Première leçon : introduction au corps utopique
L'oeuvre choisie cette année s'intitule "Le corps utopique" ; c'est une conférence radiophonique prononcée par Foucault en 1966. Inutile de partir dans des considérations générales sur Foucault : mis à part le fait que c'est un philosophe français de la seconde moitié du XX° siècle, il est suffisamment difficile à "classer" parmi les courants philosophiques de son époque (comme le "structuralisme", notamment représenté par Claude Lévi-Strauss) pour qu'on évite ce piège. Retenons simplement qu'il appartient à une "époque" particulièrement riche et féconde de la philosophie française, qui réunit des penseurs comme l'anthropologue Claude Lévi-Strauss, les philosophes Jean-Paul Sartre (que Foucault n'aimait pas beaucoup : il l'a appelé "le dernier des philosophes", ce qui signifiait pour lui que c'était le dernier des philosophes "à l'ancienne", cherchant à réunir dans une même doctrine les réponses à toutes les questions fondamentales de l'humanité...) ou Gilles Deleuze (que Foucault a beaucoup côtoyé, et que nous avons croisé dans le cours sur le bonheur : la découverte expérimentale de soi comme condition de la liberté et du bonheur), le psychanalyste Jacques Lacan (que Foucault connaît bien, et que nous avons croisé dans le cours sur le sujet), etc. Auteur des années 60-80, Foucault a vécu les grandes luttes sociales de son temps, et il s'y est particulièrement engagé, notamment en ce qui concerne la question des prisons (il a notamment fondé le Groupe d'Information sur les Prisons).
Voilà pour l'auteur. Puisque le thème du texte est le corps, il convient de rappeler la place très particulière que cette notion dans la pensée de Foucault. On trouve chez Foucault deux orientations philosophiques majeures (même si ce ne sont pas les seules) : une orientation socio-politique, et une orientation plus orientée vers l'individu humain.
En ce qui concerne la première, Foucault s'est particulièrement intéressé à l'ensembvle des dispositifs sociaux de normalisation, c'est-à-dire à l'ensemble des mécanismes, procédures, institutions, techniques par lesquelles un système social cherche à normaliser le comportement des individus. Normaliser est à prendre ici au sens strict : rendre normal, c'est-à-dire conforme à la norme. Chez Foucault, il s'agit essentiellement de dispositifs de contrainte, mais ils ne doivent surtout pas être réduits au couple "loi / police" . Les normes sociales ne se érduisent pas aux textes de lois, et les dispositifs de contrainte ne se limitent pas au dispositif judiciaire. On pourrait même dire que, chez Foucvault, un système social, c'est d'abord une constellation de dispositifs de normalisation : écoles, prisons, asiles, armées, usines, etc. Cette approche de la société éclaire la manière dont Foucault approche la notion de "pouvoir politique" ; pour lui, le pouvoir, ce n'est pas ce dont dispose l'Etat. Le pouvoir, c'est ce qui est en jeu, ce qui se manifeste, ce qui s'exerce (ou se conteste) dans tous ces dispositifs de normalisation. Pour Foucault, on ne doit pas plus réduire la normalisation du comportement au couple législatif + judiciaire que l'on ne doit réduire le pouvoir politique au pouvoir de l'Etat. Normalisation et pouvoir sont en jeu... partout dans la société.
Or ce premier domaine nous amène à la question du corps. Car pour Foucault, la normalisation, la "disciplinarisation" des comportements individuels ne peut jamais se limiter à l'esprit, à la pensée des individus. Au sein de la mouvance marxiste, au temps de Foucault, le contrôle social est moins un contrôle des corps qu'un contrôle des esprits : c'est en imposant son "idéologie" (sa manière de se représenter le monde, ses valeurs, etc.) que la classe dominante parvient à maintenir sa domination sur les classes dominées. Si la classe dominante domine, c'est principalement parce qu'elle parrvient à faire en sorte que son idéologie soit dominante. [Nous avons vu un aspect de cette question dans le cours sur la liberté : l'idéologie religieuse (chrétienne) permet de maintenir les dominés dans leur condition dominée, puisqu'elle les persuade que 1) le monde tel qu'il est est autorisé par Dieu, sans quoi il serait différent : se rebeller contre l'ordre établi, c'est donc en partie se rebeller contre Dieu ; 2) Les plus défavorisés ici-bas seront les premiers à entrer au Paradis : le miséreux "paye" donc ici-bas, durant un temps limité, l'accès à une félicité éternelle dans l'au-delà : il est gagnant ; 3) les puissants qui abusent de leur pouvoir ici-bas seront châtiés dans l'éternité : justice sera faite.]
