Critique philosophique du Moi
La critique philosphique du Moi
Nous passons maintenant à une question qui ne porte plus sur la distinction entre objectivité et subjectivité, mais sur le rapport du Moi à lui-même.
Si l'optique rationaliste-positiviste tendait à produire une critique du "Moi" en tant que facteur de distorsion de la vérité, au profit du jugement objectif, débarrassé de toute considération personnelle, une autre critique apparaît dès l'apparition du mot "Moi" dans la pensée occidentale. De façon paradoxale, l'une des premières occurrence (peut-être la première) du mot "Moi" en tant que substantif ("le Moi") se trouve chez Blaise Pascal, philosophe (et mathématicien, et physicien, et théologien...) du XVII° siècle ; et c'est pour affirmer que le Moi... "est haïssable" !
Le moi est haïssable. Ainsi ceux qui ne l’ôtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables.
Que signifie cette formule ? Qu'est-ce que le Moi chez Pascal, et en quoi est-il haïssable ?
Blaise PASCAL
Il faut en fait différencier deux sens possibles du mot "Moi" chez Pascal.
1. D'un côté, le "Moi", c'est ce qui singularise le sujet, ce qui le caractérise en tant qu'individu, c'est ce qui fait qu'il est "lui", et pas un autre. Le Moi est alors rattaché à toutes les caractéristiques individuelles d'un homme : son corps, ses désirs, ses penchants, sa richesse, sa puissance, mais aussi tout ce qui se relie à son intérêt personnel (dans la mesure où son intérêt n'est pas nécessairement celui des autres). Le Moi, c'est donc ce qui fait du sujet humain un individu particulier.
2. De l'autre, le Moi, c'est ce qui, en moi, s'attache au Moi (au premier sens). C'est tout ce qui se rapporte à l'amour de soi, à la tendance à cultiver, à affirmer et à privilégier ce qui me caractérise en tant qu'individu, ce qui vise à développer et à valoriser ma singularité. Le Moi désigne donc ici la tendance "égocentrique" de l'être humain, sa tendance à se poser comme le centre de ses préoccupations, mais aussi "l'égoïsme" de l'homme, sa tendance à privilégier son propre intérêt (vie, puissance, bonheur...) avant celui des autres.
En quoi le Moi est-il alors "haïssable" ? Et lequel ?
Examinons d'abord le cas du premier "Moi". Ce que nous dit Pascal de ce premier Moi, c'est en fait moins qu'il est "haïssable" qu'il ne peut pas véritablement être aimable. Pourquoi ?
En premier lieu parce qu'il est insaisissable, toujours retranché derrière des "qualités" (c'est-à-dire : des caractéristiques, des propriétés) qui, elles, sont fluctuantes, passagères. Quand j'aime quelqu'un, est-ce que je l'aime, lui ?
Je peux aimer quelqu'un pour sa beauté ; mais cette beauté est passagère : il n'était pas réellement séduisant quand il est né, et il cessera probablement de l'être bientôt. Et supposons que demain il soit atteint d'une maladie qui détruit l'harmonie de son visage : si je l'aime pour sa beauté, il va de soi que je ne l'aimerai plus. Puis-je alors dire que je l'aimais, lui ? Apparemment non : je n'aimais que sa beauté, c'est-à-dire une "qualité" qui était provisoirement la sienne, mais qu'il peut perdre.
Brigitte Bardot...
Je peux aimer quelqu'un parce qu'il me fascine par sa richesse, sa puissance, sa célébrité, l'influence qu'il exerce. Très bien, mais que se passera-t-il alors si demain celui que j'aime se trouve ruiné ? S'il se retrouve proscrit ? Il est toujours "lui" ; et si je cesse de l'aimer parce qu'il n'incarne plus cet idéal de force et de puissance, c'est que je ne l'aimais pas, lui : je n'aimais que des qualités dont il était pourvu et qu'il a perdues.
Je peux aimer quelqu'un pour sa pensée, pour ses idées ; mais ces idées évoluent. Je ne pensais pas hier ce que je pense aujourd'hui, et il n'y a aucune raison de penser que je penserai demain ce que je défends actuellement. Mon expérience, ma réflexion peuvent me faire changer d'avis, d'opinion ; je peux changer ma vision du monde, je peux changer de bord politique, de religion, etc. On retrouve alors notre premier constat : si celui qui m'aimait hier pour mes idées, et ne m'aime plus aujourd'hui parce que j'en ai changé, peut-on vraiment dire qu'il m'aimait, moi ? Je suis toujours Moi : si c'est "Moi" qu'il aimait, il m'aimerait encore aujourd'hui, alors même que je ne suis plus l'anarchiste qu'il fréquentait, mais un nationaliste virulent. S'il m'aimait, moi, il m'aimerait encore alors que je suis réduit à un état végétatif qui fait que je ne suis plus même capable de me reconnaître dans un miroir...
