2. Le désenchantement de l'univers
2. Un monde sans magie
On présente parfois la révolution astronomique comme l'un des lieux au sein desquels les conceptions religieuses ont cédé la place (à contrecoeur évidemment) aux théories scientifiques ; dans cette optique, le procès de Galilée apparait comme le symbole de la lutte entre le monde ancien (celui de l'Eglise) et le monde de l'avenir (celui de la science). Cette vision simpliste (et idéologique) demande à être rectifiée. Il y a bien une transformation radicale, impliquant les rapports entre science et religion, au cours de l'âge classique ; mais elle n'est absolument pas réductible à un passage de l'âge religieux à l'âge scientifique, de la foi à la raison.
a. Astronomie, astrologie
Il faut d'abord souligner le fait que la mathématisation de l'Univers et (donc) de la science va effectivement conduire à la dissociation d'éléments qui, jusque là, se trouvaient associés, voire fusionnés. En faisant de l'Univers un lieu intégralement soumis à des lois naturelles (dont c'est justement le but de la science que de les découvrir), l'Âge classique va dissocier les recherches scientifiques de toutes celles qui faisaient intervenir des forces magiques, occultes, surnaturelles, influençant le cours des événements et l'histoire des hommes.
Ainsi, il est imposible de dissocier réellement l'astronomie (en tant qu'étude scientifique des phénomènes célestes), et l'astrologie (en tant que science de l'influence que les configurations astrales peuvent exercer, notamment sur le cours des vies et des sociétés humaines). Depuis l'Antiquité, le "mathématicien" est indistinctement l'astronome et l'astrologue : celui qui étudie les astres et leur mouvement et qui peut donc déterminer à quel moment il convient de prendre une décision importante (comme une déclaration de guerre, etc.) ce que les puissants (qui les financent) demandent avant tout à leurs mathématiciens officiels (Kepler et Tycho Brahé furent des mathématiciens en ce sens), ce sont des horoscopes.
Et il faut se garder de regarder avec trop de commisération ces recherches astrologiques ; les historiens des sciences ont parfois tendance à présenter la production d'horoscopes comme des survivances d'un passé (heureusement) révolu, éventuellement pardonnable chez un grand penseur (du XVII° siècle) s'il traverse une phase de dépression. Ce regard est anachronique et, comme tel, il conduit à des erreurs de perspective. Il est absolument impossible de séparer, dans le parcours de Kepler, astronomie et astrologie, ses recherches mathématiques et ses méditations sur la manière dont les planètes peuvent réagir aux configurations astrales à un moment donné. Kepler ne croit plus, c'est un fait, à l'influence de telle ou telle configuration sur le déroulement de la journée d'un individu, ou sur l'histoire d'une nation : et il rédige la plupart de ses horoscopes de mauvaise grâce.
Mais il a longtemps cru à l'influence que les configurations astrales pouvaient exercer sur une planète, et sur son "âme" : une planète réagissait bel et bien à l'apparence du "ciel astral" à un moment donné. Ce qui est intéressant, ce n'est pas l'abandon de l'astrologie chez Kepler, c'est sa transformation : car ce à quoi réagit la planète, ce n'est pas au fait que "Saturne entre dans le Capricorne", ou autres choses de ce genre, c'est aux configurations géométriques que les astres dessinent dans le ciel tel qu'elle le perçoit... Chez Kepler, il y a donc bien une évacuation de ce qui, dans l'astrologie, échappe à la rationalisation... et une mathématisation du reste.
Reste que, dans l'Univers de Newton, la danse des planètes dans le Ciel perd effectivement toute signification. Si Saturne se trouve à tel endroit à tel moment, il n'y a rien à en déduire, il n'y a rien interpréter : cela n'a rigoureusement aucun sens... autre qu'un sens mathématique : il se trouve à l'endroit où il doit se trouver, étant données les forces qui s'exercent sur lui, et qui le condamnent à une orbite elliptique du fait de la déflation d'un mouvement inertial par une attraction centrale, inversement proportionnelle au carré de la distance qui l'en sépare ! En trouvant une explication scientifique, les phénomènes astronomiques ont perdu toute signification pour l'homme : ils n'ont plus rien à lui dire, sur son avenir ou sur lui-même. L'espace infini reste désormais silencieux pour l'homme en quête d'un sens.
En ce sens, on peut bien dire que la vision scientifique de l'Univers cesse d'être "astrologique" pour devenir astronomique. Cela veut-il dire que l'astrologie disparaît ? Plus ou moins ; elle disparaît en fait dans la mesure même où cette vision scientifique de l'Univers devient la vision dominante. Les hommes croient de plus en plus en la science, et la science ne croit plus aux horoscopes.
b. Chimie, alchimie
Ce phénomène est lent, progressif, et il se diférencie beaucoup en fonction des domaines. Ainsi, une autre séparation s'effectue peu à peu au XVII° siècle : parallèlement à la dissociation de l'astronomie et de l'astrologie, la chimie va peu à peu se dissocier de l'alchimie. Ici encore, il est impossible de dissocier ces deux termes avant la Renaissance : ce que l'on appelle "chimie", "chymie" ou "alchimie" au XVI° siècle, c'est une seule et même science.
Là encore, la focalisation de la science sur des phénomènes et des lois naturelles, formulables mathématiquement, va peu à peu rejeter hors de la science toutes les influences "magiques", les processus spirituels qui marquent l'alchimie. Là encore, le monde se mettra à croire en la science, et la science ne croira plus à la "pierre philosophale".
Heinrich Khunrath, Laboratoire alchimiste, 1595 (nous allons bientôt parler de perspective...)
Mais le processus sera long... comme en témoigne l'exemple de Newton. Si l'on observe en effet à quels travaux Newton a consacré la plus grande partie de son temps, il s'agit bel et bien de recherches alchimiques. Dans son atelier-laboratoire, Newton était bel et bien en quête du Lion Vert. Il n'est même pas exclu que les recherches alchimiques de Newton aient joué un rôle dans la découvertde la gravitation universelle ; l'un des principes fondamentaux de l'alchimie est en effet que "tout ce qui est ici-bas est analogue à ce qui est au-delà"... cela peut aider à penser les phénomènes terrestres et les phénomènes célestes du même point de vue, en y cherchant les mêmes lois. Il n'est pas exclu non plus que ces recherches aient aussi joué un rôle dans la mort de Newton, du fait de l'intoxication au mercure qu'elles provoquaient.
c. Un monde sans magie
Processus long, donc ; mais processus néanmoins. En soumettant tout l'Univers à des causes matérielles, régies par des lois naturelles, formulables mathématiquement, l'âge classique a produit une forme "d'épuration" du savoir scientifique, dont toute magie a été bannie. Et dans la mesure où le savoir scientifique est devenu le savoir dominant dans la vision occidentale du monde, on peut dire que cette vision du monde a perd sa part "magique". L'Univers est devenu un monde d'atomes, régis par des lois mathématiques, que l'on peut analyser, expliquer et prévoir... mais sans plus y chercher un sens, une signification. En ce sens, la mathématisation de l'Univers au XVII° siècle a bel et bien conduit, selon une formule bien connue, à un "désenchantement du monde".
Mais d'un monde sans magie, peut-on passer à un monde sans Dieu ? Le fait que l'Univers devienne scientifique, mathématique, conduit-il à la mise à l'écart du Dieu créateur ? La science remplace-t-elle la religion ? Nous allons voir qu'en fait, les choses sont plus compliquées...
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