorte d'anti-persona, un "moi inconscient" constitué de tous les éléments incompatibles avec le personnage que l'individu joue en société. Cette "persona inversée", c'est ce que Jung nomme : l'anima.

L'anima est l'antithèse inconsciente de la persona.

Comment s'exprime alors l'anima ?

     1. Tout d'abord, elle va d'abord s'exprimer dans l'espace au sein duquel l'individu n'est plus contraint de jouer son rôle social : c'est-à-dire : au sein de l'espace privé. C'est dans le monde domestique, dans l'espace de la famille que les traits de personnalité refoulés vont pouvoir s'exprimer de la manière la plus visible.

     2. Dans la mesure où les éléments constitutifs de l'anima restent inconscients, il ne peuvent pas bénéficier du processus de développement, de maturation dont jouissent les caractères conscients. Ils vont donc garder une forme infantile. L'anima n'est donc pas seulement constituée d'éléments que l'individu ne peut pas exprimer, manifester à travers sa persona : elle réunit ces éléments dans la mesure où ils gardent une dimension primitive, immature.

Nous aboutissons ainsi à une premier effet (névrotique) de l'identification à la persona : c'est que l'individu, hors d'atteinte du regard de la société, à l'abri dans son espace privé, va pouvoir libérer tous les aspects de sa personnalité qui sont incompatibles avec le personnage social qu'il joue ; et il ne va les exprimer que sous la forme immature qu'elles ont gardé dans l'inconscient.

Prenons l'exemple donné par Jung lui-même : le "grand homme" qui joue en société le rôle de l'homme viril, solide, rationnel, maître de lui-même et philanthrope... peut se transformer dans l'espace domestique en individu émotif et capricieux, jaloux et dépendant, égocentrique et susceptible ; il devient petit tyran domestique, dès qu'il cesse d'être cet homme raisonnable qu'il est dans l'espace public.

Ainsi donc, la persona, l’image idéale de l’homme tel qu’il devrait et voudrait être, se trouve intérieurement de plus en plus compensée par une faiblesse toute féminine ; et, dans la mesure où extérieurement il joue l’homme fort, intérieurement il se métamorphose en une manière d’être féminoïde que j’ai appelé anima.

Mais n'est-il pas alors conduit à prendre conscience des éléments qu'il a refoulés ? Le spectacle de son propre infantilisme ne le conduit-il pas à reconnaître qu'il n'est pas seulement cet "homme fort et sage" qu'il joue en société, et qu'il existe en lui d'autres éléments de sa personnalité qu'il devrait assumer, et porter à maturité ?

Il faut ici revenir au principe-clé de la psychanalyse ; si un individu refoule des contenus de son psychisme, ce n'est pas parce qu'il n' a pas eu l'occasion d'en prendre conscience, c'est parce qu'il ne veut pas les voir. Il n'y a donc aucune raison, dans les termes de Jung, pour que le spectacle de sa propre transformation en petit roi infantile et despotique conduise l'individu à prendre conscience des éléments refoulés de sa personnalité. Il va au contraire recourir au procédé auquel le psychisme humain fait systématiquement appel pour exprimer ses éléments refoulés : il va les projeter sur les personnes de son entourage.

Pour Jung, ce sont avant tout sa femme (et ses enfants) qui vont servir de réceptacles de projection à ses propres pulsions refoulées et infantiles. C'est sa femme qu'il accusera d'être trop émotive, capricieuse, dépendante, infantile, irresponsable, immature, tyrannique, jalouse, etc.

[J’ai ainsi appris] et compris qu’un homme qui s’identifie à sa persona peut, sans y prendre garde, laisser dégouliner et glisser sur sa femme tous les éléments de sa propre psychologie qui le gênent et qu’il voudrait rejeter ; sa femme les incarnera et les vivra sans qu’il le remarque ; souvent, sans avoir une claire conscience des causes de ce qui lui arrive, elle paiera son sacrifice d’elle-même du prix d’une lourde névrose.

Et sa femme se montrera d'autant plus docile à ce faisceau de projections qu'elle doit elle-même jouer un certain personnage, tout à fait compatible avec elles ; ce que la société attend d'une femme, ce à quoi elle s'attend de sa part (notamment dans la bourgeoisie du 19e siècle), ce n'est certes pas qu'elle soit forte et rationnelle : c'est au contraire qu'elle soit fragile, émotive, relativement infantile et dépendante de son mari pour justifier la tutelle que le droit lui donne sur elle, etc. Inversement, tous les traits "virils" de sa personnalité, elle doit les refouler ; ce qui la conduira :

     a) à les exprimer sous une forme infantile, immature, dans son espace privé (par exemple : dans son comportement avec ses domestiques)

     b) à les projeter sur son mari : qui bénéficiera ainsi d'un surcroît de "virilité"... qui lui permettra plus facilement d'occulter le caractère infantile de son propre comportement !

Elle développe alors un complexe d’infériorité, témoigne corrélativement d’un comportement de qualité inférieure, ce qui, en retour, apporte à l’homme la preuve bienvenue que ce n’est pas lui, le « héros », qui dans la vie privée manque de « classe » et de capacité, mais que c’est bel et bien sa femme. Celle-ci récupère alors au moins cette illusion (…) d’avoir épousé un héros.

Et Jung de conclure :

C’est ce va-et-vient de chimères que l’on appelle bien souvent : contenu d’une vie.

On comprend alors en quoi consiste "l'image de la femme" telle qu'elle tend à se constituer de façon dominante dans la bourgeoisie moderne ; cette "féminité" n'a, en fait, pas grand chose à voir avec ce que sont réellement les femmes. Elles ont, en revanche, tout à voir avec ce que ne doivent pas être les hommes. La "féminité", c'est le personnage constitué de l'ensemble des éléments incompatibles avec les attributs sociaux de la virilité, demeurés à l'état immature. La féminité, c'est un composé de fragilité, d'émotivité et d'immaturité : c'est une anti-virilité immature. C'est l'anima des hommes.

On voit ainsi comment la dialectique du "Moi" et de la société peut conduire, du fait de mécanismes psychologiques et sociologiques explicables, à des processus névrotiques. La question est alors, évidemment, de savoir comment on peut éviter ces dérives pathologiques. Nous ne développerons pas ce point ici, qui déborde du cadre de notre sujet et exigerait que nous entrions dans le détail de la "psychologie des profondeurs". L'idée-clé est cependant la suivante : l'âge de la maturité, pour Jung, qui correspond (en gros) à la seconde partie de la vie d'un individu, consiste justement à travailler à la prise de conscience de tous les éléments du pschisme qu'il a dû laisser dans l'ombre, pour pouvoir les porter à maturité. Le principe-clé de la psychologie jungienne est toujours le même : il s'agit de découvrir et d'assumer la plus grande partie possible de notre psychisme, de notre "âme", de manière à exprimer sous une forme élaborée le maximum de notre identité.

C'est le sens jungien du "deviens qui tu es" : connais-toi toi-même le plus possible, et réalise ton identité sous les formes les plus accomplies. Eclaire et accueille ce qui est en toi, et exprime-le sous les formes les plus hautes que tu peux atteindre : c'est ainsi que tu pourras être pleinement homme (car ces formes élaborées constituent le domaine de la culture : l'art, la science, l'éthique, etc.) et pleinement toi-même.