Le style des astronomes
Nous avons déjà montré comment le "récit de voyage" avait servi de trame pour l'exposition des découvertes effectuées dans le cadre de la Nouvelle astronomie : les "nouveaux mondes" célestes étaient mis en parallèle avec les "nouveaux mondes" terrestres découverts par les explorateurs : le voyage céleste était comparé au voyage maritime, Galilée à Cristophe Colomb, la lunette astronomique au navire, la carte des étoiles à la carte géographique.
Mais cette irruption du "récit de voyage" dans le domaine astronomique se manifeste également dans un autre domaine de la science astronomique, de façon plus surprenante : dans l'exposition de la recherche scientifique elle-même. Le sentiment de nouveauté provoqué par l'astronomie copernicienne (Kepler a donné à l'une de ses principales oeuvres le titre d'Astronomia nova) s'est en effet très vite accompagné d'une recherche d'un nouveau mode d'exposition de la recherche et de la découverte scientifiques, d'un nouveau "style" scientifique. Et, sans surprise, c'est (encore) avec Kepler qu'un pas décisif va être franchi.
...encore lui !
1. Kepler : la recherche scientfique comme voyage d'exploration
Si l'on regarde à quoi ressemblaient les écrits astronomiques jusqu'à Kepler (en y incluant Copernic), notamment ceux de la Renaissance, on voit qu'ils adoptent principalement la forme du traité ; ces "traités" d'astronomie épousent en fait la forme qu'Aristote avait donné au sien, le De Caelo ("Du Ciel"). La forme "littéraire" de ce traité est en fait une forme logique, "rationnelle" :
a. on part des principes
b. on en déduit logiquement les conséquences,
c. on aboutit aux conclusions.
Le traité prend ainsi la forme d'un "système" logique, dans lequel on ne trouve plus aucune trace des étapes par lesquels la recherche a été effectuée : le traité ne fait pas mention des essais, des erreurs, des tentatives abandonnées, etc. Il s'agit bien d'exposer de façon claire et logique ce à quoi l'on a abouti à la fin de la recherche, et non le cheminement historique par lequel on y est parvenu.
Tout change avec Kepler, qui va faire de l'exposé de la recherche scientifique un récit, qui va retracer, une à une, les étapes par lesquelles il est passé pour effectuer ses découvertes. Kepler raconte sa recherche, en ne faisant grâce au lecteur d'aucune des "péripéties" de ce qui, de ce fait, se met à ressembler à un voyage d'exploration. Aucune étape n'est oubliée dans la reconstitution, et Kepler s'amuse lui-même des méandres de la recherche, des essais manqués, des voies de garage, voire des erreurs de raisonnement ou de calcul qu'il a d'abord effectuées. Ce qu'expose Kepler, ce n'est donc pas l'intinéraire logique qui conduit des principes aux conclusions, c'est l'itinéraire historique de sa recherche, qu'il a du parcourir avant de trouver le bon chemin.
Avec Kepler, ce n'est donc pas seulement l'astronomie qui est transformée, c'est aussi la méthode littéraire d'exposition de la recherche. La recherche scientifique est bel et bien un voyage, une exploration au cours de laquelle on explore des pistes, on revient en arrière, on se trompe de chemin, on est déporté par des vents contraires, on bute sur des obstacles, on fait des découvertes saisissantes, etc. Avec Kepler, la recherche scientifique devient une aventure, qu'il faut raconter comme telle.
Mais là encore, il faut souligner que le récit littéraire pousuit une fin pédagogique, didactique : car c'est en reconstituant fidèlement le parcours de la recherche que Kepler pense être à même de persuader son lecteur : la narration littéraire de l'exploration scientifique participe donc au dispositif "rhétorique" que nous avions déjà mis en lumière dans le Songe.
