La sophistique : Gorgias

Nous illustrons à présent le discours sophistique en prenant appui sur des extraits d'un texte de Gorgias, l'Eloge d'Hélène. [Le texte peut être téléchargé ici : Gorgias eloge d heleneGorgias Eloge d'Hélene] Gorgias est l'un des pères du mouvement sophistique, et l'Eloge est l'une des principales oeuvres qui nous sont parvenues intégralement.

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Gorgias

1. Nous commençons par souligner le fait que le texte se présente comme un plaidoyer à caractère judiciaire (c'est un discours de défense, une "apologie" d'Hélène, qui vise à répondre aux accusations dont elle fait l'objet). Nous retrouvons donc l'inscription du discours sophistique dans le débat judiciaire, où il s'agit moins d'établir un savoir que de défendre une cause, en cherchant à emporter l'adhésion du public. Par ailleurs, la défense porte sur une question qui ne peut pas faire l'objet d'un savoir certain (comme ce serait le cas si l'on demandait : Hélène a-t-elle quitté son mari Ménélas (roi de Sparte) pour suivre un membre d'une Cité rivale (Pâris)?) ; la question n'est pas en effet de savoir si Hélène a commis un acte, mais si elle peut être considérée comme responsable de cet acte. Le problème porte sur une question éminemment problématique de responsabilité individuelle, qui peut faire l'objet d'un débat.

[Soulignons au passage que ce débat traduit lui-même un changement dans la perspective judiciaire dans l'Antiquité : il ne s'agit plus seulement de corréler un acte et un châtiment (ex: Oedipe a tué son père et épousé sa mère, il doit donc être châtié), mais de questionner les motifs, les raisons qui ont poussé un individu à commettre cet acte, pour savoir si on peut le considérer lui-même comme "fautif", coupable, criminel.

Ce glisssement se traduit déjà dans l'écart entre l'optique adoptée par Oedipe lui-même dans la pièce de Sophocle "Oedipe Roi", dans laquelle Oedipe ne remet aucunement en cause le fait que, puisqu'il a commis ces actes, il est criminel), et celle qu'il adopte dans "Oedipe à Colone" (où il fait remarquer que les souffrances qu'il endure sont (au moins en partie) injustifiées, puisque "ce n'est pas sa faute" s'il a commis ses actes : il ignorait (et il n'est pas responsable de cette ignorance) que son adversaire était son père, il ignorait que celle qu'il épousait était sa mère.]

2. Nous montrons ensuite que le texte repose sur une structure logique très caractéristique de l'argumentaire sophistique : le défenseur commence par exposer l'ensemble des possibilités (pour quelles raisons Hélène a-t-elle pu suivre Pâris), avant de démontrer, pour chacune de ces possibilités, qu'elle ne peut pas être tenue pour responsable. L'avantage de cette démarche est qu'elle "coupe l'herbe sous le pied" de l'adversaire, en exposant par avance ce que sont les différentes possibilités qui peuvent être envisagées : si aucune de ces possibilités ne premet de maintenir la responsabilité d'Hélène, il est impossible de considérer Hélène comme responsable.

3. Les quatre possibilités retenues par Gorgias sont les suivantes : soit Hélène est soumise à un décret des dieux, à la fatalité ; soit elle a été ravie par la force ; soit elle a été persuadée par un discours ; soit elle a cédé à une passion amoureuse. Le but de Gorgias est donc de montrer que, quelle que soit la possibilité retenue, la responsabilité d'Hélène n'est pas engagée.

En ce qui concerne le premier point, l'argumentaire est simple : le plus faible ne peut pas (par définition) résister au plus fort, or les dieux sont incomparablement plus forts que les hommes, donc Hélène ne pouvait pas résister à la volonté des dieux. Dans cette optique, ce n'est pas Hélène qui est responsable de sa fuite, mais bien les dieux.

Cet argument est analogue à celui que l'on trouve en ce qui concerne la seconde possibilité : si Hélène a été ravie par contrainte, par une force à laquelle elle ne pouvait pas résister, elle n'est pas responsable de sa fuite.

