Gorgias, Eloge d'Hélène (2)

Je reprends ici l'analyse du texte de Gorgias, Eloge d'Hélène, que nous avons commencée ensemble vendredi dernier, et je poursuis.

1. Nous avons commencé en soulignant le fait que le texte se présente comme un plaidoyer à caractère judiciaire : c'est un discours de défense, une "apologie" d'Hélène, qui vise à répondre aux accusations dont elle fait l'objet. Nous retrouvons donc l'inscription du discours sophistique dans le débat judiciaire, où il s'agit moins d'établir un savoir que de défendre une cause, en cherchant à emporter l'adhésion du public. Par ailleurs, la défense porte sur une question qui ne peut pas faire l'objet d'un savoir certain (comme ce serait le cas si l'on demandait : Hélène a-t-elle quitté son mari Ménélas (roi de Sparte) pour suivre un membre d'une Cité rivale (Pâris)?) ; la question n'est pas en effet de savoir si Hélène a commis un acte, mais si elle peut être considérée comme responsable de cet acte. Le problème porte sur une question éminemment problématique de responsabilité individuelle, qui peut faire l'objet d'un débat.

L'enlèvement d'Hélène, par Guido RENI (1629)

Nous avons souligné au passage que ce débat traduit lui-même un changement dans la perspective judiciaire dans l'Antiquité : il ne s'agit plus seulement de corréler un acte coupable et un châtiment (ex: Oedipe a tué son père et épousé sa mère, il doit donc être châtié), mais de questionner les motifs, les raisons qui ont poussé un individu à commettre cet acte, pour savoir si on peut le considérer lui-même comme "fautif", coupable, criminel. Ce glisssement se traduit déjà dans l'écart entre l'optique adoptée par Oedipe lui-même dans la pièce de Sophocle "Oedipe Roi", dans laquelle Oedipe ne remet aucunement en cause le fait que, puisqu'il a commis ces actes, il est criminel, et celle qu'il adopte dans "Oedipe à Colone", où il fait remarquer que les souffrances qu'il endure sont (au moins en partie) injustifiées, puisque "ce n'est pas sa faute" s'il a commis ses actes : il ignorait (et il n'est en rien responsable de cette ignorance) que son adversaire était son père, il ignorait que celle qu'il épousait était sa mère.

2. Nous avons ensuite indiqué que le texte reposait sur une structure logique très caractéristique de l'argumentaire sophistique : le défenseur commence par exposer l'ensemble des possibilités (pour quelles raisons Hélène a-t-elle pu suivre Pâris), avant de démontrer que, dans un cas de ces cas (et donc : "en aucun cas"), elle ne peut pas être tenue pour responsable. L'avantage de cette démarche est qu'elle "coupe l'herbe sous le pied" de l'adversaire, en exposant par avance ce que sont les différentes possibilités qui peuvent être envisagées : si aucune de ces possibilités ne premet de maintenir la responsabilité d'Hélène, il est impossible de considérer Hélène comme responsable.

3. Les quatre possibilités retenues par Gorgias sont les suivantes : soit Hélène est soumise à un décret des dieux, à la fatalité ; soit elle a été ravie par la force ; soit elle a été persuadée par un discours ; soit elle a cédé à une passion amoureuse. Le but de Gorgias est donc de montrer que, quelle que soit la possibilité retenue, la responsabilité d'Hélène n'est pas engagée.

Irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental : premières questions  procédurales - Pénal | Dalloz Actualité

En ce qui concerne le premier point, l'argumentaire est simple dans sa logique (et nous avons souligné que, d'un point de vue stylistique, il reposait sur des structures inversées) :

     a. le plus faible ne peut (par définition) résister au plus fort, or

     b. les dieux sont incomparablement plus forts que les hommes, donc

     c. Hélène ne pouvait pas résister à la volonté des dieux.

Dans cette optique, ce n'est pas Hélène qui est responsable de sa fuite, mais bien les dieux. Cet argument est analogue à celui que l'on trouve en ce qui concerne la seconde possibilité : si Hélène a été ravie par contrainte, par une force à laquelle elle ne pouvait pas résister, elle n'est pas responsable de sa fuite.

