5. Un corps magique
Pour comprendre ce texte, il faut impérativement avoir en tête ce qui le précède. Rappelons brièvement les épisodes précédents :
1) Foucault a montré en quoi l'expérience du corps pouvait être vécue comme une condamnation (4 raisons) ; il en a tiré l'hypothèse selon laquelle l'invention des utopies pouvait être interprétée comme une tentative visant à nier cet enfermement. A travers l'exemples des pays utopiques, il a montré comment ces espaces pouvaient nous doter d'un "corps sans corps", un corps débarrassé de toutes els contraintes de notre corps réel ; puis, avec l'exemple des momies/masques/gisants/pierres tombales, il a montré comment ces espaces funéraires proposaient une négation-transfiguration du corps, le cadavre étant remplacé par un corps (ou une image du corps) incorruptible. Enfin, avec l'âme, il a montré comment celle-ci constituait un anti-corps par excellence, débarrassé de toutes les imperfections-limitations (physiques et morales) du corps. Tout ceci nous conduit à l'idée selon laquelle les utopies sont le lieu d'invention d'un corps utopique, négation-transfiguration du corps réel.
2) Dans un deuxcième temps, Foucault a remis en cause son hypothèse, en montrant que mon corps, mon corps "réel", a lui aussi une dimension "utopique", c'est-à-dire qu'il possède déjà les caractéristiques fondamentales du corps utopique (les caractéristiques du corps dans les espaces utopiques). L'expérience que j'ai de mon corps n'est pas seulement celle d'un corps absolument "non-utopique", c'est-àdire d'un corps absolument matériel, absolument localisé dans l'espace, absolument visible, etc. En un mot, l'expérience directe de mon corps n'est pas celle du corps tel que l'envisagent l'anatomie, la biologie ou la médecine. Foucault, dans le passage qui précède le texte que nous allons étudier, a mis en lumière cette dimension "utopique" du corps à travers 4 oppositions.
a) le corps n'est pas seulement un espace clos, délimité par l'épiderme. Certes, d'une part il est un espace fermé, puisque le corps est un espace au sein duquel les choses extérieures ne peuvent entrer. La limite du corps sépare l'espace de ce qui se trouve "en moi"' et l'espace de ce qui se trouve "hors de moi", et elle forme une frontière opaque. C'est précisément cette clôture du corps qui explique qu'il puisse être "violé" : seul peut être violé un espace que l'on ne peut/doit pas forcer à s'ouvrir ; l'exemple du viol a par ailleurs l'intérêt de nous montrer que toute effraction commise à l'égard de l'inviolabilité du corps constitue une violence qui n'est pas seulement corporelle. Mais, d'autre part, le corps est également un espace ouvert : il est ce par quoi les choses me parviennent, entrent en moi. Les choses ne restent pas "à l'extérieur", de l'autre côté de cette frontière opaque que serait le corps ; au contraire, le monde ne cesse d'entrer en moi, de se déverser en moi par les yeux, par les oreilles, par tous les organes sensoriels. Une lumière trop violente, un son trop intense me font vivre cette expérience par laquelle le monde extérieur entre dans mon corps sans qu'il puisse se fermer. Bref, le corps est à la fois ouvert et fermé.
b)le corps n'est pas seulement un espace visible, accessible au regard. Certes, en un sens mon corps est trop visible, il est ce par quoi j'apparais aux autres, ce par quoi les autres me voient. C'est par mon corps que "je suis regardé", je suis vu, comme le voulait Sartre. La conscience du corps est toujours aussi prise de conscience du regard que les autres portent sur lui, comme l'ont appris tous les préadolescents du monde. Mais pourtant, le corps est, par excellence, ce qui échappe à mon regard. Je ne peux pas voir mon dos, ni mon crâne, ni ma nuque ; je ne peux voir ni mon visage, ni mes yeux. Je ne peux voir que des images, des reflets, mais jamais le corps lui-même. A bien y réfléchir, les parties les plus identitaires de mon corps (mon visage, mes yeux), sont par excellence ce que je ne verrai jamais : le corps n'est pas seulement ce que les autres voient, il est aussi ce que ne vois pas. Bref, le corps est à la fois visible et invisible.