4. La possibilité la plus intéressante (c'est elle qui donne en réalité sa raison d'être à l'Eloge) est la suivante : en quel sens peut-on dire que, si Hélène a été persuadée par un discours, elle n'est pas responsable ? Ce point exige de montrer que le discours (de même que la volonté des dieux ou la force physique) exerce sur l'âme une contrainte à laquelle il est impossible de résister. En ce sens, plaider l'irresponsabilité d'Hélène, c'est affirmer... la toute puissance du discours.

En quoi peut-on alors considérer le discours comme "tout puissant" ? Le premier point relevé par Gorgias est que le discours agit sur les émotions de ceux qui l'écoutent : le discours fait naître la joie ou la peine, la crainte ou la pitié, etc. La puissance du discours repose donc avant tout, non sur sa capacité à contraindre la pensée, mais à façonner les émotions.

Gorgias prend alors appui sur le cas du discours poétique pour montrer cette puissance émotive, émotionnelle du discours, qui peut à son gré faire naître dans l'âme les émotions qu'il veut. De sorte que l'âme de l'auditeur apparaît ici comme doublement passive :

     (a) l'âme est passive face aux émotions : elle les ressent, elle ne les décide pas. Le terme même de "passion" indique ce caractère passif de l'âme face aux sentiments qui naissent en elle et peuvent la submerger

     (b) ces émotions sont elles-mêmes produites dans l'âme par un sujet extérieur, par l'orateur, dont le discours produit ces émotions. Si donc une personne agit sous le coup de l'émotion suscitée en elle par le discours, le responsable de ses actes, c'est bien le discours (ou l'orateur).

Mais cependant, on doit reconnaître que l'homme, en tant qu'homme, n'est pas seulement déterminé par ses émotions : ses actes sont aussi (ou, du moins, ils doivent l'être) déterminés par ce qu'il pense. Encore faut-il préciser en quoi consiste cette "pensée", et distinguer ce qui est de l'ordre d'un savoir (fondé sur des preuves, permettant d'atteindre une certitude), et ce qui n'est que de l'ordre de la croyance, de "l'opinion".

Et Gorgias précise aussitôt que le discours n'est puissant que sur l'opinion, et non sur le savoir. Lorsque l'homme dispose de preuves permettant de fonder une certitude, la puissance du discours (même éloquent) est faible. Nous pouvons illustrer ce point en indiquant que le discours le plus éloquent est faible, s'il s'agit de faire penser à un mathématicien que le théorème de Pythagore est faux, alors qu'il en possède la démonstration. En revanche, lorsque l'homme ne dispose pas d'un savoir certain, s'il est obligé de s'en remettre à des hypothèses plus ou moins plausibles, vraisemblables, alors l'éloquence de celui qui veut le persuader devient décisive.

Or (et c'est le pont-clé du texte), ce recours à l'opinion est en réalité nécessaire pour l'homme, dans presque tous les domaines de la vie ! Si bien que ce qui s'apparentait à une concession (le discours éloquent n'est puissant que lorsque nous fondons nos jugements et nos actions sur des opinions....) se trouve en fait être une affirmation de la puissance quasi-générale du discours.

Nous touchons ici à une caractéristique-clé du mouvement sophistique, que l'on pourrait appeler son "scepticisme". Si l'on exclut (pour simplifier) quelques domaines comme les mathématiques, où il peut sembler que l'on puisse atteindre des vérités par le seul usage de la raison (calcul, démonstration), Gorgias souligne dans son texte que dès qu'il s'agit de la réalité factuelle, pratique, de la vie concrète... il est impossible d'atteindre une certitude absolue, à l'aide du seul raisonnement.

     a. S'agit-il de la connaissance du passé ? L'homme est obligé de prendre appui sur des témoignages (qui peuvent être inexacts, voire volontairement faussés), sur sa mémoire (qui est faillible), etc.

     b. S'agit-il de la connaissance de l'avenir ? L'homme en est évidemment réduit à des conjectures, des hypothèses plus ou moins probables, mais jamais sa raison ne peut lui dire avec certitude ce que l'avenir "nous réserve".