Le rapt de Proserpine par Pluton, par Pâris Bordone (XVI° siècle)

4. La possibilité la plus intéressante (c'est elle qui donne en réalité sa raison d'être à l'Eloge) est la suivante : en quel sens peut-on dire que, si Hélène a été persuadée par un discours, elle n'est pas responsable ? Ce point exige de montrer, si l'on suit la poste indiquée par les deux premiers argumentaires, que le discours exerce sur l'âme une contrainte à laquelle il est impossible de résister. En ce sens, plaider l'irresponsabilité d'Hélène, c'est affirmer la toute puissance du discours. Le prétendu "Eloge d'Hélène" est en fait moins une défense d'Hélène qu'un éloge du discours... et de la rhétorique.

En quoi peut-on donc considérer le discours comme "tout puissant" ?

     a. [4a] Le premier point relevé par Gorgias est que le discours agit sur les émotions de ceux qui l'écoutent : le discours fait naître la joie ou la peine, la crainte ou la pitié, etc. La puissance du discours repose donc avant tout, non sur sa capacité à contraindre la pensée, mais à façonner les émotions. Gorgias prend alors appui sur le cas du discours poétique pour montrer cette puissance émotive, émotionnelle du discours, qui peut à son gré faire naître dans l'âme les émotions qu'il veut. Le poète réussit ainsi à faire naître des larmes dans l'esprit de l'auditeur, pour des maux qui ne sont pas du tout les siens, ou de la joie pour une fortune qui n'est pas la sienne : preuve que c'est bien le discours qui crée dans l'auditeur ces émotions, qui les provoque à son gré.

Face au discours, l'âme de l'auditeur apparaît ainsi doublement passive :

      _ l'âme est passive face aux émotions : elle les ressent, elle ne les décide pas. Le terme même de "passion" indique ce caractère passif de l'âme face aux sentiments qui naissent en elle et peuvent la submerger

      _ ces émotions sont elles-mêmes produites dans l'âme par un sujet extérieur, par l'orateur, dont le discours produit ces émotions. Si donc une personne agit sous le coup de l'émotion suscitée en elle par le discours, la véritable origine de ses actes, c'est bien le discours (ou l'orateur).

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Comment se rendre maître de la foume en façonnant ses émotions : le discours de Marc Antoine

Mais cependant [4b] , on doit reconnaître que l'homme, en tant qu'homme, n'est pas seulement déterminé par ses émotions : ses actes sont aussi (ou du moins ils doivent l'être) déterminés par ce qu'il pense. Encore faut-il préciser en quoi consiste cette "pensée", et distinguer ce qui est de l'ordre d'un savoir (fondé sur des preuves, permettant d'atteindre une certitude), et ce qui n'est que de l'ordre de la croyance, de "l'opinion". Et Gorgias précise aussitôt que le discours n'est puissant que sur l'opinion, et non sur le savoir. Lorsque l'homme dispose de preuves permettant de fonder une certitude, la puissance du discours (même éloquent) est faible. Nous avons déjà illustré ce point en indiquant que le discours le plus éloquent est faible s'il s'agit de faire penser à un mathématicien que le théorème de Pythagore est faux, alors qu'il en possède la démonstration.

En revanche, lorsque l'homme ne dispose pas d'un savoir certain, s'il est obligé de s'en remettre à des hypothèses plus ou moins plausibles, vraisemblables, à une simple opinion,  alors l'éloquence de celui qui veut le persuader devient décisive.

Or (et c'est le pont-clé du texte), ce recours à l'opinion est en réalité nécessaire pour l'homme, dans presque tous les domaines de la vie ! Si bien que ce qui s'apparentait à une concession (le discours éloquent n'est puissant que lorsque nous fondons nos jugements et nos actions sur des opinions....) se trouve en fait être une affirmation de la puissance quasi générale du discours.

Nous touchons ici à une caractéristique-clé du mouvement sophistique, que l'on pourrait appeler son "scepticisme". Si l'on exclut (pour simplifier) quelques domaines comme les mathématiques, où il peut sembler que l'on puisse atteindre des vérités par le seul usage de la raison (calcul, démonstration), Gorgias souligne dans son texte que dès qu'il s'agit de la réalité factuelle, pratique, de la vie concrète... il est impossible d'atteindre une certitude absolue, à l'aide du seul raisonnement.

S'agit-il de la connaissance du passé ? L'homme est obligé de prendre appui sur des témoignages (qui peuvent être inexacts, voire volontairement faussés), sur sa mémoire (qui est faillible), etc.

S'agit-il de la connaissance de l'avenir ? L'homme en est évidemment réduit à des conjectures, des hypothèses plus ou moins probables, mais jamais sa raison ne peut lui dire avec certitude ce que l'avenir "nous réserve".