Cette transformation et ce projet sont ouvertement revendiqués par Kepler, dans l'Introduction qu'il donnera à son Astronomia Nova (1609) :
1. Passage du traité logique à la narration historique :
Pour moi en effet, le but principal n’est pas ici d’expliquer le mouvement des cieux comme cela a été fait dans les traités relatifs aux sphères célestes et dans les Théories des Planètes. Il ne s’agit pas non plus d’instruire le lecteur et de le mener des principes évidents aux conclusions, selon la voie que Ptolémée a essentiellement suivie. Il existe en outre une troisième méthode, que je partage avec les Orateurs [...] : la présentation historique de mes découvertes. Il s’agit là non seulement de guider le lecteur vers une compréhension du sujet de la façon la plus simple, mais surtout d’expliquer par quelle voie moi, l’auteur, suis arrivé à cette compréhension par des réflexions, des errances ou par hasard.
On peut souligner au passage la place faite au hasard dans le récit : comme tout récit historique, comme tout voyage réel, l'exploration reste tributaire d'événements indépendants de la volonté du voyageur. On pourrait ainsi dire que Kepler est l'un des premiers à introduire dans la recherche scientifique le principe de "sérendipité", principe selon lequel le hasard (et non pas seulement la rigueur logique du raisonnement, ou la précision des protocoles expérimentaux) joue bien un rôle dans la découverte scientifique.
2. Rôle rhétorique, persuasif de la narration
Il existe en outre une troisième méthode, que je partage avec les Orateurs, et que, parce que je rapporte beaucoup d’idées nouvelles, j’ai été forcé de clarifier afin de mériter et de gagner les bonnes grâces et l’assentiment du lecteur, et afin d’écarter le soupçon de cultiver gratuitement la nouveauté.
3. Mise en parralèle de l'exploration scientifique et l'exploration terrestre
Non seulement nous pardonnons à Christophe Colomb, à Magellan, aux Portugais de rapporter les erreurs par lesquelles ils firent connaître le premier l’Amérique, le second l’Océan Indien, les derniers leur Circumnavigation autour de l’Afrique, mais, bien plus, nous ne voudrions certes pas qu’elles soient omises, ce qui nous priverait d’un immense plaisir de lecture. Qu’il ne me soit donc pas reproché d’avoir procédé de même, dans cet ouvrage, dans l’intérêt du lecteur.
Il existe cependant une différence, soulignée par Kepler, entre le récit de voyage terrestre et le fécit de voyage scientifique. C'est que si le lecteur des récits de Jean de Léry, de Colomb ou de Cortès n'a pas lui-même à subir les épreuves qui lui sont racontées, tranquillement assis dans son fauteuil, le lecteur du récit de voyage scientifique va bien, en revanche, partager en partie "l'épreuve" que constitue la recherche. Comme le soulignent d'ailleurs tous les commentateurs de ses oeuvres, lire Kepler n'a rien de reposant. Le lecteur doit faire l'effort de suivre les méandres tortueux d'une progression qui, après bien des détours, arrivera (enfin !) à bon port.
Car bien que la lecture ne nous fasse absolument pas partager les épreuves des Argonautes, les difficultés de mes inventions, elles, gâtent la lecture même (mais c’est le sort commun de tous les livres de mathématiques)
Mais cela ne constituerait une objection au nouveau mode d'exposition adopté par Kepler que pour ceux qui, précisément, ne sont pas les destinataires du livre. Seuls peuvent privilégier une science "facile", prédigérée, ne requérant pas l'effort de la pensée, ceux qui restent étrangers au véritable plaisir que l'on tire de la science, plaisir indissociable de l'effort qu'elle implique. Avec Kepler, le lecteur n'est pas seulement quelqu'un que l'on "instruit" en lui communiquant des conclusions, ou que l'on divertit en lui faisant part d'anecdotes pittoresques (l'histoire des sciences en est pleine) : c'est un homme que l'on cultive, au sens fort du terme.
