1. La mathématisation de l'univers

Notre univers est trop vaste même pour la science-fiction la plus ...

Une image appropriée que j'emprunte à Enrique Meseguer (de Pixabay)

Nous allons maintenant dresser le bilan de la révolution astronomique, de façon à faire apparaître les changements que les transformations dans l'image scientifique de l'Univers ont occasionnées dans la "vision du monde" du XVII° siècle. Dans cette première séquence, nous allons nous pencher sur le passage du "cosmos" antique  à l'Univers moderne.

1. Du monde clos à l'univers infini

     a. Du monde clos...

La première transformation concerne ce que l'on pourrait appeler la "forme" du monde. Dans le système de Ptolémée, mais aussi dans celui de Copernic, l'univers est sphérique. Il est tout entier contenu dans une sphère (la sphère des fixes) sur laquelle sont incrustées les étoiles, et qui le délimite. Il s'agit donc bien d'un Univers fini, enclos dans une sphère qui le délimite. L'idée importante (qui, pour nous, n'est pas facile à comprendre) est que, au-delà de cette sphère englobante, il n'y a rien. Non pas au sens où ce serait le vide : le vide, c'est encore un espace vide, un "endroit" où il n'y a rien. En-dehors de la sphère, il n'existe absolument rien, pas même l'espace. Le seul terme que l'on pourrait utiliser est le néant.

[Remarque : dans la vision chrétienne du monde qui marque le Moyen-Âge, le monde est fini dans l'espace, mais aussi dans le temps. Il a débuté avec la création du monde : il n'y a donc pas de sens à se demander ce qu'il y avait "avant" la Création, où se trouvait l'Univers, ce qu'il y avait à la place, etc. L'Univers n'existait pas avant sa création : il n'y avait ni espace, ni temps. De la même façon, il n'y a rien "après" : la fin du monde (annoncée par l'Apocalypse) est bien la fin de l'Univers, qui met fin à l'espace et au temps. L'Univers n'existera plus après la fin du monde : ce qu'il y aura appartient à un autre registre, qui n'est plus de ce monde. Mais si, comme nous allons le voir,  l'espace de l'Univers deviendra infini avec la révolution astronomique, la chose sera plus compliquée en ce qui concerne le temps. En fait, cette "infinitisation" du temps aura bien lieu ; mais elle ne trouvera son aboutissement que plus tard. L'Univers d'Einstein, lui, se situera bien dans un temps infini... jusqu'à ce qu'un autre scientifique de génie, Georges Lemaître, prenne appui sur ses propres équations pour avancer l'idée d'un "commencement" de l'Univers pouvant être appréhendé comme un commencement du temps.]

L'univers : du Big Bang à l'expansion (part 1) | the instantAndie ...

Georges Lemaître et Einstein

Se demander ce qu'il y a "après" la sphère des fixes, c'est comme se demander ce qu'il y avait "avant" la Création du monde : non pas le vide, mais le néant. Dieu n'a pas fait surgir le monde du vide, il l'a créé à partir du néant.

Si l'on veut absolument mettre "quelque chose" avant la Création, ou au-delà de la sphère des fixes, il faut mettre ce qui, justement, n'est pas du tout une chose, et qui est impensable pour l'esprit humain : Dieu.

On peut ainsi dire que l'Univers, dans la vision du monde telle qu'elle est constituée au début de la Renaissance, le monde est fini, et il est même assez petit. Petit dans le temps (dans la vision commune de la Renaissance, l'Univers a été créé il y a à peu près 4000 ans, et on annonce régulièrement la fin du monde), mais aussi petit dans l'espace. Car non seulement l'Univers se limite au domaine circonscrit par la sphère des fixes, mais cette sphère est elle-même située nettement plus près que la distance que nous attribuons aujourd'hui au Soleil.

Donc : un monde fini, circonscrit dans une sphère.