c) le corps n'est pas seulement cet organisme dont la santé est toujours fragile : ce corps qui vieillit, tombe malade, dont les dysfonctionnements, les lourdeurs, les douleurs, les limites s'imposent à moi sans que je puisse m'y soustraire. Certes, le corps est bien cette "chose" qui s'impose à moi et que je ne comprends que très peu, cette chose que le médecin examine avec ses instruments que je ne sais pas manier, cette chose qu'il décrit dans des termes que je ne comprends pas, et qu'il soigne avec des molécules aux noms impossibles. Toute visite chez le médecin me confronte au fait que le corps, c'est un gros organisme dont les mécanismes m'échappent, mais dont les dysfonctionnements me font souffrir. Le corps, cette chose avec laquelle je dois vivre et dont je subis les ratés. Mais ce n'est là qu'une dimension du corps ; car mon corps, c'est aussi ce qui, lorsque je suis en bonne santé, m'obéit sans résistance : il est ce qui, par excellence, se laisse traverser et mouvoir par mes désirs, mes intentions, mes volontés. La plupart des gestes que j'effectue échappent même à ma conscience : losrque je quitte ma voiture, l'une de mes mains saisit mon sac, l'autre mes clefs, mon corps se dégage de l'habitacle, tout ceci sans que je l'aie même réellement "décidé". Et lorsque je marche vers la grille, je ne sens pas le "poids" de mon corps : nulle sensation de "porter" 75 kilos, ni quoi que ce soit d'ailleurs. Mon corps, c'est ce que je meus sans effort, sans même y penser. Mon corps, élément fluide et vivant, corps animé. Bref : le corps est à la fois chose, inerte et pesante, qui s'impose à moi, et vie, mouvante et légère, qui m'obéit absolument.
On voit en quoi cette analyse détruit l'hypothèse initiale de Foucault. Le début du texte nous conduisait à admettre que, face au corps réel (visible, limité, vulnérable) ou plutôt contre ce corps réel, s'était institué l'espace des utopies, l'espace des corps invisibles, des corps sans résistance et sans inertie : des corps utopiques. Or ce que vient de montrer Foucault, c'est que mon corps réel est déjà imprégné des caractéristiques de ces corps utopiques. Lui aussi est un corps paradoxal, contradictoire, "magique" : à la fois ouvert et fermé, visible et invisible, inerte et vivant. Loin de constituer la négation du corps réel, les corps utopiques constituent la radicalisation d'une dimension "utopique" déjà présente dans l'expérience du corps réel.En ce sens, il s'agirait moins d'anti-corps que d'hyper-corps...
... et c'est ainsi que commence notre texte.
Le premier paragraphe synthétise ce que nous venons d'exposer : le corps réel étant déjà, à la fois, ouverte et fermé, visible et invisible, chose et vie, on ne peut pas dire que les utopies (pays utopiques, espaces funéraires, âme) s'opposent au corps : le corps est déjà utopique. Les utopies ne font que radicaliser une dimension utopique déjà présente dans le corps. Si une approche naïve du corps réel nous conduit à le réduire à un espace fermé, visible, organique (le corps de l'anatomie, de la médecine), en revanche les utopies le font basculer de l'autre côté : ouvert, invisible, évanescent. Mais ces deux dimensions se trouvent déjà dans l'expérience réelle du corps réel. Le corps tel que nous l'expérimentons n'est ni celui des anatomistes et des médecins, ni celui des fées et des tombeaux : il possède les caractéristiques de l'un et de l'autre. L'expérience réelle du corps est double, paradoxale.
Que dire alors de la dernière phrase du premier paragraphe : "elles sont nées du corps et se sont [les utopies] retournées contre lui" ?
Qu'elles soient nées du corps (=de l'expérience que nous avons de notre corps), cela découle de ce qui précède ; mais en quoi les utopies se sont-elles retournées contre lui ? On peut interpréter cette phrase de la manière suivante : en radicalisant, dans d'autres espaces que l'espace érel, la dimension utopique du corps, les utopies ont renforcé sa réduction à un espace non utopique dans l'espace réel En d'autres termes : en ne retenant que la dimension utopique du corps dans les espaces utopiques, les utopies ont nourri une représentation du corps "réel" dans laquelle toute dimension utopique a disparu. A force de prendre le contre-pied du corps anatomique, médical dans l'espace utopique, les utopies nous ont poussé à considérer le corps réel comme un corps strictement anatomique, médical. En nous montrant un corps invisible dans leur espace, les utopies nous aprennent à considérer le corps réel comme strictement visible. En réservant la magie du corps à l'espace de l'utopie, les utopies nous dséaprennent à voir (ou nous apprennent à oublier) la dimension magique de notre corps réel. En nous dotant d'un corps enchanté dans des espaces enchantés, les utopies nous conduisent à désenchanter notre corps réel. D'un côté, le corps magique des espaces féériques ; de l'autre, le corps matériel, organique, visible du monde réel. Les utopies ont confisqué la dimension magique, utopique du corps réel.
