Socrate 2

La preuve par l'exemple (Epictète) – Octobre 2013 – Comment vivre au  quotidien?

La mort de Socrate, par le peintre français DAVID (18e siècle)

     4) La rhétorique en procès

          a. Socrate accusé, ou accusateur ?

[Cette section du cours sera occupée par la correction de l'exercice que vous avez effectué la semaine dernière, et que vos camarades font cette semaine. Nous poursuivons donc notre cheminement socratique avec l'analyse de deux autres extraits de l'Apologie. ]

          b. L'appel aux sentiments : un procédé indigne ?

Nous prenons ici sur un extrait dans lequel Socrate déclare son refus de recourir à certains des procédés habituels des accusés : il ne fera pas, notamment, comparaître les membres de sa famille pour tenter de susciter la pitié de ses juges.

Le texte est le suivant  :

[34c] Mais peut-être se trouvera-t-il quelqu'un parmi vous qui s'irritera contre moi, en se souvenant que, dans un péril beaucoup moins grand, il a conjuré et supplié les juges avec larmes, et que, pour exciter une plus grande compassion, il a fait paraître ses enfants, tous ses parents et tous ses amis. Au lieu que je ne fais rien de tout cela, quoique, selon toute apparence, je coure le plus grand danger. Peut-être que cette différence, se présentant à son esprit, l'aigrira contre moi, et que, dans le dépit que lui [34d] causera ma conduite, il donnera son suffrage avec colère. S'il y a ici quelqu'un qui soit dans ces sentiments, ce que je ne saurais croire, mais j'en fais la supposition, je pourrais lui dire avec raison : Mon ami, j'ai aussi des parents ; car pour me servir de l'expression d'Homère : « Je ne suis point né d'un chêne ou d'un rocher, mais d'un homme. » Ainsi, Athéniens, j'ai des parents ; et pour des enfants, j'en ai trois, l'un déjà dans l'adolescence, les deux autres encore en bas âge; et cependant je ne les ferai pas paraître ici pour vous engager à m'absoudre. Pourquoi ne le ferai-je pas? Ce n'est ni par une [34e] opiniâtreté superbe, ni par aucun mépris pour vous; d'ailleurs, il ne s'agit pas ici de savoir si je regarde la mort avec intrépidité ou avec faiblesse; mais pour mon honneur, pour le vôtre et celui de la république, il ne me paraît pas convenable d'employer ces sortes de moyens, à l'âge que j'ai, et avec ma réputation, vraie ou fausse, puisque enfin c'est une [35a] opinion généralement reçue que Socrate a quelque avantage sur le vulgaire des hommes. En vérité, il serait honteux que ceux qui parmi vous se distinguent par la sagesse, le courage ou quelque autre vertu, ressemblent à beaucoup de gens que j'ai vus et qui, alors qu'ils passaient pour de grands personnages, se mettaient à faire pourtant des choses d'une bassesse étonnante quand on les jugeait, comme s'ils eussent cru qu'il leur arriverait un bien grand mal si vous les faisiez mourir, et qu'ils deviendraient immortels si vous daigniez-leur laisser la vie. De tels hommes déshonorent la patrie; [35b] car ils donneraient lieu aux étrangers de penser que parmi les Athéniens, ceux qui ont le plus de vertu, et que tous les autres choisissent préférablement à eux-mêmes pour les élever aux emplois publics et aux dignités, ne diffèrent en rien des femmes; et c'est ce que vous ne devez pas faire, Athéniens, vous qui aimez la gloire; et si nous voulions nous conduire ainsi, vous devriez ne pas le souffrir, et déclarer que celui qui a recours à ces scènes tragiques pour exciter la compassion, et qui par-là vous couvre de ridicule, vous le condamnerez plutôt que celui qui attend tranquillement votre sentence. Mais sans parler de l'opinion, il me semble que [35c] la justice veut qu'on ne doive pas son salut à ses prières, qu'on ne supplie pas le juge, mais qu'on l'éclaire et qu'on le convainque; car le juge ne siège pas ici pour sacrifier la justice au désir de plaire, mais pour la suivre religieusement: il a juré, non de faire grâce à qui bon lui semble, mais de juger suivant les lois. Il ne faut donc pas que nous vous accoutumions au parjure, et vous ne devez pas vous y laisser accoutumer; car les uns et les autres nous nous rendrions coupables envers les dieux. N'attendez donc point de moi, Athéniens, que j'aie recours auprès de vous à des choses que je ne crois ni honnêtes, ni justes, [35d] ni pieuses, et que j'y aie recours dans une occasion où je suis accusé d'impiété par Mélitos; si je vous fléchissais par mes prières, et que je vous forçasse à violer votre serment, c'est alors que je vous enseignerais l'impiété, et en voulant me justifier, je prouverais contre moi-même que je ne crois point aux dieux.