Crise cosmologique : l'Univers est il plat et "ouvert" ou ...

     b. ...à l'univers infini

Cette vision est totalement détruite quand nous arrivons à Newton. Si Tycho Brahé a fait voler les orbes en éclat (en montrant qu'une comète peut traverser allègrement ces prétendus "orbes", sans dévier le moins du monde), la sphère des fixes a quant à elle subit le même sort : il n'y a plus de sphère céleste qui viendrait limiter le monde. Cette transformation ne s'est faite que progressivement : pour Kepler encore, l'Univers était sans doute indéfini (on ne pouvait pas lui fixer de bornes), mais il n'était pas à proprement parler "infini".

L'infini, c'est en effet un concept extrêmement difficile à penser. L'infini n'a rien à voir avec le "très grand", avec l'immense, le gigantesque. Par rapport à l'infini, la plus immense des immensités... n'est encore qu'un point. Cette notion très difficile à penser (on peut d'ailleurs se demander si on peut réellement la "penser", autrement que sous une forme négative, par des formules du genre : "et si on ne s'arrêtait jamais..."), ce sont avant tout les mathématiques qui l'ont apprivoisée. Et notamment ce domaine nouveau des mathématiques, le "calcul infinitésimal" (découvert simultanément par Newton et Leibniz), qui va l'introduire dans le domaine de la pensée rationnelle.

Dans le monde de la physique, ce qui va obliger à penser l'Univers comme infini, c'est avant tout le "principe d'inertie" de Descartes. Car la grande différence entre le "mouvement rectiligne uniforme" et le mouvement circulaire, c'est que le second ne demande jamais de concevoir un espace infini : nimporte quel cercle, même le plus grand des plus grands cercles, peut toujours être dessiné dans un espace fini. En revanche, le mouvement en ligne droite, dès lors qu'il se poursuit éternellement, impose de concevoir un espace infini. Le corps solide en mouvement dans le vide poursuit sa course à l'infini... ce qui exige de le situer dans un espace infini.

L'Univers de Newton n'est plus un monde clos : c'est un univers infini. L'Univers a hérité d'une propriété qui était jusque là réservée à Dieu : l'infinité. Et cela est lié au fait que l'Univers est désormais situé "dans l'espace", l'espace des mathématiciens : l'espace géométrique d'Euclide.

L'univers animé de l'espace - Céline Vielfaure - Librairie Ombres ...

Pour l'homme du XX° siècle, l'univers astronomique c'est avant tout... "l'Espace" !

2. Du monde hiérarchisé à l'univers homogène

     a. Du monde hiérarchisé...

Dans le monde de Ptolémée, qui est en fait celui d'Aristote, et qui sera encore celui de Copernic, le monde n'a rien d'un tout indifférencié. Le monde d'Aristote-Ptolémée-Copernic est un monde dans lequel les choses ont des natures très différentes. Elles ne diffèrent pas seulement en "quantité" (taille, poids, vitesse, etc.) : elles diffèrent en qualité. La terre n'est pas faite de la même matière que le Soleil, qui n'est pas fait de la même matière que les orbes, qui ne sont pas faits de la même matière que la sphère des fixes. C'est la raison pour laquelle les lois qui valent pour certaines choses (la terre ou la Lune) ne valent pas pour d'autres choses : elles ne sont pas "universelles". Nous avons vu que, pour Kepler encore, l'attraction gravitationnelle valait entre la Terre et la Lune... mais elle ne valait pas entre la Terre et le Soleil, car ils étaient de "nature" différente.

De même, l'Univers n'est pas du tout situé dans un espace qui serait homogène. L'Univers est constitué de "lieux" distincts : il y a bien un centre de l'Univers, et ce centre n'est pas du tout un lieu comme les autres : tous les corps solides (ce que l'on appelle alors : les "graves") tendent vers ce lieu. De même, la voûte céleste n'est pas du tout un endroit comme les autres : c'est le pourtour de l'univers, qui sépare la Création du néant (ou de Dieu).

