Boileau, Art poétique

Nicolas boileau

Nicolas Boileau

Nous effectuons aujourd'hui la correction de la question d'interprétation portant sur le texte de Nicolas Boileau, Art poétique, Chant 1, 1674.

Quelques rappels pour commencer concernant la méthode de la question d'interprétation.

1. Le but de la question d'interprétation est de repérer, mobiliser et expliquer les éléments du texte qui apportent des éléments de réponse à la question posée. C'est donc bien le propos du texte qu'il faut exposer dans la question d'interprétation.

2. La construction de la question d'interprétation repose sur des paragraphes argumentatifs, constitués de 3 (ou 4) séquences. Le temps imparti implique qu'il est difficile de réaliser plus de trois paragraphes argumentatifs, mais il faut essayer de différencier au moins deux axes de réponse présents dans le texte.

Pour construire, votre réponse, il fallait donc commencer par repérer les éléments du texte en rapport avec la question posée, en essayant de les rasembler en deux ou trois grands axes.

1. Il y a d'abord un certain nombre d'énoncés qui affirment simplement le caractère indissociable de la pensée et de l'écriture ; les plus clairs sont ceux que l'on trouve au début du texte :

"Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime / L'un et l'autre vainement ils semblent se haïr"

La réponse de l'auteur à la question posée est donc sans appel : on ne peut pas dissocier la pensée et l'écriture, la raison et la rime, l'art de la pensée et l'art poétique. La question est donc maintenant de trouver les éléments qui, dans le texte, nous indiquent en quoi ils sont indissociables.

2. La première articulation donnée dans le texte rattache l'écriture à la pensée : l'écriture a besoin du travail de la pensée, l"écriture n'est bonne que lorsqu'elle est l'expression d'une pensée rationnelle. On peut rattacher à cette idée les passages suivants :

"La rime est une esclave, elle ne doit qu'obéir / Au joug de la raison sans peine elle fléchit"

L'écriture est donc bien la servante de la pensée, elle doit être au service du bon sens et de la raison.

"Aimez donc la raison : que toujours vos écrits / Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix"

C'est donc la qualité de la pensée qui fait la qualité de l'écriture, c'est de la raison que l'écriture tire sa valeur.

"Tout doit tendre au bon sens : mais pour y parvenir / Le chemin est glissant et pénible à tenir ; pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie ; / La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie."

L'écriture doit donc rester sur le chemin que lui tracent le bon sens et la raison : or de ce chemin, elle se perd elle-même. La conclusion qui en découle est que celui qui veut apprendre à écrire doit d'abord apprendre à bien penser :

"Avant donc que d'écrire apprenez à penser"

Par ailleurs, Boileau ajoute que la bonne pensée conduit naturellement à une bonne écriture ;  car si la pensée confuse rend l'écriture difficile, une pensée claire au contraire s'exprime facilement. L'écriture découle naturellement d'une pensée bien menée.

"Selon que notre idée est plus ou moins obscure / l'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément."

Une pensée claire et limpide trouve sans difficulté les mots qui l'expriment : si l'on a bien pensé, il sera facile d'exprimer la pensée.

Nous avons donc ici un premier faisceau de citationsqui convergent vers l'idée selon laquelle l'écriture est indissociable de la pensée, puisque c'est la bonne pensée qui conduit à la bonne écriture. C'est de la raison et du bon sens que l'écriture tire sa valeur, c'est la voie tracée par la pensée que doit suivre l'écriture, et là où la pensée est bien menée, elle trouve toute seule les mots pour l'exprimer.

C'est donc notre premier axe de réponse.

Il faut maintenant essayer de justifier ces affirmations. Pourquoi une belle écriture doit-elle se rattacher à la pensée, à la raison, au bon sens ?

En suivant le texte, on peut proposer la justification suivante : un beau poème, ce n'est pas seulement un poème qui enfile de beaux mots. Un poème doit avant tout dire quelque chose, c'est un acte d'expression. Le poème est là pour transmettre un contenu, qu'il s'agisse d'une idée, d'une manière de percevoir le monde, d'une expérience, etc. La forme est donc indissociable du fond : un poème qui n'aurait rien à nous dire, qui ne transmettrait aucun contenu, qui ne ferait que formuler des choses absurdes et sans intérêt, ne serait pas, pour Boileau, un beau poème. La beauté poétique ne s'adresse pas seulement aux sens, elle s'adresse aussi à l'intelligence du lecteur, qui doit pouvoir donner un sens au poème, qui doit pouvoir l'interpréter.

On voit donc qu'un poème détaché de la pensée, un poème qui ne retranscrirait aucune idée, ou une pensée confuse, mal construite, un poème qui n'exprimerait que des idées absurdes ou sans intérêt, ne pourrait pas être un beau poème.