Bref, elle nous ont conduit... vers ce qu'affirmait Foucault au début du texte ! Au début du texte, Foucault disait : le corps des utopies s'oppose à notre corps réel, pusique c'est un corps invisible, sans maladies, immatériel, etc. Ce qui revenait à dire : notre corps à nous, le corps réel, c'est (uniquement) un corps visible, potentiellement malade, tout à fait matériel, etc. Mais c'est justement le piège que nous tendaintt les utopies. Le corps des utopies n'a pas le monopole de la dimension utopique : et si les corps utopiques sont utopiques, c'est qu'ils ont leur modèle dans notre corps réel, qui est déjà utopique. Voilà en quoi les utopies se sont "retournées contre le corps" : en mettant en scène des corps magiques dans des espaces magiques, elles nous font oublier la dimension magique de notre corps réel.
Voilà. J'ai été un peu long sur ce point, mais il faut impérativement l'avoir bien compris pour saisir tout l'enjeu du texte. Ce point de renversement du texte de Foucault est son point-clé ; si on le rate, on passe à côté de la thèse...
Le deuxième paragraphe du texte ne demande pas beaucoup d'explication : Foucault souligne encore une fois le rôle-clé du corps dans les utopies, en soulignant le caractère fondateur du personnage du géant dans les utopies. Le géant, c'est le renversement du rapport entre le corps et l'espace. Le géant, au lieu d'avoir un corps limité dans l'espace, et qui est soumis à tout ce qui l'entoure dans l'espace, c'est l'être qui a un corps démesuré, qui "avale" tout l'espace, et que sa force rend maître de tout ce qu'il y a dans le monde. Rien n'est plus grand, plus fort que le géant. Rien ne peut "avaler" le géant, rien ne peut le contenir ; rien ne peut résister au géant. Bref, rien ne vient limiter le géant.
Pour illustrer cette idée, on peut aussi bien prendre les géants de la mythologie grecque que ceux des contes pour enfants. La question stupide est : "combien mesure un géant ?" C'est une question du même type que "à quelle vitesse vont les bottes de sept lieues, ou les ailes de Pégase, ou les sandales ailées d'Hermès ?" C'est une question qui n'a pas de sens. La vitesse des sandales d'Hermès, c'est la vitesse qui abolit l'espace, la durée : la vitesse infinie qui permet à Hermès "d'être partout, le temps d'un éclair". Bref : d'être omni-présent (d'être présent partout instantanément). De même, le corps du géant, c'est ce qui lui permet de remplir n'importe quel espace : y compris l'espace qui se trouve entre la terre et le ciel, comme c'est le cas d'Atlas.
[A la rigueur, si vous vous entêtez à demander : mais combien mesure-t-il ? On peut vous répondre par une autre image : il est aussi haut que trois montagnes. Mais si vous demandez combien mesurent trois montagnes, c'est que vous êtes décidément trop bête. Ou plutôt, que les utopies ont trop bien exercé leur influencesur vous : non seulement vous n'êtes plus capable de saisir la magie du monde réel, mais vous n'êtes même plus capable de la comprendre dans les espaces utopiques !]
Passons donc au troisième paragraphe. Il s'agit, cette fois encore d'un passage-clé, qui s'inscrit dans le prolongement des "dualités" du corps que nous avons analysées précédemment. Ce que veut montrer Foucault, c'est que le corps réel n'est jamais prisonnier de cet espace, de l'espace physique, tridimensionnel, du monde "réel". Le corps fait toujours signe vers d'autres espaces, tout aussi réels en vérité, mais qui ne sont plus l'espace du physicien ou du médecin. Foucault va envisager trois espaces : l'espace (du) sacré, l'espace (du) social, l'espace du fantasme (= de l'imaginaire d'autrui).
Ce qui illustre, pour Foucault, cette communication du corps avec des espaces autres que celui de la physique, ce sont les techniques de marquage du corps : masques, maquillages, taouages.
