Episode 1 : Ptolémée
Le but de cette séquence est de montrer en quoi la transformation de la "représentation" de l'Univers (de l'image que l'on donne, de la manière dont on le décrit) traduit un changement dans la "représentation de l'Univers" (dans la manière dont on le conçoit, la façon dont le comprend, la manière dont on se le représente).
Quelle est donc la transformation qui s'est opérée dans l'image de l'Univers à partir du XVI° siècle ?
Pour le comprendre, il nous faut repartir de l'image de l'Univers qui dominait à la fin du Moyen-Âge. Pour mémoire, l'image de l'Univers qui domine au début du XVI° siècle est celle qui est issue de Ptolémée, un astronome (et géographe, nous y reviendrons) grec de l'Antiquité (II° siècle après J.-C.)
1. L'image de l'Univers selon Ptolémée
La première caractéristique de l'Univers telle que le représente Ptolémée est qu'il s'agit d'un système géocentrique, c'est-à-dire que la terre y est au centre. Dans le système de Ptolémée, l'Univers entier tourne autour de la Terre :
a. les planètes : la Lune (pour Ptolémée, c'est une planète), Mercure et Vénus, qui se trouvent "en dessous" du soleil ; mais aussi Mars, Jupiter et Saturne, qui sont "au-delà" du soleil
b. le soleil (qui se trouve donc "entre" Vénus et Mars)
c. les étoiles
On a donc un système d'astres qui tournent autour du point central que constitue la terre. Nous avons indiqué en cours qu'il ne fallaiut pas en déduire trop vite que la terre était placée en un lieu "supérieur" : pour Ptolémée, et plus encore pour ses successeurs chrétiens, le centre de l'Univers est loin d'être le lieu le plus parfait de l'Univers.
Ceci nous permet déjà d'apercevoir ce qui constitue la seconde caractéristique du système de l'Univers selon Ptolémée : c'est un univers de cercles. Nous verrons que cette importance du cercle est liée à un principe fondamental de la pensée antique : le cercle représente la figure géométrique parfaite. Tout l'univers de Ptolémée est un univers fondé sur l'idée de cercles :
a. les astres sont "ronds", c'est-à-dire sphériques. Seule la Terre est légèrement irrégulière dans sa surface : tous les autres astres sont parfaitement circulaires.
b. le mouvement des astres est circulaire : tous les astres décrivent une trajectoire parfaitement ronde, qu'ils suivent avec une vitesse parrfaitement constante. Là encore, seule la terre n'est pas animée d'un mouvement circulaire, puisqu'elle est immobile.
c. si les astres tournent ainsi en rond autour de la terre, c'est parce qu'ils sont incrustés dans une sphère qui, elle-même, tourne sur elle-même autour de la terre. En ce qui concerne les planètes et le soeil, chacun est ainsi fixé sur un orbe (du latin robis : rond, circulaire...) [on trouve parfois ce terme au féminin : une orbe]. Et en ce qui concerne les étoiles on les dit "fixes" parce qu'elles sont toutes situées sur une même sphère qui, elle aussi, tourne autour de la terre ; on appelle cette sphère englobante, qui constitue la circonférence de l'Univers : la "sphère des fixes".
On le voit, le système de Ptolémée est un monde de cercles : de sphères et de mouvements circulaires.
Il s'agit ici de l'image de l'Univers tel qu'il est, en vérité. Il s'agit donc bien de la "vraie" représentation de l'Univers. Mais...