Cultiver quelque chose, c'est développer ce qui ne se trouve encore en elle qu'à l'état de germe ; le bon cultivateur, c'est celui qui permet à un être de porter à pleine maturité toutes les potentialités qui sommeillaient en lui. Ainsi Kepler, en donnant à son lecteur l'occasion d'exercer les facultés qui font de lui un être humain (notamment son intelligence et son imagination), en suscitant par là-même en lui le plaisir que tout homme véritable tire de cet épanouissement, le "cultive". Et cette culture est bien celle qui est sacralisée dans l'Humanisme : le plein développement par l'homme de ce qui fait son humanité, par une démarche qui est à la fois effort et plaisir ; car il y a incontestablement, pour un humaniste, une jouissance à développer en soi notre humanité, à devenir pleinement humain. Peut-être cette jouissance est-elle étrangère à certains : mais (comme le rappellera Sartre au XX° siècle), il y a bien une dimensions "aristocratique" dans l'Humanisme de l'âge classique. L'Homme de l'humanisme, ce n'est pas "l'ensemble des humains" : c'est l'homme dans lequel l'humanité s'épanouit pleinement, et qui prend plaisir à l'effort que cet épanuissement exige de lui.
Néanmoins, ce plaisir d’avoir vaincu les difficultés pour atteindre ces connaissances existe et peut être partagé en donnant à lire toute cette série de découvertes. Néanmoins, il y aura des gens, puisque nous sommes des hommes dont les goûts diffèrent, pour être envahis d’un immense plaisir, quand ils auront dépassé les difficultés de la perception et que cette série d’inventions aura été mise en totalité sous leurs yeux.
Et cet "immense plaisir", le lecteur devra être prêt à le ressentir (avec les "épreuves" qui vont avec), pendant tout le livre. Car comme l'indique sobrement Kepler pour conclure son introduction :
L’ouvrage tout entier a été élaboré selon cette méthode, comme l’argument de chacun des chapitres le fera bientôt apparaître clairement.
2. Du style sublime en astronomie : Galilée
Galilée cherche sans doute moins que Kepler à "cultiver" son lecteur. S'il s'agit bien encore de le persuader, et de le persuader que l'auteur a raison, il s'agit aussi de lui faire voir à quel point ce qu'on lui apprend est digne d'estime et de louange. Le but est donc moins de former le lecteur que de manifester le caractère merveilleux des découvertes qui lui sont communiquées, et par conséquent de célébrer la gloire de celui qui les a effectuées. En ce sens, si le lecteur doit être "à la hauteur" de ce qu'on lui communique, c'est moins par ses efforts que par le "prestige" dont il jouit. Dans le récit que Galilée va faire de sa grande découverte, trois choses se répondent : la grandeur de la découverte elle-même, la grandeur du découvreur, et la grandeur du destinataire. C'est bien aux Médicis que Galilée dédie son ouvrage, lui-même intitulé (en toute modestie) : "Le messager des étoiles", et c'est leur nom (planètes médicéennes) qu'il va donner aux astres qui s'y trouvent dévoilés.
Avant d'entrer dans le détail du style de Galilée tel qu'il se manifeste dans le Sidereus Nuncius, il faut indiquer en quoi la démarche même de Galilée s'intègre dans un mouvement d'époque qui tend à faire de l'astronome le successeur de l'artiste auprès des Puissants de ce monde. L'artiste, c'est ici moins l'écrivain que le peintre ou le sculpteur. Si, nous l'avons vu, on a pu comparer les astronomes aux grands "découvreurs" que furent Colomb ou Magellan, on n'a pas manqué non plus de les comparer (notamment en ce qui concerne Galilée) aux plus grands artistes de la Renaissance. Ainsi, dans la première biographie de Galilée, rédigée par l'un de ses élèves, Viviani, celui-ci modifiera de quelques jours la date de naissance de son maître, pour la faire coïncider avec celle de la mort de Michel-Ange (ce qui permet de présenter le premier comme la réincarnation du second). Et de façon intéressante, ce parallle est accepté même par ceux qui l'utilisent de façon critique : ainsi le peintre Cigoli compare Galilée à Michel-Ange... pour souligner le fait que tous deux sont de terribles destructeurs : Galilée ruine, par ses découvertes, le cosmos d'Aristote, comme Michel-Ange ruinait, par son architecture, les règles de Vitruve !
