Révolution cartographique 3

Uitzicht op de leegte - De Standaard Mobile

Henri de Braekeleer, Le géographe, 1871

II. La géographie au carrefour des savoirs

Pour comprendre en quoi la Révolution cartographique est liée à l'émergence (mais aussi au déclin) de l'Humanisme, il faut repartir de l'idée que nous avions indiquée en introduction : au XVI° siècle, la géographie n'est pas une science autonome : elle est une composante des autres savoirs. C'est ce qui fait d'elle une sorte de courrroie de transmission entre les savoirs, une plaque tournante qui permet aux différentes disciplines de communiquer. C'est cette "interdisciplinarité" de la géographie qui fait d'elle un enjeu essentiel pour l'Humanisme, dont l'un des principes est justement d'articuler les différents champs du savoir, dans un même développement de ce qui fait l'humanité de l'homme.

     A. Géographie et Histoire

Celui qui feuillette les traités de cosmographie de la Renaissance est en général assez surpris par la place qui revient à l'Histoire. Celui qui souhaiterait connaître les frontières d'un Etat sera rapidement embarqué dans un ensemble de considératons historiques et généalogiques, assez déconcertantes pour un géographe contemporain. Comme l'écrit celui qui nous servira de guide pour cette séquence, François de Dainville :

« S'agit-il de l'Afrique : on nous entretient des rois Maures et des Numides, des gouvernements de Carthage et de Cyrénaïque jusqu'à Auguste, puis des invasions des Goths, des Maures, des Turcs ; des Pharaons, des Ptolémées, de la domination sarrasine en Egypte... (…) Tout cela peut paraître fort mal à sa place dans un cours de géographie. »

Mais ce qui est déconcertant pour nous n'a rien que de naturel pour un géographe de la Renaissance. Situer un pays, c'est forcément à la fois le situer dans l'espace et dans le temps ; localisation géographique et reconstitution chronologique sont indissociables, même chez ce maître absolu de la cartographie géométrique de la Renaissance que sera Mercator, qui écrit :

« la géographie ne peut être parfaite sans la connaissance exacte des rois qui ont fondé les villes et les royaumes. »

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Cette corrélation de l'Histoire et de la Géographie n'a rien de surprenant pour un élève de lycée d'aujourd'hui... qui a même désormais la chance, s'il a pris l'option HLP, d'aborder cette discipline étrange qu'est l'histoire de la géographie !

La géographie met ainsi en défaut la distinction classique que l'on effectue à la Renaissance entre "sciences de la mémoire" (dans lequelles il s'agit avant tout d'apprendre et de retenir des dates, des faits, des événements) et "sciences de l'entendement" (dans lesquelles il s'agit avant tout de construire des raisonnements, des calculs). Aussi poussée que devienne la géométrisation de l'espace géographique, sa soumission à des principes mathématiques et la part que l'on y attribue au calcul, ce sont néanmoins des événements ayant eu lieu dans l'histoire qui lui donnent son principal contenu (on ne peut pas trouver où se situe une frontière, ou la forme d'un littoral, par un calcul ou un raisonnement). C'est particulièrement vrai en ce qui concerne ces nouvelles "découvertes" au XVI° siècle, qui n'ont rien à voir avec des découvertes scientifiques effectuées en laboratoire, mais qui sont bien des découvertes historiques effectuées par des navigateurs : celle des "nouveaux mondes". Toute l'histoire de la géographie et de la cartographie, à la Renaissance et à l'Âge classique, sera déterminée par la tension entre ces deux impératifs :

     _ produire, par le calcul, une géométrisation de plus en plus exacte et rigoureuse de la surface terrestre

     _ intégrer, par la consultation des sources historiquement disponibles, les plus récentes découvertes, les plus récents relevés effectués par les explorateurs, voyageurs, missionnaires, etc.

Toute sa vie, Mercator poursuivra ces deux objectifs simultanément : produire des projections mathématiquement parfaites de la surface du globe (raisonnement, calcul), mettre perpétuellement à jour ses données (consultation des sources). Intégrer les nouvelles observations dans une structure mathématique cohérente : c'est le grand projet de la science de l'Âge classique.

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     B. Philosophie naturelle, histoire naturelle

La géographie est par ailleurs liée à l'ensemble des sciences que l'on désigne au XVI° siècle par le terme englobant de "philosophie naturelle", qui réunit aussi bien la mécanique, la chimie, la botanique, l'anatomie, la météorologie, mais aussi l'astronomie. Elle est également liée aux sciences du nouveau champ qui se constitue au XVI° siècle sous le nom d' "histoire naturelle", centrée sur l'étude des minéraux, des végétaux, et des animaux. Bref, la géographie est liée à l'ensemble des savoirs que l'on réunit aujourd'hui sous le nom de "Sciences de la vie et de la terre", que l'on appelait il n'y a pas si longtemps "sciences naturelles".

