4. Sauver les phénomènes ?
A titre de complément à cette séquence consacrée aux rapports entre révolution astronomique et vision du monde, j'ajoute un aperçu concernant la transformation de la notion de vérité dans le cadre de la Révolution astronomique.
1. La réalité et les apparences
Nous avons vu que, à l'orée de la Renaissance, les penseurs européens effectuaient une distinction entre le domaine de "la vérité", et le domaine des observations. Une théorie "vraie", c'est bien une théorie qui nous dit comment sont les choses en réalité. Mais la réalité n'est pas toujours identique aux apparences, et notamment à ce que nous disent nos sens. Ainsi, nous avions vu que, d'après nos sens, un bâton est brisé quand on le plnge dans un verre d'eau ; en réalité, il ne l'est pas.
Il fallait donc opérer une distinction entre la vérité et les apparences, le monde tel qu'il est et le monde tel qu'il nous semble être. La science, elle, devait s'occuper des apparences, des "phénomènes", des choses telles qu'elles nous apparaissent. La science devait "sauver les phénomènes", rendre compte de ce que nous percevons, observons. Elle n'avait donc pas besoin d'être "vraie" : il suffisait qu'elle produise des modèles permettant de rendre compte et de prévoir les observations, les phénomènes. On pouvait donc distinguer une théorie "vraie" d'une théorie qui proposait un modèle mathématique correspondant aux observations.
En lisant cette phrase, demandez-vous si l'image bouge ou pas... et la différence entre réalité et apparence devrait apparaître !
Pour utiliser un terme contemporain, on pouvait ainsi dire que le mathématicien du XVI° siècle cherchait à "modéliser" les observations, comme un informaticien d'aujourd'hui cherche à "modéliser" certains faits. Quand un informaticien aujourd'hui cherche des algorithmes permettant de "simuler" quelque chose (par exemple : la manière dont l'esprit humain recherche une information sur internet), il n'affrme pas du tout que l'esprit humain obéit réellement à ces algorithmes. En fait, il sait généralement que ce n'est pas le cas : l'esprit humain ne raisonne pas comme un ordinateur, ils n'ont pas la même manière de "réflechir" ; l'esprit humain ne pense pas comme un programme, il ne se réduit pas à une succession d'algorithmes, la pensée humaine n'est pas un "logiciel" ; par exemple, elle fait intervenir (ce que ne fait évidemment pas l'ordinateur) des émotions. Donc : les algorithmes mathématiques que l'informaticien construit pour "modéliser" une recherche humaine ne correspondent pas à ce qu'il se passe réellement dans l'esprit de l'homme.
Mais l'informaticien s'en moque : ce qu'il veut, c'est un programme qui aboutisse aux mêmes résultats que le l'esprit humain ; ce qu'il cherche, c'est un système d'équations et d'opérations qui "sauve les phénomènes", qui corresponde aux observations, et qui permette donc, par exemple, de prévoir ce que va trouver un humain (ou de discerner ce qu'il cherche d'après les requêtes qu'il effectue sur son moteur de recherche, ce qui est important si on veut lui donner la réponse appropriée). On a bien ici le cas d'un scientifique qui "construit des modèles mathématiques", qui ne renvoient pas à ce qu'il se passe réellement, mais qui corresponde aux observations. De la même façon, un astronome-mathématicien du XVI° siècle ne cherchait pas à savoir ce qu'il se passait réellement, mais à construire des "modèles" mathématiques correspondant aux observations.
2. Le discours scientifique comme discours vrai
Cette distinction va être détruite au XVII° siècle. Le scientifique n'est plus celui qui, de son côté, construit des modèles mathématiques qui pourraient "correspondre" aux observations ; les lois mathématiques qu'il découvre, sont celles qui régissent réellement la nature. Les lois mathématiques que Kepler cherche (et trouve) pour le mouvement des planètes ne sont pas, selon lui, des lois qu'il invente, qu'il construit : ce sont des lois qu'il découvre. Car Dieu lui-même a suivi des lois mathématiques en concevant et en créant la Nature : retrouver ces lois, c'est donc décrire la réalité. Les lois physiques que le scientifique ne sont pas "constructions commodes", ce sont des lois de la nature, prescrites par Dieu lui-même. Les lois mathématiques qui décrivent la course des planètes ne sont pas des inventions de l'esprit humain : ce sont les règles que Dieu lui-même a appliquées dans sa Création.
Le scientifique n'a donc plus à essayer de "modéliser", tant bien que mal, dans ses équations, une réalité chaotique, passablement irrationnelle (comme les informaticiens tentent aujourd'hui de "modéliser" mathématiquement ce qu'il se passe à la bourse...). Le scientifique doit retrouver les lois adoptées et suivies par un Dieu mathématicien, créateur d'une nature rationnelle. Ce qu'il dévoile, c'est donc bien la structure même de la réalité.
3. Observation et raisonnement
Je passe rapidement sur ce point, car son étude déborderait beaucoup le cadre de ce cours. Je l'indique cependant, car il joue, en fait, un grand rôle dans la mutation de la pensée européenne au XVII° siècle... et ne trouvera son aboutissement véritable qu'au XIX° siècle. Cette fusion des lois divines, des lois de la nature et des lois mathématiques s'accompagne en effet d'une deuxième articulation. Si la nature est soumise à des lois mathématiques, il n'y a plus lieu de séparer la réalité telle qu'on l'observe (telle qu'on la perçoit), et la réalité telle qu'on la pense (telle qu'on la conçoit). Modèles mathématiques et observations doivent se superposer entièrement. Il n'y a plus, d'un côté, les domaine des apparences (accessible aux sens) et, de l'autre, le domaine des mathématiques (accessible à la raison). Il n'y a qu'une seule réalité, qui s'offre à la fois à nos sens ET à notre raison. De sorte qu'une théorie valide doit à la fois satisfaire les exigences de la raison (ce qu'elle fera si elle est mathématique) et celles des sens (ce qui exige qu'elle corresponde aux observations).
Nous avons suivi le dévéloppement de cette idée dans le domaine astronomique : si, pour Tycho Brahé, une théorie sceitnfique valide devait correspondre rigoureusement aux observations, elle devait également, pour Kepler, avoir une formulation mathématique irréprochable. Les deux exigences sont satisfaites dans la théorie de Newton, au sein de laquelle on peut rendre compte de toutes les observations à l'aide d'un modèle mathématique universellement applicable.
Toutes les observations... faites à l'époque de Newton, évidemment. Mais cela, c'est une autre histoire !
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