Dans la basilique Santa Croce à Florence, les tombes de Galilée et de Michel-Ange se font face...
Cette substitution du savant à l'artiste vaut également en ce qui concerne le mécénat : si Laurent (de Médicis) avait été le mécène de Michel-Ange, Cosme II (de médicis) deviendra le protecteur de Galilée : il le nommera notamment professeur de mathématiques à l'Université de Pise, sans charge de cours ni obligation de résidence, mais aussi philosophe et mathématicien du grand-duc, avec un traitement de 1000 écus florentins par an.
Que donne, en retour, le savant ? Là encore, il se doit d'assurer le "service" que procurait à son mécène l'artiste de la Renaissance, c'est-à-dire en premier lieu : la gloire et, si possible, l'immortalisation de son nom. Et c'est bien ce que Galilée prétend garantir aux Médicis, d'une façon plus éclatante encore qu'aucun artiste n'avait pu le faire. Dans son épître dédicatoire (dédicace) au "Messager des Etoiles", Galilée indique en quoi le savant, par son génie, va assurer aux princes une renommée éternelle : puisque la plus grande gloire s'attache aux corps célestes (qui sont, par nature, incorruptibles), en imposant le nom des Médicis aux satellites de Jupiter, désormais devenus "Etoiles médicéennes", Galilée offre à ses protecteurs une immortalité que seule peut égaler celle des dieux antiques associés aux planètes (Jupiter/Zeus, Vénus/Aphrodite, Mars/Arès, Mercure/Hermès, etc.).
A Versailles, le plafond de la salle des Gardes de la reine est orné (par Coypel) d'un Char de Jupiter, où l'on distingue les quatre satellites, d'une part, autour d'une femme-planète au premier plan et, d'autre part, autour de Jupiter dans son véhicule tracté cette fois par des aigles.
Avec Galilée, le savant prend désormais la place de l'artiste ; mais ne peut-on dire qu'artiste, le savant doit le devenir effectivement ? Pour communiquer des découvertes merveileuses à de divins personnages, le style impersonel de la science suffit-il ?
Si l'on regarde la démarche que suit Galilée dans le Sidereus Nuncius, on peut reprérer les étapes qui correspondent à ce qu'aujourd'hui on considèrait comme une communication scientifique. On y trouve en effet un résumé introductif des découvertes, une présentation de la méthode des instruments (description du télescope et de son utilisation), une exposition des résultats (avec discussion partielle).
Mais on trouve aussi un certain nombre de différences. Comme la science doit par nature être "objective", le scientifique moderne effacera de son exposé toute trace de subjectivité : il s'abstiendra donc de parler de lui dans son article. Ses caractéristiques personnelles ne doivent jouer aucun rôle puisque, justement, le propre d'une expérience scientifique est qu'elle doit être reproductible, par n'imoorte qui, dans les mêmes conditions. Le scientifique moderne ne parle que du dispositif expérimental, de ses résultats et de leur confrontation avec les prévisions théoriques : lui-même n'apparaît jamais dans le texte.
Galilée, lui, apparaît. Mais il apparaît pour jouer un rôle assez particulier, c'est-à-dire avant tout pour souligner le caractère merveilleux des découvertes qui sont exposées. Ceci se voit dès la page de titre :
Pour ceux qui auraient quelques lacunes en latin, les premières lignes signifient : : "Le messager des étoiles, qui dévoile de grands et admirables spectacles, et vers eux propose de lever les yeux..." L'auteur ne s'efface donc pas dans son exposé, mais on pourrait dire qu'il s'efface devant son exposé, dont il se borne à souligner le caractère extraordinaire. Galilée a bien recours aux procédés de la rhétorique dans le Sidereus Nuncius, mais cette démarche rhétorique reste distincte de l'exposé proprement scientifique : si la littérature reste au service de la science, c'est cette fois dans la mesure où elle vient célébrer la valeur de ce que la science dévoile.