...mais Ptolémée savait déjà que ce modèle est très inefficace pour rendre compte des observations. On n'a pas attendu le XVI° siècle pour s'apercevoir que ce modèle magnifique est tout à fait inopérant si l'on veut rendre compte de la position des astres dans le ciel, telle qu'on peut en faire le relevé nuit après nuit depuis la Terre. Par exemple, si vous aviez la curiosité d'observer, chaque nuit, la position de Mars dans le ciel, vous n'obtiendriez pas du tout (comme ce devrait pourtant être le cas si l'on prend appui sur le modèle ci-dessus) une belle suite de positions situées sur une trajectoire circulaire. En fait, vous obtiendriez ça :
En d'autre termes, vous verriez Mars qui, de temps en temps, repart en arrière ! C'est très curieux. Dans le système tel que nous l'avons exposé, c'est même rigoureusement impossible ! Depuis un astre immobile (la terre), si on regarde les positions d'une planète qui tourne en rond, avec une vitesse constante, autour de la terre, on devrait avoir des points situés sur une belle courbe ronde. Or ce n'est pas le cas.
Faut-il alors en déduire que le modèle est faux ?
Pas si vite ! Tout dépend de ce que l'on recherche. Si on veut le modèle "vrai", il faut garder le système de Ptolémée. Mais si on veut un modèle qui "corresponde aux observations", qui permette de rendre compte de la position des astres telle qu'elle nous apparaît, et qui permette même de la prévoir de façon approximative, il faut "adapter" le modèle.
C'est ici que se trouve le point-clé : le modèle vrai, pour un penseur médiéval, n'est pas forcément celui qui correspond aux faits tels qu'on les observe ; il n'est pas forcément celui qui permet de faire des prévisions à peu près fiables. Le modèle vrai, c'est celui qui correspond à la réalité. Mais la réalité peut être différente de ce qu'elle semble être, de ce qu'elle paraît être à nos yeux d'observateurs humains.
Bizarre ? pas tant que ça. Si vous trempez un bâton dans un verre d'eau, il vous semblera brisé. Vos sens vous diront que la trajectoire du bâton change dès qu'il entre dans l'eau. Et si vous voulez "prévoir" où apparaîtra l'extrémité du bâton dans le verre d'eau, il va falloir faire "comme si" le bâton était brisé. Cela veut-il dire que vous considérerez que le bâton est réellement brisé ? Pas du tout. Vous admettrez que, en vérité, le bâton reste bien droit. Mais à nos yeux, il apparaît brisé. Il faut donc différencier la vérité, et ce qui correspond à ce que nous disent nos sens.
Nous avons donc en fait, chez Ptolémée, deux modèles : un modèle vrai, celui que nous avons exposé, et qui correspond à la réalité telle qu'elle est. Et un modèle qui, lui, n'a pas du tout à être "vrai", mais qui doit seulement correspondre aux apparences, qui doit nous permettre de rendre compte des faits tels qu'ils nous apparaissent, et qui nous permette de prévoir de façon approximative les faits tels qu'ils nous apparaîtront. Ce second système (que nous appellerons le "système 2") doit, selon la formule consacrée, "sauver les phénomènes".
A quoi correspond ce second système, cette seconde "image" ? Elle est assez compliquée (mais ce n'est pas bien grave puisque, nous allons le voir, elle s'adresse proincipalement à des mathématiciens).
a. tout d'abord, la Terre n'y est plus au centre de l'Univers. Le centre de l'Univers est un point situé à côté de la terre, que l'on va appeler "excentrique". Les astres tournent sur un cercle (que l'onn appelle "déférent"), centré sur un point où il n'y a rien, un point situé à côté de la terre.
b. mais on ne peut même plus dire que les planètes tournent autour de ce point ; en fait, elles tournent autour d'un point qui, lui, tourne autour de ce point. Par exemple, Mars tourne en rond autour d'un point P, qui lui-même tourne autour du centre de l'Univers. C'est ce qu'on appelle un "épicycle". Mais ce n'est pas tout.
c. car en fait, les astres, qui tournent déjà autour d'un point qui lui-même tourne autour du centre... ne le font pas à vitesse constante ! En fait, leur vitesse n'apparaît constante que si on la mesure à partir d'un point qui, lui, ne se trouve pas au centre. Par exemple, la vitesse de Mars semblera constante, seulement si on va rearder Mars depuis un point qui est situé à côté du centre de son mouvement ! C'est ce que l'on appelle "l'équant".