Foucault n'élimine pas cette dimensions "psychologique" du contrôle social ; mais pour lui, les dispositifs de normalisation s'adressent toujours aussi au corps. Normaliser le comportement, ce n'est pas seulement formater les mentalités : c'est aussi garantir la main-mise de la société sur les coprs des individus. Les dispositfs de normalisation impliquent toujours des techniques qui visent le corps, et c'est surtout à ces dispositifs que s'est intéressé Foucault. Par exemple, pour normaliser les comportements de leurs "pensionnaires", les écoles, les prisons et les asiles ont eu recours à la même technique d'uniformisation-normalisation des corps : le port de l'uniforme. Et Foucault a montré comment les théories (ou, plus foucaldien, les "discours") qui visaient les criminels ou les fous (deux catégorises "d'anormaux", comme tels candidats (généralement involontaires) à la normalisation : par la prison ou l'asile), depuis le XVII° siècle jusqu'à aujourd'hui, étaient toujours indissociables de techniques, de pratiques s'appliquant aux corps. Dans le discours de la psychiatrie, traiter la folie, c'est toujours aussi traiter le corps du fou (nous avons vu dans le cours sur l'inconscient comment, du XVII° siècle jusqu'à Freud, la cause de la patologie mentale était considérée comme une cause issue du corps, une cause physiologique.)
Donc, pour Foucault, s'intéresser aux dispositifs de normalisation du comportement individuel par le système social, c'est s'intéresser au corps, s'intéresser aux discours et aux techniques que le système social adresse au corps des individus.
Le second domaine de recherche de Foucault, c'est celui qui porte sur le sujet humain. Que signifie, pour un homme, le fait d'être un "sujet" ? Comment définir la "subjectivité" humaine, la nature de l'homme en tant que sujet (comme tel différent de "l'objet" ?) Foucault appartient à un courant (ou plutôt : à un ensemble de courants) de pensée au sein desquels se trouve remise en cause la (très) vieille priorité acordée à l'esprit, à l'âme, au couple raison-conscience dans la conception occidentale du "sujet" humain. Dans une optique chrétienne, ce qui distingue radicalement l'homme de l'animal, c'est qu'il est doté d'une âme ; c'est par son âme que l'homme est à l'image de Dieu (contrairement à une représentation fausse de l'affirmation selon laquelle Dieu a créé l'homme à son image : Dieu n'a pas forme humaine... sauf par le Christ, évidemment). D'un point de vue philosophique, nous avons vu que, chez Descartes, ce qui définit l'homme, c'est d'être une res cogitans, une chose qui pense ; l'essence de l'homme, c'est la pensée ; je suis, cela veut (d'abord) dire : je pense, etc. : le sujet humain, c'est le sujet de la pensée. Pour Descartes, ce qui fait de l'homme un sujet : c'est qu'il pense. Pour Pascal, ce qui fonde l'infinie distance de l'homme aux autres créatures, c'est qu'il est un roseau, certes, mais un roseau pensant. Et d'un point de vue politique, on peut prendre comme illustration de ce primat de la pensée le fait que, dans l'article 1 de la DDHC, on ne trouve pas l'affirmation selon laquelle tout homme est doté d'un corps ; non, la nature de l'homme, ce qui est pertinent d'un point de vue politique, ce qui fait que le sujet humain est bien un sujet de droit : c'est qu'il est doté de raison et de conscience.
Foucault appartient donc à un vaste mouvement philosophique au sein duquel cette réduction de la subjectivité humaine à la pensée, cette priorité absolue accordée à l'esprit dans la notion de sujet, est remise en cause. Il s'agit moins de redonner ses titres de noblesse à l'esprit "à côté" du corps, en face du corps, que de remettre en cause cette séparation entre âme et corps, entre esprit et corps. Pour utiliser un terme philosophique, on pourrait dire que Foucault appartient à un courant "non dualiste" de la philosophie : un courant dans lequel on cherche à repenser l'unité première du corps et de l'esprit. Ce qui fait de l'homme un sujet, ce n'est pas le fait qu'il soit une âme, qui se serait incarnée dans un corps : l'essence du sujet humain, c'est d'être à la fois esprit et corps, âme charnelle, corps pensant. Pour information (mais vous n'êtes pas tenus de le savoir le jour du bac) le grand courant philosophique, que Foucault connaît bien mais auquel il "n'appartient" pas (non plus) qui affirme cette unité première corps-esprit, c'est la phénoménologie (qu'elle soit allemande, avec Husserl et Heidegger, ou française, avec Maurice Merleau-Ponty)
Donc, pour Foucault, penser le sujet humain, c'est toujours revenir au corps. Le sujet humain est, toujours à la fois, âme charnelle et corps pensant.
On voit donc que les deux orientations majeures de la pensée de Foucault nous ramènent au corps ; pour synthétiser, on peut représenter ce double enjeu par deux axes :
1) pensée socio-politique --> dispositifs sociaux de normalisation du comportement individuel --> techniques du corps
2) questionnement du sujet humain --> remise en cause du dualisme corps / esprit + remise en cause de la priorité accordée à l'esprit --> étude de la dimension corporelle de la subjectivité humaine.