Comment illustrer ce propos de Boileau ? Le domaine de la littérature offre beaucoup d'exemples d'oeuvres dans lequelles la beauté de l'oeuvre est indissociable de la pensée qui s'y exprime. Certains d'entre vous ont mentionné Zola : c'est une bonne piste, car les romans de Zola n'ont de sens que si on les rattache au projet de l'écrivain, qui n'est pas de faire de jolies formules, mais bien d'exprimer des idées, une vision du monde, et même une certaine explication de la réalité. C'est en cela que consiste le "naturalisme" de Zola : l'oeuvre est là pour faire apparaître la logique des rapports sociaux, pour illustrer les mécanismes qui régissent les rapports entre les individus au sein d'une société : on ne peut pas séparer l'oeuvre littéraire de la théorie qu'elle vient illustrer. Zola n'est un grand écrivain que parce qu'il est d'abord un grand penseur.

Dans le domaine poétique, il est intéressant de mentionner le cas de tous les poèmes "engagés" ; au XX° siècle, des poètes comme Aragon ou Paul Eluard ont insisté sur le fait que le poète devait mettre sa poésie au service de ses idées, et qu'une poésie qui n'exprimerait pas la pensée du poète, ses idées et ses valeurs, n'aurait pas réellement de valeur poétique. C'est ce qui apparaît notamment dans un poème comme Ce que dit Elsa, du recueil "Les yeux d'Elsa" d'Aragon, ou les poèmes du recueil "Au rendez-vous allemand" de Paul Eluard.

Nous avons donc établi, avec le texte, une première réponse : bien écrire, c'est bien penser, car c'est de la pensée du poète que le texte tire son sens et sa valeur.

Emile zola nadar

Emile Zola

Mais nous avons dans le texte un deuxième axe, que l'on peut considérer comme le réciproque du premier. Si l'écriture a besoin de la pensée, la pensée, en retour, a besoin de l'écriture. C'est grâce à l'écriture que la pensée va pouvoir se clarifier, se préciser, s'organiser. On peut rattacher à ce second axe de réponse les passages suivants :

"(La rime est une esclave, et ne doit qu'obéir / Au joug de la raison sans peine elle fléchit)

Et loin de la gêner, la sert et l'enrichit."

L'écriture ne se limite donc pas à "exprimer" la pensée : elle lui apporte ses services, elle l'enrichit, lui donne plus de valeur.

Mais Boileau va plus loin ; non seulement l'écriture enrichit la pensée de l'auteur, mais elle est surtout ce qui va permettre d'éveiller et de mobiliser la pensée du lecteur. Une mauvaise forulation rebute l'esprit du lecteur, bloque la communication ; le poème mal écrit ne parvient pas à délivrer son message, il n'est pas entendu. Plusieurs passages du texte indiquent clairement cette idée :

"Il est un heureux choix de mots harmonieux / Fuyez des mauvais sons le concours odieux ;

Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée / Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée."

Le caractère harmonieux de l'expression est donc une condition pour que ce que le poème a à dire... soit bien écouté par le lecteur. Si la rime est "au service" de la pensée, c'est parce qu'elle permet de mobiliser l'attention du lecteur, de maintenir son esprit en éveille, de l'ouvrir au propos du poème. La veru principale de l'écrit poétique, dans cette optique, est sa clarté. L'esprit est rebuté par un texte confus, alambiqué, chaotique.

"Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre, / Mon esprit aussitôt commence à se détendre ;

Et de vos vains discours prompt à se détacher / Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher"

Et là encore, la beauté du poème repose davantage sur son caractère limpide, équilibré que sur le caractère "recherché" des sons ou des images. Là où la clarté est une valeur, la préciosité inutile doit être rejetée ; le but du poète ne doit pas être de parler d'une façon abstruse, hermétique, boursouflée, mais au contraire de rester le plus simple possible.

"Surtout, qu'en vos écrits la langue révérée / Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.

En vain vous me frappez d'un son mélodieux / Si le terme est impropre, ou le tour vicieux : /

Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme / Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme. /

Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin / Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain"

C'est la rigueur, la clarté, l'adéquation de l'écriture à ce qu'elle veut exprimer qui est importante : non la rareté des mots ou des tournures. Et Boileau insiste sur le fait que cette rigueur, cette clarté, cette simplicité exigent elles-mêmes un travail. Si on suit le texte, il est beaucoup plus facile de trouver des mots compliqués que de construire un poème clair, bien équilibré, ou chaque mot convient à son idée et où la composition du poème traduit la bonne organisation des idées. La simplicité et la clarté ne sont pas des facilités : ce sont elles, au contraire, qui exigent le plus de travail de la part du poète :

"Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage

Ploissez-le sans cesse et repolissez / Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

C'est peu qu'en un ouvrage où les fautes fourmillent, / Des traits d'esprits semés de temps en temps pétillent.

Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu / Que le début, la fin répondent au milieu."

C'est donc bien la clarté de l'expression et de la construction, c'est-à-dire la composition du poème, qui est décisive. C'est elle qui exige le plus de travail, le plus d'art de la part du poète ; car c'est d'elle que dépendra le fait que le poème sera lu, compris et aimé, que le poète sera entendu : que ce qu'il avait à dire a bien été transmise par le poème.

Nous avons donc ici notre second axe de réponse : si le fait de bien écrire exige d'avoir au préalable bien pensé, l'écriture elle-même enrichit la pensée de l'auteur et, surtout, éveille et suscite la pensée du lecteur. La bonne écriture est donc la condition de la pensée.

Comment justifier cette affirmation ?

Pour justifier, on peut prendre appui sur les citations elles-mêmes : le texte mal écrit, confus, compliqué, ennuie et fait fuir le lecteur. Il n'y a pas de "beauté" là où on peine à comprendre ce que l'on veut nous dire. Mais on peut apporter d'autres éléments, en mobilisant ce que nous avons vu en cours.

Nous avons notamment vu, avec Hegel, que la pensée ne pouvait pas se passer du concours de la parole. C'est en se formulant dans la langue que la pensée trouve son véritable aboutissement. En effet, les signes du langage sont pour Hegel les matériaux de la pensée : hors du langage, la pensée n'est qu'un amas confus d'impressions vagues. C'est en se formulant dans des mots bien définis que la pensée trouve sa précision et c'est en se soumettant aux structures logiques (grammaticales, syntaxiques) du langage que la pensée trouve sa rigueur. Comme l'indique la langue française, pensern, c'est "se dire", et les Grecs de l'Antiquité désignaient d'un même mot, logos, la pensée et le langage.

En retour, le texte ne peut servir de support à une pensée claire que s'il mobilise lui-même des termes précis, appropriés à ce qu'ils signifient ; de même qu'il doit être construit d'une façon rigoureuse et appropriée au propos. Un texte chaotique, qui enchaîne les mots savants ou rares, et qui les accumule dans un torrent informe peut bien faire "de l'effet" sur son lecteur. Mais le beau poème n'est pas celui qui "fait de l'effet" : c'est celui qui éveille et sollicite dans le lecteur tout ce qui fait de lui un être humain, le poème qui lui dit quelque chose, qui s'adresse à lui en tant qu'être intelligent, qui ne peut aimer que ce qu'il peut comprendre.

Pour illustrer ce propos, nous pouvons à nouveau nous tourner vers le poème que nous avions précédemment cité : Ce que dit Elsa, d'Aragon. Ce poème est intéressant, car il vise justement à mettre en poème les reproches qu'Elsa adresse à la poésie d'Aragon. Et ce qu'elle lui reproche, c'est de parler d'une façon beaucoup trop savante et recherchée pour être comprise et aimée... par ceux auxquels le poète devrait s'adresser : à savoir les plus démunis.

Tu me dis que ces vers sont obscurs et peut-être

Qu'ils le sont moins pourtant que je ne l'ai voulu(...)

Tu me dis Notre amour s'il inaugure un monde

C'est un monde où l'on aime à parler simplement (...)

Tu me dis laisse un peu l'orchestre des tonnerres

Car par le temps qu'il est il est de pauvres gens

Qui ne pouvant chercher dans les dictionnaires

Aimeraient des mots ordinaires

Qu'ils se puissent tout bas répéter en songeant"

La beauté du poème ne réside pas, pour Elsa, dans le caractère recherché, rare, de ses formulations et de ses tournures, mais au contraire dans sa simplicté, sa clarté, qui lui permet de délivrer son message à celles et ceux auxquels il doit d'abord s'adresser, et qui sont justement ceux qui n'ont pas accès à une langue savante. Il est facile de faire de l'effet avec des fleurs rares, mais ce qui est réellement difficile est de produire de beaux poèmes, des poèmes qui redonnent courage à ceux qui ne peuvent parler que la langue ordinaire.

Elsa triolet

Elsa Triolet, la muse (et la compagne) d'Aragon

Nous avons donc bien, dans le texte, deux réponses complémentaires à la question posée : non seulement le fait de "bien écrire" suppose que l'on ait d'abord "bien pensé", mais en retour le fait de bien penser exige, aussi bien pour l'auteur que pour son lecteur, un travail d'écriture qui garantit la clarté et l'adéquation entre ce que l'on dit et ce que l'on veut dire. Le poète ne doit pas seulement "s'exprimer" : il doit communiquer ; le poème est une prise de parole, elle demande donc à être comprise, et seul ce qui s'énonce clairement... se conçoit bien.