Socrate indique clairement qu'il refuse de recourir aux procédés oratoires habituels (c'est-à-dire ceux auxquels on est supposé recourir quand on est dans un tribunal). Ainsi, il ne fera pas défiler devant ses juges les membres de sa famille (dont ses enfants) pour susciter en eux un élan de compassion. Pourquoi ? 

Non (il le précise) par orgueil ou par mépris envers ses juges... mais parce qu'il les respecte.

Respecter un juge, ce n'est pas se mettre à raùper devant lui en le suppliant ; c'est considérer qu'il assume sa fonction avec probité et dignité. Ce qui implique que les décisions qu'il prend ne sont déterminées que par deux paramètres : par sa raison, et par les lois.

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Seuls les arguments doivent peser dans la balance de la justice...

Par opposition, essayer d'attendrir un juge, vouloir le « prendre par les sentiments », c'est lui faire offense : car c'est supposer que son jugement peut être déterminé, non par la raison ou les lois, mais par ses émotions. C'est donc le considérer... comme une femme (nous sommes dans l'Antiquité), c'est-à-dire comme un être dont les jugements et les actes ne sont pas déterminées par la raison, mais par ses passions.

Mobiliser des stratégies théâtrales pour susciter des sentiments de compassion chez les juges, c'est donc

     1. Mobiliser des procédés contraires à la raison pour sauver sa peau : du point de vue de Socrate, ce serait indigne de lui

     2. présupposer que la décision des juges peut être détermnée par autre chose que des considérations rationnelles ou par la loi : ce qui devrait les offenser

Donc :

      a. là encore, Socrate va refuser de recourir aux procédés habituels de l'éloquence judiciaire ;

      b. là encore, Socrate refuse donc de faire « ce qu'il est supposé faire » dans un tribunal : à savoir mobiliser tous les stratagèmes possibles pour sauver sa peau ;

      c. là encore, ce refus semble ironique (« puisque je vous respecte.... je ne ferai pas ce que vous attendez de moi, et que l'on fait habituellement dans ces tribunaux » !)

      d. là encore, cette ironie provient seulement du fait que Socrate dit exactement ce qu'il pense (il est effectivement indigne d'un juge, selon Socrate, de laisser ses émotions influencer son jugement), et qu'il décrit effectivement la situation (il est parfaitement normal, pour un accusé, de tenter d'apitoyer ses juges en faisant défiler toute sa famille). Il y a bien opposition entre ce qu'il pense et la réalité ; mais c'est bien la réalité qui semble étrange...

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S'il s'agissait réellement de raisonner et de convaincre... pourquoi les avocats seraient-ils habillés de cette façon ?

On peut ici formuler un soupçon. Ce rejet radical de la rhétorique par Socrate ne serait-il pas lui-même... un procédé rhétorique ? Dire "je dis la vérité telle qu'elle est", "je ne fais que raisonner", "je n'ai aucun talent oratoire", bref : "je me refuse à (et je suis bien incapable de) recourir à des procédés rhétoriques", n'est-ce pas encore de la rhétorique, une stratégie de persuasion ?

On peut légitimement se poser cette question, quand on se rappelle que des formules très proches se retrouvent dans le discours de Marc Antoine tel qu'il est restitué par Shakespeare : "si j'avais l'éloquence de Brutus, alors je ferais parler ces plaies une à une... mais je ne suis pas un orateur, je n'ai pas l'art Brutus", etc. Il est évident qu'ici, le "déni de rhétorique" est encore un procédé rhétorique (de la même façon qu'aujourd'hui, le fait pour un homme politique d'annoncer qu'il va dire les choses franchement, sans langue de bois... est encore de la langue de bois).

Ne pourrait-on pas élever le même soupçon à l'encontre de Socrate ? Ses adversaires n'ont-ils pas raison de l'accuser d'être un orateur habile, lui qui feint de ne pas savoir parler... pour mieux persuader ?

