Naissance de la rhétorique
Nous entamons la seconde partie du cours consacré au langage. Cette partie repose sur l'étude du débat philosophique fondamental au sein de l'Antiquité, qui va opposer les représentants de la sophistique (que nous étudierons d'abord), et de la philosophie ; nous chercherons dans un troisième temps à élucider la manière dont la doctrine de Cicéron cherche à surmonter cette opposition à travers la figure de l'orateur idéal.
II. Sophistique et philosophie dans l'Antiquité.
A) La naissance de la rhétorique
Nous commençons par quelques rappels concernant l'émergence de la rhétorique. La rhétorique naît au Ve siècle avant J-C, en Sicile, qui était alors une colonie grecque, et elle apparaît dans un contexte judiciaire. Les tyrans qui avaient régné sur la Sicile avaient exproprié un certain nombre de propriétaires durant leur règne ; après la chute des tyrans, ces propriétaires ont tenté de faire valoir leurs droits face à des tribunaux populaires. C'est alors qu'un élève du philosophe Empédocle, Corax, a mis au point une technique destinée à venir en aide aux justiciables. Il en a publié les principes, illustré par des exemples, dans un traité d'art oratoire.
Cette origine met en lumière deux aspects caractéristiques de la rhétorique: la rhétorique vise à défendre des intérêts. Pour ce faire, elle s'efforce de persuader un auditoire. Cette émergence nous permet donc de poser les caractères fondamentaux de la rhétorique :
a. un art visant à la persuasion
b. dans le but de défendre des intérêts
Il ne s'agit donc pas d'un discours de "sagesse", dont le but serait le savoir (la connaissance de la vérité) ou la justice (la défense du Bien commun) ; le but n'est pas de savoir ce qui est vrai ou juste, mais de faire adhérer un auditoire à ce qui est conforme à notre intérêt.
Nous rappelons la distinction entre vérité et vraisemblance (illustrée par l'exemple de l'agression d'un individu fort par un individu faible, chacun ayant intérêt à masquer une partie de la vérité s'il veut être persuasif), ainsi que la place de l'argumentation logique dans le discours persuasif. Le point important est que la validité logique du discours est elle-même un moyen au service de la persuasion (et non du savoir) : ce qui apparaît nettement dans l'affrontement (fameux) entre Tisias et Corax, chacun présentant un argumentaire logiquement inattaquable (et, en fait, analogue)... mais aboutissant à une conclusion opposée.
Un duel judiciaire au cinéma : "La vérité" de Georges Clouzot
Le débat entre Tisias et Corax est le suivant : Tisias était l'élève de Corax, qui lui enseignait l'art de persuader (la rhétorique). Corax devait donc enseigner à Tisias l'art de gagner ses procès. On voit ici que le critère de validité de l'enseignement, ce n'est pas la vérité ou la justice, mais bien l'efficacité : il s'agit de gagner. Quel rôle va jouer l'argumentation logique dans cet art ? C'est ce que nous enseigne le procès (sans doute imaginaire) qui opposa Corax et Tisias.
Tisias refusa de payer ses leçons, et Corax lui fit un procès. Tisias se défendit alors en disant :
_ si je gagne mon procès, j’obtiens de la justice le droit de ne pas te payer.
_ si je le perds, c’est que tes leçons ne valaient rien (elles ne m'ont pas permis de gagner mon procès) et je ne te paie pas non plus.
D'un point de vue logique, cela semble inattaquable : en gagnant le procès, Tisias gagne le droit de ne pas payer ; mais s'il perd, il n'est plus dans l'obligation de payer, puisque Corax ne lui a pas enseigné ce qu'il lui avait promis.
Que répondit alors Corax ? Celui-ci répliqua :
_ si tu perds, tu paies (puisque la justice me donne raison, et t'ordonne de payer)
_ si tu gagnes, c’est que mes leçons ont porté leurs fruits : elles t'ont permis de gagner ton procès ; donc tu dois les payer.
Là encore, le raisonnement semble inattaquable.
Nous avons donc deux raisonnements parfaitement logiques, qui partent des mêmes principes et qui pourtant aboutissent à des conclusions contradictoires !
Ce qu'illustre cette histoire, c'est le fait que, dans le champ de la rhétorique, l'argumentaire logique, rationnel, est bel et bien utilisé ; mais il est détourné de son but naturel (déterminer ce qui est vrai, ce qui est juste) : il n'est qu'un moyen d'obtenir gain de cause, de faire valoir son intérêt, de faire croire qu'on a raison. Le raisonnement logique peut être mis à profit d'une thèse, ou de son contraire, en fonction de l'intérêt que l'on cherche à défendre...
Par ailleurs, la rhétorique prend place dans un contexte judiciaire, c'est-à-dire dans un contexte
c. agonistique (dans lequel des prises de position s'affrontent)
c. dans lequel la certitude est inaccessible (il n'y a pas de démonstration logique, certaine de l'une des positions)
d. où toutes les ressources du discours sont mobilisées.
