Deuxième chapitre, introduction
Les limites de l'humain
Cours introductif
Nous commençons aujourd'hui notre second grand chapitre de l'année : "Les limites de l'Humain". Comme tous les chapitres du programme de HLP, il est lié à une période de référence ; de façon logique, il s'agit de la dernière, c'est-à-dire de l'époque contemporaine (XX°-XXI° siècle). Ce chapitre est divisé en trois items. L'un d'entre eux ne devrait pas figurer au programme des sujets d'épreuve de spécialité, nous le renverrons donc à plus tard (même si, en vérité, il sera nécessairement impliqué par le traitement des deux autres) : il s'agit du triptyque : "Création, continuités et ruptures". Les thèmes que nous devons donc avoir parcourus avant les épreuves du 15-17 mars sont donc les suivants :
1. Histoire et violence
2. L'humain et ses limites
Avant de commencer, il faut donc repartir de la logique propre à la spécialité HLP, en se demandant pourquoi ce sont ces thèmes-là qui sont particulièrement pertinents pour un questionnement de type "Humanités" au XX° siècle. Ce qui veut dire qu'il faut comprendre pourquoi l'évolution culturelle des XVIII°-XIX° siècles, confrontée à la réalité du XX° siècle, a constitué ces thèmes comme des enjeux-clé.
a. Qu'est-ce qui a amené la pensée européenne à envisager la question du rapport entre histoire et violence ? Comment et pourquoi cette question s'est-elle posée aux XVIII°-XIX° siècles, et comment les réponses apportées ont-elles été remises en cause par la réalité historique du XX° siècle ? Qu'est-ce qui a amené les penseurs, mais aussi les artistes du XX° siècle, à repenser la place et le rôle de la violence dans l'Histoire ?
b. Comment la pensée européenne des XVIII° et XIX° siècle concevait-elle la nature de l'homme, et quelles limites lui fixait-elle ? En quoi le XX° siècle, et le début du XXI° nous obligent-ils à reconsidérer cette conception de l'homme ? Et pourquoi la représentation de l'homme, de ce qui fait son humanité, redevient-elle une question cruciale à l'heure actuelle ? Y a-t-il des "limites" de l'homme qui se trouvent dépassées du fait des évolutions (scientifiques, techniques, etc.) et en quoi ce dépassement impose-t-il de fixer de nouvelles limites, notamment dans le domaine éthique ?
Il faut, encore et toujours, repartir du fondement des "Humanités", du projet initial de l'Humanisme.
1. Le principe fondamental de l'Humanisme, c'est que la tâche de l'Homme est de réaliser pleinement son humanité par la Culture. Pour cela, il doit développer pleinement les dispositions qui font de lui un être humain, ses "facultés naturelles".
2. Dans l'Humanisme de la Renaissance, nous avons vu qu'il n'existait pas de séparation radicale entre ces dispositions : devenir "pleinement humain", développer nos "dispositions naturelles", c'était tout aussi bien développer notre rationalité (par la science, la philosophie...) que notre sensibilité esthétique (par l'art) ou notre foi (dans l'espace religieux), tous ces développements s'articulant par ailleurs, notamment dans le langage.
3. Au cours des XVIII°-XIX° siècle, nous avons vu s'opérer une sorte de divorce entre la rationalité et la sensibilité. La valorisation de la raison, de la rationalité (aboutissant à la sacralisation de la science) atteint son apogée dans le positivisme du XIX° siècle, avec Auguste Comte (et ses successeurs) ; inversement, la valorisation du coeur, de la sensibilité (aboutissant à une sacralisation de l'art) trouve son accomplissement dans le Romantisme. Nous avons vu comment cette opposition se retrouvait :
a. dans le rapport au Moi, le "sujet universel", anonyme, purement rationnel de la science s'opposant à la sensibilité individuelle, personnelle que l'artiste doit explorer et exprimer dans son oeuvre ;
b. ou dans la définition de l'expérience, l'expérience scientifique, reproductible à l'identique par n'importe quel individu, s'opposant à l'expérience personnelle, par laquelle l'individu découvre et forme son identité propre, dans le cadre du Romantisme.
En quoi le XX° siècle a-t-il renouvelé ce débat ? A qui a-t-il donné "raison" ?
On pourrait dire qu'il a confirmé aussi bien le positivisme et le Romantisme. Il a accompli les prophéties, célébré la victoire matérielle du premier... tout en légitimant les craintes et les alarmes spirituelles du second.