Théâtre en Cours Qu'est-ce qu'un bon orateur ? - Théâtre en Cours

Le discours de Marc Antoine, dans le film de Mankiewicz

Pour savoir ce qu'il en est, il est nécessaire de regarder si, oui ou non, le discours de Socrate peut être interprété comme une tentative paradoxale de sauver sa peau. En disant que ce n'est pas son but, qu'il ne vise que la vérité, qu'il ne fera appel qu'à la raison de ses  juges, et qu'il préfère de loin une mort digne d'un sage qu'une survie due à des stratégies de Sophiste... Socrate n'essaye-t-il pas, en réalité, d'obtenir la clémence de ses juges ? Dire : "je vous respecte trop pour tenter de faire appel à vos sentiments", n'est-ce pas encore flatter ses juges, etc.?

Il n'y a qu'un seul moyen de trancher la question : c'est de se pencher sur la peine que Socrate va réclamer après avoir été déclaré coupable par la majorité des juges. Ce qu'il demande va nous éclairer sur la question de savoir si, réellement, on peut considérer que son but durant le procès est de "sauver sa vie"... ou de rester fidèle à ce qu'il pense.

Nous nous penchons donc sur notre dernier extrait, qui se situe au moment du procès qui suit la première délibération des juges, qui ont dû décider de la culpabilité de Socrate et qui, la réponse majoritaire ayant été positive, doivent maintenant décider de la peine qu'ils vont lui imposer.

C'est donc la peine de mort que cet homme réclame contre moi; à la bonne heure; et moi, de mon côté, Athéniens, à quelle peine me condamnerai-je ? Je dois choisir ce qui m'est dû; Et que m'est-il dû? Quelle peine afflictive, ou quelle amende mérité-je, moi, qui me suis fait un principe de ne connaître aucun repos pendant toute ma vie, négligeant ce que les autres recherchent avec tant d'empressement, les richesses, le soin de ses affaires domestiques, les emplois militaires, les fonctions d'orateur et toutes les autres dignités; moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conjurations et des cabales si fréquentes dans la république, me [36c] trouvant réellement trop honnête homme pour ne pas me perdre en prenant part à tout cela; moi qui, laissant de côté toutes les choses où je ne pouvais être utile ni à vous ni à moi, n'ai voulu d'autre occupation que celle de vous rendre à chacun en particulier le plus grand de tous les services, en vous exhortant tous individuellement à ne pas songer à ce qui vous appartient accidentellement plutôt qu'à ce qui constitue votre essence, et à tout ce qui peut vous rendre vertueux et sages; à ne pas songer aux intérêts passagers de la patrie plutôt qu'à la patrie elle-même, [36d] et ainsi de tout le reste? Athéniens, telle a été ma conduite; que mérite-t-elle? Une récompense, si vous voulez être justes, et même une récompense qui puisse me convenir. Or, qu'est-ce qui peut convenir à un homme pauvre, votre bienfaiteur, qui a besoin de loisir pour ne s'occuper qu'à vous donner des conseils utiles?

II n'y a rien qui lui convienne plus, Athéniens, que d'être nourri dans le Prytanée; et il le mérite bien plus que celui qui, aux jeux Olympiques, a remporté le prix de la course à cheval, ou de la course des chars à deux ou à quatre chevaux; car celui-ci ne vous rend heureux qu'en [36e] apparence : moi, je vous enseigne à l'être véritablement : celui-ci a de quoi vivre, et moi je n'ai rien. Si donc il me faut déclarer ce que je mérite, en bonne justice, je le déclare, c'est [37a] d'être nourri au Prytanée.

Quand je vous parle ainsi, Athéniens, vous m'accuserez peut-être de la même arrogance qui me faisait condamner tout à l'heure les prières et les lamentations. Mais ce n'est nullement cela; mon véritable motif est que j'ai la conscience de n'avoir jamais commis envers personne d'injustice volontaire; mais je ne puis vous le persuader, car il n'y a que quelques instants que nous nous entretenons ensemble, tandis que vous auriez fini par me croire peut-être, si vous aviez, [37b] comme d'autres peuples, une loi qui, pour une condamnation à mort, exigeât un procès de plusieurs jours , au lieu qu'en si peu de temps, il est impossible de détruire des calomnies invétérées. Ayant donc la conscience que je n'ai jamais été injuste envers personne, je suis bien éloigné de vouloir l'être envers moi-même, d'avouer que je mérite une punition, et de me condamner à quelque chose de semblable; et cela dans quelle crainte? Quoi ! pour éviter la peine que réclame contre moi Mélitos, et de laquelle j'ai déjà dit que je ne sais pas si elle est un bien ou un mal, j'irai choisir une peine que je sais très-certainement être un mal, et je m'y condamnerai moi-même !