Le domaine de la rhétorique est donc le domaine dans lequel on ne peut pas répondre à une question, résoudre un problème par un raisonnement logique aboutissant à la certitude. La rhétorique n'a pas sa place dans un raisonnement mathématique, par exemple. Elle n'a de sens que dans un contexte où plusieurs prises de position peuvent être soutenues, sans qu'aucune ne puisse être considérée comme absolument certaine : chacune devra donc apparaître comme la plus persuasive, pour emporter l'auditoire. Et le moyen pour persuader l'auditoire est le langage : le langage apparaît comme un outil dont il faut apprendre à se servir, un art dont il faut maîtriser les techniques pour pouvoir le rendre efficace.
C'est cet art que vont enseigner ces figures majeures de l'Antiquité, à Athènes, au V° siècle : les Sophistes.
Le père de tous les Sophistes : Gorgias
B) Les Sophistes
1) Nous commençons par préciser ce que sont les Sophistes : les Sophistes sont des hommes qui, à Athènes au V° siècle av. JC, prétendaient enseigner à leurs élèves l'art de la rhétorique, conçu comme "art de bien-parler-pour-persuader".
2) Nous précisons les caractéristiques fondamentales de l'enseignement sophistique (et ce qui en fait la nouveauté dans le contexte grec de l'Antiquité) :
a. il s'agit d'un enseignement intellectuel pour la jeunesse (il n'y avait ni lycées, ni universités dans l'Athènes du V° siècle),
b. dispensé par des professionnels rémunérés (et qui s'adressent donc à une clientèle riche)
c. portant sur un domaine qui n'était pas, jusque là, considéré comme un objet d'enseignement : "l'art de parler".
Nous indiquons d'emblée l'enjeu politique de cette nouveauté : apprendre l'art de persuader, c'est apprendre à devenir un citoyen puissant dans un contexte démocratique.
3) Nous interrogeons à présent les raisons pour lesquelles le courant sophistique est apparu à Athènes, et au V° siècle av. J.-C. Nous mettons en lumière 3 dynamiques :
(a) un progrès du "rationalisme" : on cherche ce plus en plus à trouver des explications rationnelles à des phénomènes auxquels étaient traditionnellement accordées des explications religieuses ou magiques. On voit ainsi se développer des explications rationnelles des phénomènes météorologiques (comme les orages), et on raconte qu'Anaxagore, confronté au phénomène curieux d'un bélier unicorne, délaissa l'interprétation du devin Lampon (qui y voyait un "présage"), pour une explication physiologique fondée sur l'étude de la boître crâinienne.
Un bélier unicorne dans un élevage islandais : en d'autres temps, on y aurait vu un présage... mais on l'explique aujourd'hui par une mutation génétique
→ Nous montrons alors que cette orientation tend à privilégier le rôle du discours argumentatif, puisqu'à la "parole d'autorité", indiscutable et qui n'a pas à être validée par une procédure de justification rationnelle, se substitue la rivalité des explications, dont chacune doit montrer sa supériorité sur les autres. Dans le cadre d'une discussion rationnelle, la meilleur explication n'est pas celle qui est affirmée par le détenteur d'une autorité, mais celle qui apparaît la plus convaincante suite à un débat.
(b) une valorisation de la technique. A partir du mythe de Prométhée [vous pouvez retrouver le texte ici : Platon, mythe de Prométhée 1) tel qu'il nous est raconté par Platon (dans le dialogue Protagoras), nous montrons en quoi la pensée grecque s'oriente vers une valorisation de la technique comme activité propre de l'homme. La technique est ce par quoi l'homme transforme la nature et affirme sa puissance sur elle ; elle est ce que les hommes ont pris aux dieux. Mais si la technique est ce qui permet à l'homme de manipuler la matière, de la plier à sa volonté, de la mettre à son service, se pose dès lors la question d'une technique des hommes. Y a-t-il une « technique » permettant de manipuler les hommes, de les plier à notre volonté (autrement que par la force) ? Y aurait-il un art permettant de se rendre « comme maître et possesseur »... de la foule, ou de la majorité ?
→ Là encore, le rôle du langage et du discours apparaissent : car l'art de mener les hommes là où on veut qu'ils aillent, l'art de leur faire croire ce que l'on veut leur faire penser, l'art de leur faire commettre avec enthousiasme ce que l'on veut qu'ils fassent... c'est avant tout l'art de la parole. Si l'homme est susceptible d'être assujetti par une « technique », c'est bien par une technique de discours.
Maîtriser le discours... pour se rendre maître des hommes : un art "vendeur" !
4) On comprend alors pourquoi le mouvement sophistique trouve son épanouissement à Athènes au V° siècle. Si Athènes est le centre du pouvoir dans la Grèce du V° siècle, si elle est une terre d'accueil pour les intellectuels de toute origine, elle est surtout une démocratie. Elle est donc une Cité dans laquelle ce sont les citoyens qui détiennent le pouvoir, et donc une Cité où celui qui détient le pouvoir de façonner l'opinion de la majorité dispose lui-même du pouvoir... et l'on comprend alors l'enjeu que représente la rhétorique pour l'aristocratie athénienne.
Si l'opinion de la majorité est « façonnable » par le discours, et s'il existe un art du discours en tant qu'art de persuader, alors celui qui dispose de cet art est celui qui dispose du pouvoir dans une démocratie.
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