Ce constat est paradoxal, mais il n'est, après tout, pas si surprenant. Nous avons déjà souligné que, si le XIX° siècle est bien le siècle du Romantisme, il n'est pas du tout un siècle romantique ! La période d'éclosion et d'épanouissement du Romantisme n'est pas du tout un siècle dévolu à l'art et aux méditations métaphysiques : c'est le siècle du triomphe de la science, de la technique et du commerce, le siècle qui assure le triomphe économique, politique et culturel de la bourgeoisie marchande. Comme le souligne Baudelaire, le Dieu du XIX° siècle, ce n'est pas le dieu des mystiques, c'est le Dieu de l'Utile ; et si le nom même de Dieu apparaît dans des endroits où il n'était pas encore apparu jusque là, c'est sur les billets de banque (c'est en 1864 que la formule In God we trust apparaît pour la première fois sur une pièce de 2 cents, avant d'être imprimée sur tous les billets de banque américains).
Il peut donc bien y avoir triomphe du positivisme et légitimation de sa critique romantique. Mais au XX° siècle, le triomphe de la "Raison" va aboutir à des conséquences que même les plus fervents défenseurs de la science et de la technique vont regarder avec horreur. Pour le grand courant qui va du Rationalisme du XVII° siècle au positivisme du XIX° siècle, l'homme, en développant pleinement cette faculté naturelle qu'était la raison, à travers le progrès des sciences et des techniques, ne faisait que s'humaniser lui-même. Plus l'homme devenait "rationnel", plus les sciences et les techniques progressaient, et plus il devenait humain. Le progrès scientifique et technique était un progrès de la Raison, c'est-à-dire aussi bien de la rationalité de l'homme que de la rationalisation de la nature qu'il parvenait à connaître (par la science) et à dominer (par la technique).
Or ce que le XX° siècle va démontrer, c'est que le progrès des sciences et des techniques, même lorsqu'il résulte bien de l'usage par l'homme de sa raison, ne conduit pas nécessairement à une humanisation de l'homme. Bien au contraire, la puissance scientifique et technique de l'homme peut aboutir à la destruction de ce qui fait l'humanité de l'Homme. On aboutit ainsi à un paradoxe fondamental, qui se trouve au coeur de l'évolution de la pensée européenne du XX° siècle, et que l'on peut formuler comme suit :
Alors que selon la perspective fondamentale de l'Humanisme, qui marque la culture européenne de l'Antiquité au XIX° siècle, l'homme, en faisant usage de cette faculté naturelle qu'est la Raison, s'humanise progressivement, et humanise par conséquent la nature qu'il transforme, le XX° siècle montre que l'usage par l'homme de cette faculté naturelle peut aboutir... à une déshumanisation de l'homme, et de son environnement naturel !
Comment le déploiement par l'Homme de sa Raison, cette faculté constitutive de son humanité, peut-elle aboutir à sa déshumanisation ? Comment le progrès des sciences et des techniques peut-il conduire à ces sommets de destruction qu'incarnent la Solution finale ou Hiroshima, qui sont tous deux des conséquences du progrès technologique ?
Comment le progrès des sciences et des techniques peut-il conduire à des processus de déshumanisation, d'aliénation des populations les plus vulnérables, ou à la destruction du milieu naturel ? Comment le progrès des sciences et des techniques peut-il retourner la domination de la nature par l'homme en une double menace : menace de l'homme pour la nature (qu'il détruit), menace de la nature pour l'homme (du fait des conséquences, par exemple climatiques, de la destruction) ?
Comment le développement de la raison humaine peut-elle constituer une menace pour la Culture elle-même ?
La culture (intellectuelle ou artistique) occidentale du XX° siècle prend acte de ce constat ; il lui faut maintenant l'expliquer, pour tenter de trouver des réponses. Mais pour ce faire, elle va devoir prendre acte du fait que les réponses qui avaient été apportées jusque là (et notamment par la pensée des Lumières) ne sont plus valables. On ne peut plus rendre compte de l'existence et du rôle de la violence dans l'Histoire, après les deux guerres mondiales, comme pouvaient le faire les penseurs des Lumières ; on ne peut plus concevoir l'Histoire comme le lieu d'un progrès perpétuel, fondé sur le progrès des sciences et des techniques. L'Histoire, dans sa violence, ne peut plus être considérée comme l'histoire de l'humanisation de l'homme.
Il faut repenser l'Histoire, dans son rapport à la violence.
Il faut repenser l'Homme, et les limites qu'il doit imposer à l'usage de sa raison dans le domaine des sciences et des techniques.
C'est ce que nous avons à faire dans ce chapitre.
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