 Il faut impérativement se rappeler ici que Socrate a déjà été reconnu coupable par la majorité des juges, que l'accusation a demandé la peine de mort, et que les juges devront obligatoirement choisir entre cette peine et celle que proposera Socrate. De sorte que Socrate doit évidemment proposer une peine acceptable (par un jury qui vient de le déclarer coupable) pour sauver sa vie.

Or la « peine » que va proposer Socrate... c'est d'être nourri au Prytanée. C'est-à-dire : d'être désormais entretenu aux frais de la Cité ; une récompense que l'on réservait à des citoyens auxquels la Cité était particulièrement redevable, selon un principe assez proche de notre « Légion d'Honneur ».

Demander une récompense comme châtiment à des hommes qui viennent de vous déclarer coupable et qui n'auront le choix qu'entre la peine de mort et ce que vous proposez... ce n'est plus de la rhétorique paradoxale, c'est du suicide. Même sans analyser les raisons qui poussent Socrate à proposer cette "peine", on peut d'ores et déjà assurer qu'elle suffit à rassurer sur les réelles intentions de Socrate lors de son procès. Conformément à ce qu'il indiquait, son but n'est manifestement pas de sauver sa vie.

Et si cette proposition de peine est suicidaire, c'est aussi parce qu'elle ne peut apparaître que comme une provocation aux yeux de ses juges. Demander une récompense à ceux qui viennent de vous condamner, n'est-ce pas le comble de l'ironie ?

Et pourtant... cette proposition apparaît, encore  une fois, parfaitement logique. Elle exprime réellement ce que pense Socrate, et il est en fait absurde de supposer qu'il pourrait réclamer autre chose. En effet, puisqu'il considère qu'il est innocent et que, plus encore, il a mené une vie de citoyen exemplaire (quoi de plus citoyen que de défaire ses concitoyens de leur ignorance, et de les appeler à la vertu ?), il serait totalement absurde de sa part de réclamer une « peine » !

Comment quelqu'un qui ne prétend servir que la vérité et la justice proposerait-il à ses juges, alors qu'il pense sincèrement n'avoir rien commis de répréhensible, de l'enfermer ou de le bannir ? Celui qui ne cherche que la justice ne peut évidemment pas réclamer un châtiment à l'encontre de quelqu'un qu'il considère comme innocent ; même s'il s'agit de lui-même.

Là encore, ce qui rend donc le propos de Socrate « ironique », c'est tout simplement l'absurdité de ce qu'il devrait se passer : ce qui serait « normal », c'est qu'un citoyen qui se considère comme innocent propose à ses concitoyens de le punir. Pour sauver sa vie, Socrate devrait se condamner à la prison ou au bannissement, en châtiment... d'une vie exemplaire. La seule chose que peut logiquement réclamer quelqu'un qui se considère comme innocent et méritant, c'est une récompense. Ce que demande Socrate est parfaitement logique ; et ce qui est "ironique", c'est que le fait de le demander soit un moyen sûr d'être condamné à mort.

Fichier:La Mort de Socrates.jpg

La mort de Socrate, par François-Xavier Fabre (1802)

Suite à ces trois extraits, on peut comprendre les raisons pour lesquelles le procès de Socrate est devenu un événement symbolique, qui parcourt l'ensemble de l'histoire de la pensée occidentale ; presque tous les grands philosophes de l'histoire européenne ont, un jour ou l'autre, pris position pour (ou contre) Socrate, devenant ainsi un nouveau témoin de la défense (ou de l'accusation). Elément-clé dans l’œuvre du « père des philosophes » (Platon), le procès de Socrate est encore discuté 25 siècles plus tard... et pas seulement dans les cours de HLP. Pour ne prendre qu'un exemple, il est mobilisé par Jacques Vergès, cette grande (et sulfureuse) figure du barreau français du XX° siècle, pour étayer cette stratégie de défense particulière à laquelle il a donné le nom de « défense de rupture » : stratégie parfaitement "socratique", qui repose sur le fait que l'accusé refuse catégoriquement de « jouer le jeu » du procès, et donc de dire ce qu'il est censé dire, de faire ce qu'il faudrait qu'il fasse pour obtenir la clémence des juges.

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Au fil de l'histoire, le procès de Socrate est devenu le symbole de la mise à mort :

     a. de la mise à mort de la philosophie par la sophistique,

     b. de la sagesse par l'éloquence

     b. du sage par la majorité

Ces trois points aboutissent logiquement à faire du procès de Socrate le symbole de la corruption de la démocratie par les démagogues, manipulateurs de l'opinion

La guerre contre la démagogie est la plus dure de toutes les guerres.