On voit que ce système 2 est beaucoup plus compliqué que le système 1. On ne peut plus dire :
"Mars tourne en rond autour de la terre à vitesse constante".
On doit dire :
"Mars tourne autour d'un point qui lui-même tourne autour d'un point situé à côté de la terre,
à une vitesse qui est constante si on l'observe depuis un point situé à côté du centre de son mouvement " !
Ou si vous préférez, en termes plus savants :
"Mars est situé sur un épicycle dont le centre est situé sur le déférent (dont le centre est l'excentrique), à une vitesse constante par rapport à l'équant."
C'est un peu plus compliqué (surtout si on rappelle que ce petit changement vaut pour l'ensemble des astres de l'Univers...)
C'est plus compliqué... mais c'est aussi deux autres choses :
a. c'est rigoureusement incompréhensible. Pourquoi l'Univers tournerait-il autour d'un centre... où il n'y a rien ? Et si on pouvait comprendre qu'un astre suive le mouvement de la sphère dans laquelle il est incrusté, on ne voit pas du tout comment il pourrait lui-même tourner autour d'un point situé sur cette sphère. Et pourquoi diable son mouvement ne serait-il constant que par rapport à un point où, encore une fois, il n'y a rien ? Dans le système 2, on ne voit donc plus du tout pourquoi les choses sont comme elles sont. On ne "comprend" plus rien.
b. c'est très efficace. De fait, si on adopte toutes ces "adaptations", on obtient quelque chose... qui correspond assez bien aux observations. Par exemple, le mouvement bizarre de Mars correspond assez bien à ce que l'on obtient grâce au nouveau système. En effet, si l'on observe depuis la terre une planète qui tourne autour d'un point qui tourne autour de la terre... il donnera périodiquement l'impression de reculer. Imaginez par exemple que je fasse tourner une fronde dans ma main, et que je fasse tourner mon bras autour de ma tête : régulièrement, la fronde semblera aller en arrière. Et si au lieu de la pierre, dans la fronde, je mets une planète ; et si au lieu de ma tête, je mets la terre, j'obtiens une trajectoire de la planète de ce genre :
Dans le cas de Mars, ce sera même très joli, parce que Mars tourne assez lentement, ce qui fait qu'il n'a le temps de faire "qu'un" retour en arrière par tour, ce qui donne une trajectoire en coeur :
Et, de fait, cela correspond assez bien aux observations de Mars que l'on peut faire depuis la terre. Si l'on résume, on a donc :
(1) un système vrai, clair et compréhensible [mais qui ne correspond pas aux apparences]
(2) un système qui "sauve les phénomènes", qui correspond (en gros) aux apparences [mais qui est compliqué et qui est incompréhensible]
Dans la terminologie médiévale, on considérera le premier modèle comme le "système du monde" ; et le second, comme une "hypothèse". Une hypothèse, c'est une construction théorique dont on n'affirme pas qu'elle est vraie, mais qui permet de rendre compte des observations.
Le fait que les deux se contredisent ne posent pas problème, car ils n'ont pas la même fonction, le même statut. Si le système 2 prétendait être autre chose qu'une "hypothèse", il y aurait bien conflit ; mais tant que les astronomes s'en tiennent à ce qu'on leur demande, qui est d'élaborer des constructions théoriques qui correspondent aux apparences et qui permettent d'effectuer des prévisions convenables, aucun problème ne se pose. Et en particulier, il ne peut pas y avoir "conflit" entre la vérité telle qu'elle est admise par l'Eglise (système 1) et les modèles proposés par les scientifiques (système 2).
Ce conflit, il faudra encore attendre assez longtemps pour le voir apparaître ; en fait il n'apparaîtra réellement qu'avec Galilée. Mais cela, ce sera pour un prochain épisode.
Ajouter un commentaire