La conclusion qu'en tire Pascal est qu'en réalité, nous n'aimons jamais quelqu'un ; nous n'aimons que des qualités, qu'il peut posséder (et perdre) mais qui ne sont pas lui. Nous aimons quelqu'un pour sa beauté, sa puissance, ses idées, ses valeurs : mais tout ceci est passager, fluctuant, changeant, alors que celui que je prétends aimer est toujours "lui". Ce n'est donc pas "lui" que j'aime, mais les qualités qui sont les siennes à un moment donné.
Si je l'aimais, lui, je l'aimerais même s'il changeait de corps, de statut, d'idées, etc. Mais alors... qu'est-ce donc que je pourrais aimer ? Et si je l'aime, lui, indépendamment de son apparence, de son statut social, de ses opinions du moment, qu'est-ce qui justifie le fait de l'aimer, lui, plutôt que n'importe quel être humain ?
Examinons maintenant le cas du second "Moi".
Ce "Moi qui s'attache au Moi" semble d'abord commettre une erreur, qui découle de ce que nous venons de dire. Sattacher à soi-même, c'est s'attacher à quelque chose dont on ne voit pas bien en quoi il serait digne d'attachement. Car si je m'aime pour ma beauté, alors il faut admettre que ce n'est pas "moi" que j'aime, et que je devrai cesser de m'aimer dès que je cesserai d'être beau. S c'est le cas, ce n'est pas "Moi" que j'aimais, mais une qualité passagère. Si je continue à m'aimer, c'est que ce n'est pas ma beauté que j'aimais, mais.... autre chose.
On peut renouveler le raisonnement avec toutes les autres caractéristiques : la puissance, la "mentalité", etc. Dans tous les cas il faudra admettre que, soit le Moi se trompe (il croit s'aimer lui-même, mais il n'aime en fait que des qualités passagères), soit il aime quelque chose... dont on ne voit pas bien en quoi il serait aimable. En quoi serais-je, "moi", digne d'intérêt, indépendamment de ce que je parais, de ce que je pense, de ce que je fais, etc.? Qu'est-ce qui peut bien faire ma valeur, et justifier l'amour que je me porte ?
Il n'y a que deux réponses possibles :
_ soit je m'intéresse à moi parce que.... je suis moi, et que c'est de moi qu'il s'agit. J'aime "Moi" parce que je suis moi, et parce que Moi est moi, point.
_ soit je m'aime en tant qu'homme, être humain, indépendamment de toutes les qualités qui peuvent être les miennes à un moment donné. Et alors on ne voit pas du tout pourquoi je m'aimerais Moi plutôt qu'un autre.
Dans le premier cas, l'attachement au Moi est totalement arbitraire : je me pose comme objet d'intérêt, alors que rien ne vient justifier cet intérêt que je me porte.
Dans le second cas, l'attachement au Moi est absurde : je n'ai aucune raison de m'aimer Moi plutôt qu'un autre.
Mais justement : pourquoi ne pas m'aimer en tant qu'homme ? Cela contredirait certes l'attachement à moi, et le Moi ne deviendrait pas plus aimable que n'importe quel être humain. Mais pourquoi ne pas aimer l'Homme en moi, comme je l'aimerai en tous les autres ? Pourquoi ne pas aimer... l'Humanité ?
Nous trouvons ici le second point, très important pour la pensée de Pascal : même en faisant abstraction des qualités qui caractérisent (provisoirement) un être humain, il n'y a vraiment aucune raison d'aimer l'homme "en tant qu'homme". Car l'être humain n'a vraiment rien de glorieux : c'est une créature "misérable".
_ c'est une créature faible, insignifiante à l'échelle de l'Univers, perdue entre l'infiniment petit et l'infiniment grand.
_ c'est une créature qui n'a pas du tout la perfection qu'il tend à se prêter : ses connaissances sont extrêmement limitées (combien de choses que nous ignorons pour chaque chose que nous croyons connaître ?), et sa raison est continuellement débordée par son imagination et ses passions (pour Pascal, il suffit d'observer une foule, ou de mettre un "sage" devant un précipice pour s'en rendre compte)
_ mais surtout, l'homme est pécheur : il est l'héritier du Péché originel. L'Homme est la créature qui a choisi de se détourner de son Créateur, qui a délibérément désobéi à Dieu ; c'est une créature qui, par elle-même, ne pourra jamais mériter son Salut.
Il faut insister sur ce dernier point. Pascal est l'un des principaux théoriciens du jansénisme ; or l'un des principes fondamentaux du jansénisme est précisément que l'homme est totalement incapable de rompre par lui-même, par ses propres efforts, avec son statut de pécheur. Seule la grâce, qui est un libre don de Dieu, peut le sauver. L'homme en tant que créature est une créature mauvaise, et on ne voit vraiment pas ce qui pourrait justifier l'attachement qu'on lui porte.
En fait il n'y a qu'un seul être qui soit digne d'amour pour Pascal. C'est l'Être qui, lui, est immuable, absolument parfait et bon. C'est Dieu.
C'est Dieu que je dois aimer, c'est Dieu qui est le seul objet digne d'amour, l'amour de Dieu est le seul amour qui ne se trompe pas d'objet.