Foucault commence par un avertissement : pour comprendre ce que sont réellement le maquillage, le tatouage, etc., il faut d'abord prendre de ladistance à l'égard de la représentation que l'on pourrait s'en faire à la lumière des pratiques occidentales contemporaines. Le marquage du corps n'a pas (ou en tout cas, pas seulement) pour fonction de "faire joli sur le corps". Toutes les civilisations ont mis en oeuvre des procédures de marquage du corps : et d'une façon générale, ce marquage n'a jamais eu pour seule fonction de "décorer" le corps. Réduire le tatouage à une etchnique visant à "enjoliver" le corps, c'est adopter une posture du même ordre que celle qui viserait à comprendre ce qu'est la sculpture, des sculptures de l'île de Pâques aux visages du Mont Rushmore en passant par les colosses de la Vallée des Rois, en posant au départ que la fonction de la sculpture, c'est de "faire joli". Catastrophe.
Pour comprendre ce que sont réellement, originairement, le maquillage, le tatouage, etc. il faut comprendre qu'ils mettent le corps en rapport avec d'autres espaces : ils l'i,scrivent dans des espaces qui ne sont plus celui de la physique, mais, par exemple, celui du sacré.
Prenons un exemple : la pratique du tatouage dite "Sak Yant" dans le Sud-Est asiatique. En langue Thaï, "sak" signifie "tatouer" et "yant" signifie prière. Le Sak Yant est à la fois tatouage et prière, c'est une pratique sacrée. Lorsque les moines bouddhistes pratiquent le Sak Yant, ce n'est pas pour faire joli, pour se décorer. C'est pour mettre le corps en rapport avec l'espace du sacré, pour attirer sur le corps la protection des bons esprits, pour éloigner l'infortune, etc. Accompagné des chants et des prières appropriées, le tatouage fait descendre sur le corps une protection, une bénédiction issues du monde transcendant (j'utilise ici des termes qui ne conviennent pas bien à la spiritualité bouddhiste, mais c'est pour vous faire saisir l'idée). Bref, à l'issue du tatouage, le corps n'est plus (en fait, il ne l'était déjà pas avant...) un simple organisme matériel plongé dans l'espace physique : c'est aussi une entité que son marquage a fait entrer dans l'espace religieux du sacré. Le tatouage, ce n'est pas seulement le fait de mettre des couleurs sur l'épiderme en proférant des sons : c'est une pratique rituelle qui fait entrer le corps dans l'espace du sacré.
Et si le corps physique fait ainsi "signe" vers l'espace "métaphysique" du sacré, c'est parce que les tatouages eux-mêmes sont des signes : ce que l'on tatoue, ce ne sont pas seulement de "jolis motifs" : ce sont des symboles (ou des mots, ou des phrases) qui ont eux-mêmes un sens sacré. Le tatouage est un langage, qui nousfait entrer en communication avec le sacré. Pour reprendre l'exemple du Sak Yant, les signes tatoués peuvent être des icônes sacrées (dragons, phoenix, etc.) ou des prières (des "yantras") : ce ne sont pas de "jolies formes", mais des symboles appartenant à un langage : celui du sacré.
dans quelle mesure cette pratique peut-être utilisée pour comprendre la pratique occidentale moderne du tatouage et du maquillage ? On pourrait dire qu'il s'agit d'une "désacralisation" (et par là même, d'une profanation...) d'une pratique sacrée. C'est sans doute un peu vrai. Le maquillage moderne, ce serait le maquillage, moins la dimension spirituelle, sacrée, "magique". Mais pourtant, là encore le maquillage met en rapport le corps avec un autre espace, qui n'est pas l'espace (de la) physique : l'espace de l'imaginaire d'autrui. Ce que je vise par le maquillage, ce n'est pas seulement l'esthétique du corps ; ou plutôt, cette esthétique est-elle même à inscrire dans un désir qui s'adresse à l'autre, et qui est désir de séduction. Être beau, être desirable, n'a pas de sens si personne n'est là pour me trouver beau ou désirable. Bref, le maquillage a encore pour fonction d'aller inscrire le corps dans l'imaginaire de l'autre : le but est qu'il me regarde et que, me regardant, il me désire. Le maquillage contemporain s'inscrit dans un champ qui va du simple gommage "technique"' des imperfections (souci presque exclusivement esthétique) à la pire et simple provocation érotique (séduction radicale). Le maquillage, c'est ce vise ce qui se trouve entre la contemplation esthétique désintéressée, la beauté sans sexualité (d'ailleurs, on voit rarement la Vierge Marie maquillée...) et la simple pornographie (sexualité sans beauté). Bref, le champ propre du maquillage, c'est ce qui va de la sensualité à l'érotisme. Re-bref : c'est le champ de la séduction. Et la séduction, c'est ce qui, par définition, fait intervenir l'imaginaire d'autrui. Susciter le désir de l'autre, c'est faire naître en lui la représentation imaginaire de la réalisation d'un désir. Pour le dire d'uneformule, qui est un peu pauvre mais qui résume bien l'idée d'un marquage du corps mettant en rapport mon corps et l'espace de l'imaginaire d'autrui : le maquillage, c'est fait pour faire fantasmer l'autre.