S'agit-il enfin du présent ? C'est d'abord par les sens que nous percevons la réalité : nous ne conaissons la réalité que par l'intermédiaire des sens. Mais qu'est-ce qui nous garantit que nos sens nous donnent une image correcte de la réalité ? Nous voyons, entendons, sentons, touchons... or rien ne garantit que les choses soient telles qu'elles nous apparaissent. Pour nous en tenir à une idée simple : le témoignage de nos sens est souvent trompeur ; si les ciseaux nous paraissent plus froids que la gomme, ce n'est pas parce qu'ils sont d'une température différente, mais bien parce que les premiers, étant faits d'un métal conducteur de chaleur, nous semblent froids, alors que la seconde (qui nous renvoie notre chaleur) nous semble chaude.

Pour Gorgias, nous ne saisissons jamais de façon certaine la réalité, par la raison : nous nous mouvons dans un monde d'apparences, faits de souvenirs, d'hypothèses, de sensations, sur lesquels nous pouvons seulement fonder des opinions concernant le réel. Par conséquent, dire que le discours peut façonner nos opinions, c'est tout simplement dire que le discours façonne... notre seule connaissance du réel. Et donc, aussi, les décisions et les actions que nous prenons, sur la base de cette "connaissance".

Encore des illusions d'optique! - Curium magazine

Les sens seraient-ils trompeurs ?

L'art du discours apparaît alors bien comme ce qu'il est : un outil puissant, capable de façonner comme il l'entend (c'est-à-dire : tel que l'entend l'orateur éloquent) les pensées et les actions des hommes. Il n'y a donc aucune raison de considérer que le discours serait naturellement au service de la vérité, qu'il ne pourrait persuader que de ce qui est vrai. Dans ce cas, sa puissance serait limitée (il ne pourrait pas nous persuader d'une thèse fausse). Mais justement, pour Gorgias, elle ne l'est pas : la puissance du discours est absolument indifférente au fait que la thèse défendue soit vraie ou fausse, juste ou injuste. C'est ce que nous indique l'exemple donné par Gorgias en [4c] : les bons orateurs savent emporter les suffrages devant un tribunal... même si ce qu'ils disent est faux.

[Attention : cela ne veut pas dire que, pour Gorgias, le bon orateur est capable de persuader un auditoire de n'importe quelle thèse, même la plus absurde. Au contraire : d'autres témoignages portant sur Gorgias nous indiquent que, selon lui, le talent du grand orateur est précisément de savoir discerner, dans chaque occasion, ce qu'il est possible de faire croire, et ce qui ne l'est pas. Plus encore, cette connaissance n'a de valeur que pour un instant déterminé : un même public pourra se montrer particulièrement crédule à un moment donné, parce qu'à cet instant précis on a ébranlé (par exemple, en suscitant une émotion violente) les résistances de sa raison. C'est ce moment que doit saisir l'orateur pour le mener là où il le veut. Ce moment décisif, cet "instant-clé", qude l'orateur doit saisir, Gorgias le nomme : le kaïros.

Le grand orateur ne sait donc pas seulement discerner ce qu'il est possible de faire croire à un auditoire ; il sait comment le lui faire croire, et cette connaissance implique de savoir quand on peut le lui faire admettre. Celui qui prétendrait faire admettre n'importe quoi, à n'importe qui, n'importe quand pas un Sophiste : c'est un imposteur.]

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Pour un orateur, tous les instants ne se valent pas...

Il y a donc bien une ambivalence de l'art du discours : si, entre les mains d'un sage, on peut considérer que l'éloquence permet

    _ de "faire croire" au peuple... ce qui est vrai

    _ de le pousser à agir... de façon juste

en revanche, aux mains d'un individu mauvais il devient une arme au service de l'erreur et de l'injustice.

Cette ambivalence n'est pas du tout niée par Gorgias dans son texte : l'éloquence est une arme et, comme toute arme, sa valeur dépend de l'usage qui en est fait. C'est ce qui fonde l'analogie [5] (récurrente dans toute l"histoire de la rhétorique) entre l'art du discours et l'art de la médecine. Le médecin, s'il sait l'art de guérir, sait aussi, par là même, l'art de tuer. Les drogues qu'il utilise peuvent sauver la vie : elles peuvent aussi y mettre un terme. C'est l'ambivalence du terme grec : pharmakon ; le "pharmakon", c'est aussi bien le remède que le poison. Aujourd'hui encore, vider le contenu de sa pharmacie, cela ne conduira pas à avoir une forme olympique, mais bien... à l'hôpital. De même, la rhétorique peut servir le mensonge aussi bien que la vérité, elle peut plaider la cause du criminel aussi bien que celle de la victime.