Et l'on comprend alors la troisième raison qui fait du "Moi" un être haïssable. C'est que l'attachement à moi-même me détourne de Dieu ; en pensant à moi-même, je cesse de penser à Dieu. Losrque je m'attache à moi-même, je commets à nouveau la faute de celui qui fut le plus beau des anges : Lucifer. C'est parce que Lucifer s'est épris de sa propre lumière qu'il s'est détourné de Dieu ; en se retournant vers lui-même, il s'est retourné contre Dieu. C'est cette faute qui est au fondement du Péché originel : ce que le serpent avait promis à Eve, c'est qu'en violant l'interdit divin, en mangeant du fruit de l'arbre de la connaissance, Adam et Eve "seraient comme des dieux".
Là est la faute capitale de l'homme : vouloir prendre la place de Dieu. Tourner vers lui-même l'attachement et l'amour qu'il ne devrait porter qu'à Dieu. Se détourner de Dieu pour se tourner vers lui-même. On comprend alors en quoi le "Moi" est haïssable : c'est que le Moi (au sens 2) est précisément la tendance qui en moi, me détourne de Dieu.
Le Lucifer de Liège (cathédrale Saint-Paul, à Liège)
Soit. Mais ne pourrait-on pas pourtant tenter de concilier l'un et l'autre ? Ne pourrais-je pas m'aimer moi-même tout en aimant Dieu ? Faut-il cesser de s'aimer soi-même, et d'aimer les autres, pour aimer Dieu ? Le Christ n'a-t-il pas dit : "aime Dieu", mais aussi... "aime ton prochain comme toi-même ?"
Il faut ici donner deux réponses.
La première est que, si l'homme se tourne vers Dieu, la conscience qu'il prendra de lui-même ne fera certainement pas de lui un objet d'amour. Celui qui se tourne vers Dieu ne peut que prendre conscience de sa nature "misérable". Il ne peut que s'apercevoir de son insignifiance, de sa faiblesse, de sa culpabilité face à Dieu. L'homme qui se tourne vers Dieu s'élève bien vers ce qui fait la grandeur de l'homme ; mais, pour Pascal, cette "grandeur" consiste précisément à prendre conscience... de sa nature misérable ! La grandeur de l'homme consiste en ce qu'il se sait misérable... L'amour de Dieu ne conduit certes pas à l'amour de soi : il conduit à l'humiiation de soi devant Dieu.
La seconde réponse donne son véritable sens (selon Pascal) à l'impératif chrétien "aime ton prochain comme toi-même". On voit bien ici qu'il ne s'agit pas du tout d'aimer quelqu'un pour son "Moi" : aucun privilège ne doit être accordé ici à "moi", qui ne doit être aimé que comme tous les autres. Et si les autres doivent être aimés, ce n'est pas pour leurs qualités : le prochain, ce sont tous les hommes, indépendament de leur beauté, de leur puissance, de leur intelligence, etc. Si je dois aimer les autres, comme moi-même, c'est que nous sommes tous... des créatures de Dieu. La seule chose qui fait de l'Homme un être aimable, c'est le fait qu'il a été créé par Dieu. En l'Homme, ce n'est pas l'Homme, et encore moins tel ou tel individu, que je dois aimer : ce n'est pas la créature, c'est la créature... de Dieu. C'est-à-dire en fait : le Créateur.
On comprend alors que l'amour d'un autre homme (ou d'une autre femme), lorsqu'on le comprend au sens humain (sentiment amoureux, amour charnel, amour de la patrie, amour pour les membres de la famille, pour les proches, etc.) est tout aussi condamnable que l'amour de soi ; comme le sont l'amour de la richesse, de la puissance, de la gloire, et de toutes les choses mondaines. Le seul amour digne, c'est celui qui est rapporté à Dieu. Dès que j'aime les choses ou les êtres pour eux-mêmes, ou pour l'intérêt qu'ils ont pour moi, cet amour est condamnable. L'amour du prochain, ce n'est pas l'amour de l'autre pour ce qu'il est, lui, mais c'est l'amour pour ce qui, justement, en lui, n'a rien à voir avec "lui" ou avec "moi" : c'est l'amour pour le Dieu qui l'a créé et dont il est la créature.
Et là encore, le Moi, qui s'attache à Moi, et pas aux autres, est encore haïssable. Car en se tournant vers Moi, il se détourne des autres. Il refuse de se plier au commandement de Dieu qui me commande d'aimer mon prochain comme moi-même, en tant que le prochain est, comme moi, Sa créature.
Si je le hais, parce qu’il est injuste, et qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités ; il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il le veut asservir ; car chaque moi est l’ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres.
Le Moi, l'égoïsme, me détourne donc trois fois de Dieu :
_ en tournant vers moi l'amour que je devrais Lui porter,
_ en substituant l'amour propre, l'orgueil, la vanité, à la conscience de mon caractère misérable.
_ en tournant vers moi l'amour que je devrais porter au prochain
Oui, décidément, le Moi... est haïssable !
Une apparition assez incongrue de Bascal : sur les billets de 500 francs !
Et maintenant, pour vérifier que les points importants ont été saisis, vous pouvez faire le quiz
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