      c. S'agit-il enfin du présent ? C'est d'abord par les sens que nous percevons la réalité : nous ne connaissons la réalité que telle qu'elle nous apparaît, et non telle qu'elle est, par l'intermédiaire de nos sensations : nous voyons, entendons, sentons, touchons... or rien ne garantit que les choses soient telles qu'elles nous apparaissent à travers nos sens. Pour nous en tenir à une idée simple : le témoignage de nos sens est souvent trompeur ; si les ciseaux nous paraissent plus froids que la gomme, ce n'est pas parce qu'ils sont d'une température différente, mais bien parce que les premiers, étant faits d'un métal conducteur de chaleur, nous semblent froids, alors que la seconde (qui nous renvoie notre chaleur) nous semble chaude...

Pour Gorgias, nous ne saisissons jamais de façon certaine la réalité, par la raison : nous nous mouvons dans un monde d'apparences, faits de souvenirs, d'hypothèses, de sensations, sur lesquels nous pouvons seulement fonder des opinions concernant le réel. Par conséquent, dire que le discours peut façonner nos opinions, c'est tout simplement dire que le discours façonne ce sur quoi reposent aussi bien notre connaissance du monde, que les motifs de nos actions.

L'art du discours apparaît alors bien comme ce qu'il est : un outil puissant, capable de façonner comme il l'entend (c'est-à-dire : tel que l'entend l'orateur éloquent) les pensées et les actions des hommes. Et l'on voit alors ce qui fonde l'ambivalence de l'art du discours : si, entre les mains d'un sage, on peut considérer que l'éloquence permet

     _ de "faire croire" au peuple... ce qui est vrai

    _ de le faire agir... de façon juste

en revanche, aux mains d'un individu mauvais il devient une arme au service de l'erreur et de l'injustice.

Cette ambivalence n'est pas du tout niée par Gorgias dans son texte : l'éloquence est une arme et, comme toute arme, sa valeur dépend de l'usage qui en est fait. Tout au plus peut-on dire que, si l'éloquence est mise au service de l'erreur et de l'injustice, ce n'est pas la faute du maître de rhétorique, du sophiste : de même que ce n'est pas la faute du professeur de biologie si des disciples utilisent leurs connaissances pour construires des armes bactériologiques...

Quel est alors le but poursuivi par Gorgias dans son texte ?

Il faut ici distinguer les deux réponses donées par Gorgias dans son texte, et leur accorder des valeurs très différentes.

La première consiste à dire que Gorgias, justement, a ici mis son art au service de la justice, en lavant Hélène d'une accusation injuste. Cette réponse pose un double problème : d'une part, si l'on suit le texte, on doit admettre que Gorgias aurait tout aussi bien pu démontrer la thèse contraire.... et nous en persuader. Par ailleurs, on peut se demander ce que peut être l'intérêt d'une telle "défense d'Hélène"... 7 siècles après les faits, alors que les jugements des Athéniens peuvent difficilement interférer avec le sort de la principale intéressée...

Il faut donc se tourner vers la seconde raison donnée par le texte. Si Gorgias a écroit son texte, c'est pour son propre divertissement : l'éloquence apparaît donc ici comme un jeu, par lequel l'auteur jouit de son propre savoir-faire, de son habileté, de sa virtuosité.

Ce qui nous conduit à un troisième motif, probablement plus réel encore que le second : ce texte est une "démonstration" ; non pas au sens d'une démonstration mathématique, mais au sens que prend ce terme lors d'une "démonstration" de judo (par exemple). Il s'agit pour un praticien de manifester son habileté, de montrer sa virtuosité, en manifestant la puissance que son art lui confère. En ce sens, le texte de Gorgias s'apparente bien à une "vitrine", par laquelle un maître fait une "démonstration" de son art, c'est-à-dire aussi bien de la puissance de cet art que de la maîtrise qu'il en a.

Pour mieux convaincre la jeunesse dorée d'Athènes de venir acheter ses leçons...