Plus encore, il y a des régions très diférentes dans l'Univers ; il y en a en particulier deux. Depuis Aristote, on distingue en effet a zone de l'Univers qui se situe "sous" la Lune (entre la Terre et la Lune) : la région "sublunaire", et la région qui se situe au-delà : la région supralunaire. Or il n'y a pas grand chose de commun entre ces deux régions : alors que dans la première nous sommes dans le monde de l'imparfait, de l'approximatif, du changeant (les choses naissent, grandissent, meurent, s'usent, se transforment, etc.), dans la seconde nous sommes en revanche dans l'ordre de l'immuable. Rien ne se crée, rien ne se perd, mais rien ne se transforme non plus dans l'espace supralunaire, qui est donc bien un espace "céleste". Dans le Ciel supralunaire, rien ne change jamais : des astres parfaits poursuivent perpétuellement leur mouvement parfait, toujours identiques à eux-mêmes.

4 aristote

     b. ...à l'univers homogène

Tout ceci est également détruit lorsque nous arrivons à Newton. Tycho Brahé avait déjà montré, dans son étude de la supernova de 1572, qu'il pouvait bien y avoir du "changement" dans le monde des cieux : une étoile était née (en fait, nous savons aujourd'hui qu'une "supernova" ne correspond pas à la naissance d'une nouvelle étoile, mais bien à sa mort). De même, Galilée avait montré que les astres célestes n'étaient en fait pas aussi "parfaits" qu'il le semblait : le Soleil avait des taches, par exemple, comme la Lune avait ses cratères. Le monde céleste (supralunaire) ne semblait pas, finalement, si différent du monde sublunaire.

Mais surtout, le mouvement atomiste a détruit l'idée d'une différenciation qualitative de l'Univers : tous les êtres de l'Univers sont constitués par les mêmes particules élémentaires, les atomes. Dans l'Univers, il n'y a pas des choses matérielles et des choses qui ne le sont pas : tout ce qui existe dans l'Univers est fait de matière, et tout ce qui est matériel est constitué d'atomes.

Le point d'aboutissement du processus est atteint avec Newton : en montrant que la force qui permet d'expliquer la chute d'une pomme sur le sol, est exactement la même que celle qui permet d'expliquer la ronde elliptique des planètes autour du Soleil, Newton a définitivement soumis l'ensemble de l'Univers a un même principe, une même force, et donc aux mêmes lois : la loi de la gravitation, qui est donc bien une gravitation universelle.

L'Univers de la fin du XVII° siècle est donc bien un univers infini et homogène, sans limite et toujours soumis aux mêmes lois : comme c'est le cas de l'espace des mathématiciens. C'est normal : "l'espace" cosmique est devenu l'espace géométrique.

Qu'est-ce que l'infini ? | Dossier

3. De la formule magique à la formule mathématique

     a. du surnaturel...

Dans la vision médiévale du monde, l'univers est avant tout régi par la Volonté de Dieu. Ce qu'il se produit dans l'Univers, c'est ce que Dieu a décidé : la Création est toute entière soumise à la Volonté du Créateur. Cela n'implique pas que tout s'y déroule sans entraves, du moins dans le monde sublunaire. Car à la volonté de Dieu tentent de s'opposer d'autres forces, et notamment la force de celui dont le royaume se situe au centre de la terre (qui n'est donc pas, loin s'en faut, l'endroit le plus noble du monde) : Satan.

Plus généralement, le monde du Moyen-Âge, mais aussi de la Renaissance, est un monde traversé de forces qui ne sont pas "naturelles", mais surnaturelles. Les forces occultes, ou magiques, celles qui sont à l'oeuvre dans l'alchimie, la sorcellerie, mais aussi dans le culte chrétien lui-même (par exemple lors de l'Eucharistie, le pain et le vin se métamorphosent bien en corps et en sang du Christ, par l'effet de la Volonté divine, à travers le sacrement) ; les phénomènes miraculeux (qui échappent aux lois naturelles), les apparitions, les possessions, etc.: autant de manifestations de la dimension "surnaturelle" de la Création.

Sorcellerie et féminisme, même combat | Slate.fr

     b. ... aux mathématiques

Das l'Univers de Newton, il n'y a plus de forces surnaturelles : tous les phénomènes de l'Univers sont régis par des lois naturelles, formulables de façon mathématique. Si le monde est bien soumis à la volonté de Dieu, il l'est dans la mesure même où il est soumis aux lois que Dieu a prescrites à l'Univers, et qui sont des lois mathématiques. La Création devient la concrétisation du rêve d'un dieu mathématicien.

