5. Le spectacle du monde
4. Le monde comme spectacle
Nous arrivons à la dernière transformation qui s'opère dans la "vision du monde" à l'âge classique. Elle concerne le rapport du monde à l'homme, et la place que l'homme occupe dans le monde ou, plus encore, par rapport au monde.
On dit souvent que l'une des raisons pour lesquelles l'Eglise s'est opposée à l'héliocentrisme (nous avons d'ailleurs relativisé cette affirmation) est que Copernic, en substituant le Soleil à la terre en tant que "centre du monde", n'avait pas seulement "lancé la Terre dans les étoiles". Il avait également délogé l'homme du "centre du monde" : le monde ne tournait plus autour de l'homme. L'homme n'était plus le centre de la Création : voilà ce qui aurait suscité les foudres de l'Eglise.
Il faut d'abord rappeler que, dans la cosmologie médiévale, ce "centre du monde" était loin d'être aussi enviable que la formule le laisse penser. Le "centre du monde", c'était l'endroit le plus éloigné des cieux ; et donc, en ce sens, le plus éloigné du domaine divin. Et s'il y avait un occupant au centre de la Terre, ce n'était certainement pas Dieu, c'était son Ennemi. Enfin, nous avons vu que la terre appartenant au domaine "sublunaire", elle était le lieu du changement, de la corruption, de la mort, contrairement au domaine supralunaire, voué à l'éternel.
De sorte que le fait de déloger l'homme du "centre du monde"... n'était peut-être pas lui faire une si grande offense.
Salvador Dali, lui, voyait au centre du monde... la gare de Perpignan
Mais il reste que, dans la théologie médiévale, l'Homme constitue bel et bien le point d'aboutissement de la Création, celui qui lui donne son sens, son achèvement. En ce sens, l'Homme constituait bien le centre "métaphysique", "religieux", de la Création. N'était-il pas alors curieux de ne pas faire tourner le monde autour de lui ?
Si Dieu a créé l'homme à son image, et s'il s'est lui-même incarné sous la forme humaine du Christ, est-il raisonnable de ne pas placer l'homme au centre de la Création ?
En réalité, l'Homme reste bel et bien au centre du monde, même s'il ne s'agit plus du centre "géograhique". Au sens propre, il n'y a d'ailleurs plus de centre géographique : un espace infini n'a pas de centre ! Mais l'homme reste tout autant, voire plus qu'avant, le centre "métaphysique" de la Création.
Car si Dieu a créé l'Univers selon des lois mathématiques, donnant ainsi naissance à un monde parfaitement rationnel et harmonieux... qui peut s'en rendre compte, si ce n'est l'homme, qui, seul parmi toutes les créatures, est doté de raison ? Qui peut découvrir les lois mathématiques qui régissent l'Univers, et y découvrir ainsi la Sagesse du Créateur ? Qui peut découvrir le magnifique ordonnancement de l'Univers, sa perfection logique, qui peut goûter et savourer la danse géométrique des planètes, si ce n'est l'homme qui sait découvrir, derrière le désorde apparent des phénomènes, la régularité d'une ellipse ? Qui peut saisir la formule universelle qui régit le monde, et l'exprimer dans une équation ?
Seul l'homme en est capable. De sorte que, si l'homme n'est plus lui-même au centre de la scène, la scène du monde se déroule avant tout pour lui, qui en est le spectateur. Le monde est un spectacle dans lequel, et par lequel, Dieu manifeste sa Sagesse au seul public digne de la contempler : l'Homme. Et ce spectacle, dans le domaine de l'astronomie, est total. Spectacle visuel, dès que l'on a adopté sur la scène de l'Univers le bon point de vue, celui à partir duquel les planètes dévoilent leur mouvement elliptique autour du soleil, et où l'ensemble du système solaire apparaît comme un ballet gigantesque. Et d'ailleurs, quel est ce "point de vue" ? Certainement pas la Terre, de laquelle Mars semble revenir en arrière ! Le bon "point de vue", ce ne peut être qu'une sorte de point de vue céleste, celui à partir duquel on regarde "la Terre vue du Ciel" : un point de vue qui se rapproche en fait du point de vue... de Dieu lui-même. Pour savourer comme il se doit le spectacle astral, il faut se hisser en esprit jusqu'à un balcon céleste...
...et c'est bien cette idée qui servira de support, nous le verrons la prochaine fois, à ce que l'on peut considérer comme l'acte de naisance de la "science fiction".
Cet univers "spectaculaire" se retrouve évidemment chez Kepler, qui ajoute à la danse des astres leur concert (cf. le cours sur Kepler). La danse des planètes n'est pas seulement harmonieuse : elle est bien harmonique, chaque vibration des planètes corespondant à une mélodie qui lui est propre. Bien sûr, nous ne pouvons pas entendre cette musique céleste avec nos oreilles corporelles : en ce sens, l'Univers reste avant tout un concert que Dieu se donne à lui-même. Mais même si nous ne pouvons pas l'entendre avec nos oreilles, nous pouvons la discerner avec les yeux de notre esprit. Nous l'avons vu, la musique est (depuis l'Antiquité) reliée aux mathématiques : ainsi celui qui contemple les équations qui gouvernent le mouvement des planètes lit en quelque sorte la partition de l'Univers.
Car ce qui se manifeste à la fois dans la régularité visuelle des mouvements des planètes et dans la perfection mathématique de leur équation, c'est bien la beauté de l'Univers. La révolution astronomique rejoint ainsi la conception classique de la beauté : pour les Grecs de l'Antiquité, le critère de la beauté était avant tout la mesure, l'harmonie. Or rien n'est plus "mesuré" qu'un univers dont tous les mouvements sont soumis à un ordre mathématique. En perdant sa magie, l'Univers n'a rien perdu de sa beauté. Seul pourrait le penser celui qui serait imperméable à la beauté des mathématiques, à la beauté d'une ellipse parfaite, à la beauté d'une équation impeccable.
Oui, l'Univers est bien un spectacle, que l'on goûte autant, et même plus, avec les yeux de l'esprit qu'avec ceux du corps. Les penseurs du XVII° siècle renouent ainsi avec une très vielle idée religieuse, que l'on trouve ausi bien dans le christianisme que dans le judaïsme ou l'islam (pour nous en tenir aux religions monothéistes) : ce qui manifeste la présence de Dieu dans la Création, c'est avant tout la beauté de la création. Contempler la beauté de l'Univers, c'est sentir la présence du Créateur. Mais la beauté dont il s'agit désormais est aussi bien sensible que spirituelle, le monde est un spectacle pour "celui qui sait voir", et qui sait voir avec ces yeux que Dieu lui a donnés, et qu'il n'a donnés qu'à lui : les yeux de la raison.
Le monde n'est pas seulement un monde mathématique conçu par un Dieu philosophe ; ce n'est pas seulement une machine merveilleuse agencée par un Dieu horloger ; c'est aussi une oeuvre d'Art créée par le Divin Artiste.
Michel-Ange, La création d'Adam
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