Il y a encore un autre type d'espace avec lequel le corps peut être mis en rapport, dans lequel il peut être inscrit par les techniques de marquage du corps : c'est l'espace social. Foucault n'en parle pas explicitement dans ce passage, ce qui est un peu curieux. En un sens, cette inscription du corps dans l'espace social est déjà impliquée par la mise en rapport avec l'espace au sein duquel je communique avec autrui ; mais la raison de cet "oubli" est sans doute le fait que Foucault envisage clairement cette inscription du corps dans l'espace social (l'espace des rapports entre individus) quelques lignes plus bas, avec le vêtement. Le vêtement, c'est ce qui fait entrer mon corps dans un espace social : l'espace socio-professionnel, par exemple, avec l'habit ou l'uniforme qui caractérisent une profession. Le vêtement et ce qui marque mon appartenance à une fonction sociale, qu'elle soit professionnelle ou autre. Ainsi, "prendre l'uniforme", c'est entrer dans l'armée. Et si l'habit "ne fait pas le moine"... c'est précsiément parce que, normalement, c'est bien censé être le cas ! Prendre "l'habit", revêtir la robe de bure du moine ou de la moniale, c'est entrer "dans les ordres". Le vêtement, là encore, n'est pas seulement une chose qui vise à "faire joli" sur le corps : c'est ce qui inscrit le corps de l'individu dans un espace social, qui le rattache à une fonction sociale : qui lui désigne une place, un lieu dans le corps social (la place que l'individu occupe dans un corpssocial, c'est d'abord "ce dont il s'occupe".)
Et là encore, on pourrait trouver dans le vêtement une illustration de l'inscription du corps dans le registre de la séduction, qui va de la simple esthétique désexualisée à la provocation érotique pure et simple (le corps sous-habillé étant, de ce point de vue, peut-être plus efficace que le corps absolument dénudé).
Foucault ne parle pas vraiment de l'inscription du corps dans l'espace social par le tatouage dans le passage que nous étudions, mais ça ne vous empêche pas, vous, d'en parler : c'est une bonne manière d'expli-citer le texte. Et comme exemple de tatouage dont la fonction serait d'inscrire le corps de signer son appartenance à cet espace et de lui assigner une place dans cet espace, on pourrait prendre l'exemple du tatouage des yakuzas jamonais. Si les Yakuzas se tatouent, ce n'est pas pour faire joli : c'est pour marquer (et de façon indélébile) leur appartenance au clan, ce qui est un double signe de fidélité : d'une part le tatouage est irréversible, et d'autre part il est extrêmement douloureux. Le tatouage a donc bien ici toutes les caractéristiques d'un rituel d'intronisation dans un ordre : il est à la fois marquage (sceau) et épreuve. Le tatouage du corps marque son entrée dans l'espace de la communauté.
Il est temps de conclure. Ce qu'illustrent toutes ces techniques de marquage du corps, c'est que le corps humain n'est jamais plongé dans un seul espace, celui de la biologie et de la médecine (occidentale) : l'espace physique. Le corps n'est pas seulement un corps physique, immergé dans l'espace ^hysique. Il est aussi inscrit dans une multitudes d'autres espaces : espace sacré, espace du fantasme, espace social. En d'autres termes, mon corps n'est pas seulement un corps physique, toujours et désespérément "ici" dans l'espace du physicien, devant la lampe du médecin. C'est aussi un objet sacré, l'objet du désir (de l'autre), un corps "social" (= un corps qui fait lui-même partie d'un corps social).
Réduire le corps humain à l'organisme qu'ausculte le médecin, à l'enveloppe corporelle que dessine l'anatomiste, à la matière que scrute le biologiste, c'est occulter cette appartenance du corps réel à une multitude d'espaces que l'on pourrait dire "méta-physiques" : des espaces autres que l'espace physique, matériel, visible. Des espaces qui ne se trouvent pas "dans" l'espace, qui ne sont ni "ici" ni "là" : des espaces utopiques.
Ce que nous montre donc l'analyse des techniques de marquage du corps (réel), c'est l'appartenance du corps à tout un ensemble d'espaces utopiques : c'est donc la dimension utopique du corps réel.
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