Lisons les premières phrases du livre :
« Grands, assurément, sont les sujets qu'en ce mince traité je propose à chacun de ceux qui observent la Nature, afin qu'ils les examinent et contemplent. Grands, dis-je, d'abord en raison de l'importance de la matière même, ensuite en raison de sa nouveauté inouïe au cours des siècles, enfin, également, à cause de l'Instrument grâce auquel ces sujets se sont offerts à notre perception. »
Fernand Hallyn, dans l'introduction de sa traduction française du livre, s'est livré à une analyse rhétorique de ce passage. Il repère ainsi quelques procédés classiques :
a. Inversion : « Grands, assurément, sont... » (ce qui permet de placer en exergue le terme le plus important)
b. antithèse : « Grands sujets... mince traité » (ce qui permet de créer un contraste entre la modestie des dimensions du livre, et la grandeur de ce qui y est exposé)
c. énumération avec accumulation des anaphores : "grands... grands... d'abord en raison de... ensuite en raison de... en fin également à cause de... » (ce qui produit un effet stylistique propre au registre de l'incantation)
Et Fernand Hallyn souligne que ces procédés sont caractéristiques de ce que la rhétorique classique à un style spécifique : le style sublime.
Mais poursuivons la lecture du Messager (nous suivons toujours Hallyn) :
d. gradation ascendante et ouverte :
"Il est noble, sans doute, d'ajouter à l'immense multitude des étoiles fixes...
Il est très beau et très agréable de voir le corps lunaire...
Mais ce qui passe en merveille toute imagination..."
Pas de doute : nous sommes en présence d'un auteur qui, dans son exposé savant, sait recourir à toutes les ficelles de la rhétorique : la littérature n'est pas seulement la servante de la science : il s'agit bien ici d'un panégyrique au profit de la science... et du savant.
Les lunes de Jupiter... qui en a gagné quelques unes depuis Galilée !
Et pourtant, Hallyn remarque que, dans le récit de la découverte finale, on trouve une grande sobriété. Galilée s'y contente pratiquement de recopier, dans toute leur sécheresse, des notes prises au jour le jour.
"Le onze donc, je vis une disposition de cet ordre (…)
Le douze donc, à la première heure de la nuit, je vis les Etoiles disposées de cette manière (…)
Le treize, pour la première fois, quatre petites Etoiles s'offrirent à mon regard..."
Faut-il alors opposer cette sèche sobriété au style sublime des premières lignes ?
Pas du tout. Comme le souligne Hallyn (qui est à la fois un très bon connaisseur de l'histoire des sciences et de la rhétorique, sa spécialité étant l'articulation des deux), "l'ensemble du récit possède ainsi une allure d'austère rigueur qu'il serait faux de prendre pour le contraire du sublime. Il s'agit, bien plus, de son sommet – du véritable sublime selon toute la tradition rhétorique."
Et Hallyn de citer les grandes références qui ont su voir dans la sobriété la plus dépouillée l'acomplissement du sublime le plus grandiose : le pseudo-Longin (selon lequel le vrai sublime s'oppose à l'emphase, à l'enflure puérile), mais aussi Boileau (le sublime peut devenir sobre lorsque « la grandeur vient de celle des pensées, que la simplicité de l'expression fait surtout ressortir »), mais aussi (c'est plus inattendu) Emmanuel Kant, le plus grand des philosophes allemands des Lumières, qui affirme quant à lui que le véritable sublime n'a pas besoin « d'appeler à son secours des images et un puéril appareil »...