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L'arsenic : remède ou poison ?

Le discours est une arme entre les mains de celui qui sait le manier ; et une arme peut aussi bien défendre la justice que l'injustice. Tout au plus peut-on dire que, si l'éloquence est mise au service de l'erreur et de l'injustice, ce n'est pas la faute du maître de rhétorique, du Sophiste : de même que ce n'est pas la faute du professeur de biologie si des disciples utilisent leurs connaissances pour construire des armes bactériologiques...

Nous passerons rapidement sur la dernière partie du texte, et notamment sur l'étude par Gorgias du dernier "cas" possible : Hélène a été emportée par la passion. Là encore, le principe de la défense consiste à affirmer que si te est le cas, Hélène ne peut être considérée comme responsable, car elle a agi sous l'emprise d'une force à laquelle elle n'a pas pu résister. Car ce n'est pas de son propre chef, après une mûre délibération, pour des considérations d'intérêt ou pour sercvir ses ambitions qu'Hélène a suivi Pâris (elle serait alors condamnable) : elle a agi par amour, parce qu'elle a été séduite. Si c'est Eros qui l'a décidé, elle n'y peut rien ; et si c'est son âme qui a été vaincue par le désir, elle n'en est pas non plus responsable, pas plus que ne serait responsable celle qu'on aurait rendue folle de douleur. Sa faiblesse est alors une sorte de maladie, dans laquelle une passion a usurpé la place qui revenait à la raison. Or on ne doit pas punir une malade, mais la soigner.

Gorgias peut alors dresser le bilan de son argumentaire : il y avait quatre interprétations possibles de la fuite d'Hélène à Troie. Dans aucune des quatre elle n'apparaît comme responsable. Elle échappe donc à l'accusation.

CQFD, comme on disait en mathématiques.

Plaidoiries - Richard Berry

Nous pouvons pour finir nous interroger sur le but poursuivi par Gorgias dans son texte. Il faut ici distinguer les deux réponses données par Gorgias dans son texte, et leur accorder des valeurs très différentes.

La première consiste à dire que Gorgias, justement, a ici mis son art au service de la justice, en lavant Hélène d'une accusation injuste. Cette réponse pose un double problème :

     a. d'une part, si l'on suit le texte, on pourrait admettre que Gorgias aurait tout aussi bien pu démontrer la thèse contraire... d'une façon tout aussi persuasive ;

     b. d'autre part, on peut se demander ce que peut être l'intérêt d'une telle "défense d'Hélène"... 7 siècles après les faits (présumés), alors que les jugements des Athéniens peuvent difficilement interférer avec le sort de la principale intéressée, morte depuis longtemps, ainsi que tous les autres protagonistes (humains) de l'Illiade ! ...

Il faut donc se tourner vers la seconde raison donnée par le texte. Si Gorgias a écrit son texte, c'est "pour son propre divertissement" : l'éloquence apparaît donc ici comme un jeu, par lequel l'auteur jouit de son propre savoir-faire, de son habileté, de sa virtuosité. L'activité rhétorique devient alors son propre but, comme tous les jeux (le propre du jeu est qu'on n'y joue pas parce que c'est utile (cela, c'est le travail), mais pour le plaisir d'y jouer.

Mais peut-on réellement dire que Gorgias a construit ce texte pour le simple plaisir ?

On doit envisager un troisième motif, qui est directement lié au point central du texte (l'éloge de la rhétorique, comme d'un art qui fait du discours une force à laquelle nul ne peut résister) : ce texte est une "démonstration" ; non pas au sens d'une démonstration mathématique, mais au sens que prend ce terme lors d'une "démonstration" de judo (par exemple). Il s'agit pour un praticien de manifester son habileté, de montrer sa virtuosité, en manifestant la puissance que son art lui confère... pour mieux attirer de nouveaux adeptes.

En ce sens, le texte de Gorgias s'apparente bien une vitrine, par laquelle un maître fait une "démonstration" de son art, c'est-à-dire aussi bien de la puissance de cet art que de la maîtrise qu'il en a, pour mieux convaincre de futurs élèves de venir suivre ses leçons.

Saint-Omer Sarah Milamon, finaliste du concours national de plaidoirie  lycéen