Cette idée se trouve chez Galilée ; pour lui, pour comprendre la nature, la philosophie (qui englobe la science) n'a nul besoin de recourir à des formules magiques : les formules mathématiques suffisent, puisque c'est en langage mathématique que Dieu a conçu la Création. Il existe dans la littérature un passage incontournable dans les oeuvres de Galilée : 

« La philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (ce livre qui est l'Univers), mais on ne peut le comprendre si, d'abord, on ne s'exerce pas à en connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. II est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d'en saisir le moindre mot; sans ces moyens, on risque de s'égarer dans un labyrinthe obscur. »

[Pour ceux qui liraient l'Italien, voici le texte original : La filosofia è scritta in questo grandissimo libro che continuamente ci sta aperto innanzi a gli occhi (io dico l'universo), ma non si può intendere se prima non s'impara a intendere la lingua, e conoscer i caratteri, ne' quali è scritto. Egli è scritto in lingua matematica, e i caratteri son triangoli, cerchi ed altre figure geometriche, senza i quali mezi è impossibile intenderne umanamente parola; senza questi è un aggirarsi vanamente per un oscuro laberinto.]

Dieu a conçu l'Univers en langage mathématique : les "choses" de l'Univers doivent être renvoyées aux symboles mathématiques, et notamment aux figures de la géométrie (nous avons vu que, pour Galilée, le cercle restait la figure géométrique de référence pour expliquer le mouvement naturel des astres).

Jacques Monory – Fouillis mathématique pour un univers en ...

Jacques Monory, Fouillis mathématique pour un univers torsadé (1980)

Mais celui qui a accompli le pas décisif, c'est Kepler. C'est Kepler qui, de façon définitive, a montré que le mouvement des astres pouvait être traduit en équations mathématiques : le mouvement des planètes autour du système solaire est un mouvement elliptique, dont le Soleil est un foyer. Il n'y a plus du tout lieu de différencier la théorie vraie et le modèle mathématique "qui marche" pour rendre compte des apparences : la théorie vraie est celle qui met en lumière les lois mathématiques que Dieu lui-même a suivies dans sa Création. Les "lois de Kepler" sont bien des "lois divines", non pas au sens où Kepler serait un dieu, mais au sens où l'astronome a su retrouver l'ordre mathématique que Dieu a imposé à l'Univers. En retrouvant les équations mathématiques qui régissent l'Univers, l'astronome ne fait qu'éclairer la Volonté de Dieu, le Plan Divin.

Là encore, cette démarche trouve son aboutissement chez Newton : ce qui fait l'unité de l'Univers newtonien, c'est qu'il est tout entier soumis à des lois identiques, que l'on peut formuler mathématiquement. Même cette fameuse "force" qu'est l'attraction gravitationnelle n'est pas du tout (pour Newton) une force "physique" ; pour Newton, une force physique ne peut pas s'exercer à distance et dans le vide. C'est une "force mathématique" : c'est-à-dire un certain rapport mathématique qui régit le rapport des corps en fonction de leur vitesse (en fait : de leur accélération) et de leur distance.

L'Univers de la fin du XVII° siècle est un univers mathématique, créé par un dieu mathématicien, dont l'astronome (que l'on appelle encore au XVII° siècle : "mathématicien") est l'interprète.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/64/God-Architect.jpg

On trouvait déjà des amorces du "dieu géomètre" dans l'art médiéval

Premier bilan : nous pouvons donc réunir ces trois transformations (radicales) de l'Univers par un principe général, qui est celui de la mathématisation de l'Univers. Le monde de Copernic était encore un monde clos, hiérarchisé, soumis à des forces surnaturelles (les planètes ont une âme...) ; c'est ce que l'on appelait : le cosmos. Le monde de Newton se situe dans l'espace infini et homogène de la géométrie, et il est tout entier soumis à des lois naturelles que l'on peut, que l'on doit formuler en langage mathématique. C'est ce que nous appelons : l'Univers.