Tout ceci fait du corps, dans la pensée de Fouicault, une notion-clé. [Et si, le jour de l'oral, vous ne prenez pas deux minuets pour le rappeler en introduction, c'est que vous êtes un mauvais philosophe... et un mauvais candidat, puisque vous venez de rater l'occasion de dire des choses des choses faciles et importantes).
Concernant l'enjeu du texte, il nous est indiqué par son titre : le "corps utopique". Le but est détudier les relations qui existent entre le corps, d'une part, c'est-à-dire l'expérience humaine du corps, l'expérience que chacun fait du fait qu'il a/est un corps et, d'autre part, l'invention des utopies. Une utopie, c'est à la fois une "ou-topos" (ce qui signie en grec : ce qui n'a pas de lieu = ce qui n'est nulle part) et une "eu-topos" (un "bon lieu" = un monde parfait, idéal).
Le plan du texte raisonnement est simple :
1) Foucault commence par rappeler en quoi l'homme est "condamné" à son corps (page 1, colonne 1)
--> dans cette partie, Foucault énonce successivement 4 raisons pour lesquelles je suis condamné à avoir-être un corps (2 raisons), et avoir -être ce corps-là (deux raisons)
2) Il propose ensuite une première hypothèse : les utopies sont inventées pour contrer, nier le corps : l'espace utopique est celui dans lequel mon corps est affranchi de ses limites corporelles (un corpos "décorporéllisé"), un espace au sein duquel quelque chose vient prendre la place (tenir lieu) de mon corps, ce "quelque chose" étant purifié des imperfections/limites du corps. L'espacve utopique, serait donc "l'anti-corps", le lieu de négation du corps réel [Page 1, colonne 2 --> page 2, colonne 1]
--> dans cette partie, Foucault envisage successivement 3 espaces "utopiques" : l'espace du "monde des fées et des lutins" (mondes imaginaires, du conte aux jeux vidéo) ; un ensemble d'espaces mortuaires/funéraires (momies, masques, sculptures, pierres tombales) ; l'âme.
3) Il remet ensuite en cause son hypothèse en remarquant que la dimension du corps (dimension "utopique") qui apparaît dans les espaces utopiques appartient déjà à l'expérience du corps réel [page 2, colonne 1 --> page 2, colonne 2] Le corps "utopique" ne fait que radicaliser la dimension utopique du corps réel. Le corps réel est "déjà" un corps utopique.
--> dans cette partie, Foucault envisage successivement 3 ambivalences du corps : le corps est à la fois ouvert et fermé ; il est à la fois visible et invisible ; il est à la fois vie et chose. Il conclut en revenant à l'archétype du corps du géant comme corps utopique.
4) Foucault prolonge sa réflexion en montrant que le corps renvoie toujours à une multitude d'espaces. Non seulement l'espace physique, dans lequel il s'inscrit, mais aussi des espaces utopiques. [page 2, colonne 2 --> page 3, colonne 1]
--> dans cette partie, Foucault envisage trois espaces auquel le corps renvoie, trois espaces (autre que l'espace "physique", celui de la médecine et de la géométrie) dans lesquels il s'inscrit : l'espace sacré, l'espace social et l'espace du fantasme. Il illustre son propos par un extrait de la nouvelle "Le tatouage", de Tanizaki.
5) Foucault termine sa réflexion par une radicalisation : non seulement le corps n'est pas "seulement" ici, non seulement il n'est pas seulement "dans" le monde, mais en fait il est toujours ailleurs, et il n'est pas "dans" le monde.[page 3, colonne 2]
--> dans cette parie, Foucault reprend l'arguement (qui n'est pas de lui) de la localisation spatiale : le corps n'est pas "dans" l'espace, il est l'origine à partir duquel un espace peut se déployer. L'espace étant ce qui se constitue à partir du corps, le corps n'est pas "dans" l'espace.
6) Le texte s'achève par un ultime renversement : au lieu que le recours à l'imaginaire nous permette de passer du corps "réel" (fermé sur lui-même, unifié et délimité dans l'espace) au corps utopique (corps ouvert, fragmenté, dispersé...), c'est l'inverse qui est vrai : ce n'est que par l'intermédiaire d'objets "utopiques" (d'objets qui appartienent à d'autres espaces) que je peux passer du corps réel, du corps dont j'ai l'expérience directe (et qui est ouvert, fragmenté, etc.) à un corps unifié, fermé, delimité.
--> dans cette partie, Foucault envisage 3 "médiations" qui me permettent d'accéder à la représentation de mon corps comme corps fermé, unifié, situé dans l'espace : le miroir, le cadavre, et l'autre au sein du rapport érotique.
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