Il y a donc bien un style de Galilée ; Galilée, lui aussi, a su mettre les puissances de la littérature au service de la science, moins pour former, comme Kepler, l'intelligence du lecteur... que pour célebrer celle de l'auteur ! A des découvertes sublimes, il fallait un style sublime. Et pour citer une dernière fois Kepler : « comment ne croirais-je pas un mathématicien très docte, dont le style même prouve la rectitude du jugement ? »
Une idée chère aux Romantiques : seul le silence convient au sublime... (toile de Caspar Friedrich)
3. Le voyage astral comme aventure intellectuelle : les Entretiens de Fontenelle
Nous allons maintenant, pour terminer cette présentation des rapports entre révolution astronomique et littérature, quitter les auteurs qui ont constitué le savoir scientifique, pour étudier le discours de l'un de ceux qui l'ont diffusé auprès des cercles intellectuels de la fin du XVII° siècle : Fontenelle. Avec les Entretiens sur la pluralité des mondes, parus en 1686, nous ne sommes plus dans la période "pionnière", celle qui a vu surgir les découvertes et les révolutions qui ont conduit à l'affrontement entre savants et théologiens ; avec Fontelle, nous sommes dans l'espace policé des Salons français, au sein desquels s'exposent et se diffusent ces découvertes auprès des membres (notamment féminins) de l'aristocratie.
Le livre de Fontenelle n'est plus un livre "pour mathématiciens", comme prétendait l'être l'ouvrage fondateur de Copernic. C'est un livre qui se destine à un large public (de lettrés), comme en témoigne d'ailleurs son succès. Si personne ou presque n'a lu l'oeuvre de Copernic à l'époque de sa parution, les Entretiens de Fontenelle sont bien ce que nous appellrions aujourd'hui un succès de librairie, pour ne pas dire un best-seller : 33 éditions seront publiées du vivant même de l'auteur, sans compter les traductions !
Si le livre ne s'adresse pas aux scientifiques, il est néanmoins écrit par quelqu'un qui, sans être un savant, sait néanmoins de quoi il parle. De 1690 à 1740, Fontenelle sera secrétaire permanent de l'Académie des Sciences, dont il rédigera le compte-rendu annuel. Et le projet des Entretriens est bien de présenter aux lecteurs (et lectrices) les grandes découvertes de la science astronomique. On pourrait donc le considérer comme un ouvrage de "vulgarisation"... à condition de préciser que le "vulgus" dont il s'agit ici est avant tout le public choisi des Salons.
Nous allons retrouver dans ces Entretiens la plupart des éléments que nous avons rencontrés au cours de cette séquence.
a. Voyage céleste, voyage intellectuel
Le texte des Entretiens est constitué d'une série de dialogues (ce qui ne surprendra pas ceux qui sont familiarisés avec l'histoire de la rhétorique savante...), rythmés en six « soirs », entre une marquise et un philosophe ; le sujet principal de leurs conversations est l'astronomie. Fontenelle explique à son interlocutrice, de façon progressive (le souci pédagogique est explicite), les principes fondamentaux de l'astronomie de Copernic, les rudiments de la physique de Descartes, et l'hypothèse de la pluralité des mondes.
Le mouvement de cette progression est intéressant : au fur et à mesure que l'on "s'élève" à des considérations de plus en plus hautes, on s'éloigne des considérations terrestres. En s'élevant vers les cieux, on aborde des théories qui, elles, sont de plus en plus éloignées des préjugés communs. Le voyage auquel le philosophe convie la marquise est bien un voyage à la fois spatial et spirituel : il s'agit de conduire la marquise (et le lecteur) à une "largeur de vue" toujours plus grande, en les faisant voyager de la terre à la Lune, puis vers les autres planètes, pour envisager en fin de parcours l'hypothèse (vertigineuse !) de l'infinité de l'univers et de la multitude des mondes.
b. Du miracle surnaturel au miracle de la Nature
Comme tout voyage, celui auquel nous convie Fontenelle doit faire sa part au merveilleux. Mais dans les Entretiens, le "merveilleux" dont il s'agit est tout à fait conforme à ce que nous avons étudié avec la Révolution astronomique : ce qui est merveilleux, ce ne sont plus des événements surnaturels... mais bien ce miracle qu'est la Nature elle-même dès qu'on en dévoile le caractère harmonieux. Le Dieu qui a créé le monde que nous découvre Fontenelle n'est plus ce dieu qui passait son temps à violer les lois de la physique en intervant dans sa Création : c'est bien ce dieu si merveilleusement rationnel qu'il a créé un monde si parfaitement ordonné qu'il n'a nullement besoin d'y rectifier quoi que ce soit. A tel point d'ailleurs qu'avec Fontenelle, la distinction entre "Dieu" et "la Nature" devient déjà floue (ce qui se radicalisera dans la pensée des Lumières, au siècle suivant). Certes, la Nature doit nous étonner : mais il ne s'agit plus ici de cet étonnement de bas étage qui nous saisit devant de prétendus "prodiges" : il s'agit de l'étonnement éminemment philosophique de celui qui cherche à sonder les mécanismes naturels, et qui s'émerveille de leur subtilité.
c. Récit scientifique, récit romanesque
Si le voyage entrepris dans les Entretiens est bien un voyage initiatique, élevant l'esprit du lecteur aux considérations les plus élevées, il n'en reste pas moins un récit littéraire. Chez Fontenelle, les ressources de la littérature sont pleinement mises à profit au sein de l'exposition scientifique. Pour un public éclairé, il n'y a pas grande différence entre l'effort qu'implique la lecture attentive d'un roman (du XVII° siècle, évidemment) et celui que nécessite la succession des Entretiens.
« Je ne demande aux dames pour tout ce système de philosophie, que la même application qu'il faut donner à la Princesse de Clèves, si on veut en suivre bien l'intrigue, et en connaître toute la beauté. »
Cette dimension romanesque de l'entretien philosophique est portée, chez Fontenelle, au point que l'investigation scientifique et l'intrigue sentimentale s'entrelacent... amoureusement. Les passions ne sont pas en reste dans le discours du philosophe, qui oscille entre éducation et séduction, avidité intellectuelle et appétit sensuel. C'est que
« les raisonnements de mathématique sont faits comme l'amour. Vous ne sauriez accorder si peu de choses à un amant que bientôt après il ne faille lui en accorder davantage, et à la fin cela va loin. »
Et, de fait, l'initiation spirituelle de la marquise n'est pas sans provoquer en elle des transports presque extatiques :
« Que serait-ce donc, repris-je, si je vous disais qu'il y a bien d'autres étoiles fixes, que celles que vous voyez ; qu'avec des lunettes on en découvre un nombre infini qui ne se montrent point aux yeux, et que dans une seule constellation où l'on en comptait peut-être douze ou quinze, il s'en trouve autant que l'on en voyait auparavant dans le ciel ?
_ Je vous demande grâce, s'écria-t-elle, je me rends ; vous m'accablez de mondes et de tourbillons. »
d. Le rôle de l'imagination et de la fiction dans la connaissance
Pour faire comprendre ce dont il s'agit à son interlocutrice, le philosophe a souvent recours à un procédé situé au point de rencontre entre le raisonnement proprement dit (la déduction logique) et l'imagination (qui permet de passer d'un espace à un autre, de se "transporter" dans un autre espace) : l'analogie. Pour "faire voir" ce qu'il y a ailleurs (dans les cieux), on peut prendre appui sur ce qu'il y a ici, pour ensuite tenter de le transposer dans l'espace céleste. Il s'agit bien sûr d'une démarche qui, d'un point de vue scientifique, reste toujours risquée : car rien ne nous garantit que l'analogie est valable ; et il arrive que l'analogie elle-même cesse d'être opérante. Dans la mesure où l'espace céleste est radicalement différent de notre monde terrestre, et que nous ne pouvons pas réellement nous y transporter, il devient parfois nécessaire de recourir à la simple imagination pour se le représenter. Kepler, nous l'avons vu, faisait oeuvre d'imagination pour peupler la Lune ; Fontenelle fait de même, en insistant sur le fait que l'esprit a besoin de se donner des images pour pouvoir se répresenter ce à quoi le conduit sa pensée. Les abstractions théoriques sont sans doute nécessaires à la science : elles ne suffisent pas à l'esprit humain, qui exigent que des images, même fictives, soient associées aux concepts qu'on lui propose.
« Êtes-vous contente, madame ? Ajoutai-je. Vous ai-je ouvert un assez grand champ à exercer à votre imagination ? Voyez-vous déjà quelques habitants des planètes ?
Hélas ! Non, répondit-elle. Tout ce que vous me dites là est merveilleusement vain et vague, je ne vois qu'un grand je ne sais quoi où je ne vois rien. »
Ce à quoi le philosophe répond fort sagement : pour donner un contenu sensible aux pensées, il suffit de recourir à l'imagination.
« Du moment que nous avons trouvé un mouvement intérieur dans les parties de la Lune, ou produit par des causes étrangères, voilà ses habitants qui renaissent, et nous avons le fonds nécessaire pour leur subsistance. Cela nous fournira des fruits, des blés, des eaux, et tout ce que nous voudrons. »
e. L'univers comme spectacle
Si l'on synthétise la "vision du monde" qui sous-tend la description de l'Univers délivrée par les Entretiens, on voit qu'elle rejoint l'une des idées-maîtresses de la Révolution astronomique. Un système immense, s'accroissant jusqu'à l'infini, mais régi dans ses moindres détails, pour celui qui sait voir, par des lois qui en font l'harmonie et la beauté : une scène divine où se joue la Création dont seuls les yeux de l'esprit peuvent goûter et contempler la splendeur... Oui, l'univers de Fontenelle est bien un spectacle pour l'homme, et c'est bien le caractère spectaculaire de l'Univers (tel que le découvre la science) qui fonde la valeur littéraire des descriptions que l'on peut en donner, à travers des récits de voyages spirituels.
Chez Fontenelle, cette vision de l'Univers comme spectacle est explicitement formulée ; et, cette fois encore, ce spectacle articule en son sein les dimensions visuelle et musicale : aux yeux du philosophe, la métaphore qui convient pour désigner le spectacle qui apparaît aux yeux dont les yeux se sont débarrassés des préjugés mondains et des considérations terrestres, c'est celle qui, à partir du XVII° siècle, deviendra le spectacle total par excellence : l'opéra.
« Sur cela je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui d'un Opéra. Du lieu où vous estes à l'Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela joue. Il n'y a peut-être que quelque machiniste caché dans le parterre, qui s'inquiète d'un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui à l'égard des philosophes augmente la difficulté, c'est que dans es machines que la nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées, et elles le sont si bien, qu'on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l'Univers. »
L'héritier cinématographique des Entretiens : le "Space Opera"
On a été longtemps... mais grâce à Copernic, à Tycho Brahé, à Kepler, à Galilée, à Descartes et à Newton, cette période est désormais révolue. Aujourd'hui le philosophe a saisi le système des "causes" qui régissent les mouvements internes de l'Univers, il a discerné les lois qui en règlent les battements. L'univers en a-t-il pour autant perdu son charme ? Sans doute est-il, pour Fontenelle, moins mystérieux : mais c'est justement l'évacuation de ce "mystère" (celui qui, comme un spectacle de magie, n'éblouit que tant qu'on ignore les mécanismes que le magicien met en oeuvre) au profit de l'harmonie (celle qui résulte de l'agencement parfaitement rationnel de tous les corps et de leur mouvement) qui permet de contempler ce que l'opéra universel a de réellement... merveilleux.
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