Un élève d'aujourd'hui fera principalement l'étude de l'écorce du globe terrestre en cours de SVT, en faisant de la géologie. C'est également en cours de SVT qu'il étudiera le cycle de l'eau, la formation des montagnes, la circulation des flux, la formation des métaux, etc. Et c'est encore en cours de SVT qu'il étudiera les différences entre minéraux et végétaux, les mécanismes vitaux comme la photosynthèse ou a digestion, le système immunitaire et l'appareil reproductif, en faisant de la biologie.  Au XVI° siècle, tout ceci appartenait aux domaines de la philosophie naturelle et de l'histoire naturelle, et aucun des deux n'est indépendant du savoir géographique.

  Philosophiae naturalis principia mathematica — Wikipédia

Les principes mathématiques de la philosophie naturelle : Newton !

Au XVI° siècle, l'espace de la géologie (mais aussi ceux de la zoologie, de la botanique, de la biologie en général)  est un terrain miné ; car c'est un terrain balisé par Aristote et, nous l'avons vu (Révolution astronomique), il ne fait pas bon discuter Aristote, dont la philosophie s'articule si bien, comme l'a montré Thomas d'Aquin, avec le christianisme.

De façon générale, si la géographie de la Renaissance s'articule avec la biologie, c'est que que la Renaissance hérite de l'idée antique selon laquelle la terre elle-même peut être considérée comme un vaste organisme vivant ; ainsi, selon le philosophe stoïcien Sénèque :

« J'estime que la nature gouverne la terre et qu'elle l'organise à la façon d'un corps humain, dans lequel il y a à la fois des veines et des artères, servant de vaisseaux, les premières pour le sang, les autres pour l'air. Dans la terre aussi, l'eau et l'air circulent par des canaux différents et ceux-ci sont tellement formés par la nature à la ressemblance de notre corps que nos ancêtres ont donné aussi le nom de veines à ceux qui servent pour l'eau. » (Sénèque, Questions naturelles, III, 15 et 16)

Cette analogie est omniprésente dans la géographie de la Renaissance et de l'âge classique : on s'en sert pour expliquer les tremblements de terre (qu'Aristote avait déjà comparés aux tremblements et palpitations physiologiques). De même, chez Léonard de Vinci, la mer océane est le « poumon » de la Terre, son flux et son reflux sont "comme inspiration et expiration". Cette analogie entre la terre et l'organisme vivant trouve un point d'aboutissement chez l'un des savants les plus marquants du XVII° siècle, Athanasius Kircher. Chez lui, la terre n'est plus seulement analogue à un organisme : c'est un organisme véritable : les montagnes en sont le squelette, cavernes et rivières sont les artères, l'eau constitue le sang, le feu central se comporte comme un cœur, dont les marées sont la respiration, les mines sont des glandes, les vents des transpirations, les eaux minérales des humeurs, etc. Etudier la Terre, faire de la géo-graphie, c'est donc faire la biologie du globe terrestre.

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Une résurrection contemporaine (et très intéressante) de l'hypothèse antique : James Lovelock

Cette articulation entre géographie et biologie implique à son tour la médecine. Car non seulement la médecine est indissociable de la biologie (et de la botanique, pour ce qui concerne la pharmacopée), mais au XVI° siècle la médecine est également liée aux différents "climats" qui caractérisent les régions du globe. Nous verrons jusqu'où certains penseurs du XVII° pousseront cette influence du "climat" sur les habitants de la Terre : ce qui nous intéresse ici est que le savoir médical est indissociable de considérations géographiques, comme il l'était déjà chez ce "Père" de la médecine antique qu'était Hippocrate, inititateur de la théorie médicale des climats géographiques.

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     C. La géographie comme savoir total

Nous pourrions poursuivre encore longtemps cette mise en relation de la géographie avec les diférents domaines du savoir à la Renaissance. Mais ce serait fastidieux, et excèderait sans doute ce qui nous est demandé dans le cadre de ce chapitre. Cela nous détournerait de ce qui nous intéresse en premier lieu, c'est-à-dire : la manière dont les changements intervenus dans l'image du monde donnée par la géographie, expriment les changements intervenus dans la vision du monde à l'âge classique.

     1. L'hydrographie de Georges Fournier : le caractère miltidimensionnel de la géographie

Pour terminer cette présentation du caractère multidisciplinaire, transversal de la géographie à l'âge classique, nous allons donc sauter directement à ce qui constitue l'un des points d'aboutissement de la science géographique au XVII° siècle, et qui constitue une magnifique illustration de ce qui fait de la géographie un savoir transdisciplinaire, multidimensionnel, un savoir "total" ; nous alons parler du grand oeuvre de Georges Fournier intitulé : Hydrographie contenant la Théorie et la Pratique de toutes les parties de la navigation, de 1643.

fournier - hydrographie - AbeBooks

"L'hydrographie" de Fournier est aujourd'hui une oeuvre-clé dans la bibliothèque des collectionneurs ; à se procurer, si l'on dispose de quelques milliers d'euros dont on ne sait que faire...

Ce livre constitue un support idéal pour montrer comment le "fil" d'une interrogation proprement géographique (il s'agit bien ici de géographie maritime) conduit à aborder tous les domaines du savoir et de l'activité humaine, d'une façon telle que l'on y croise, un à un, tous les principaux problèmes et enjeux propres à la vie intellectuelle de l'âge classique.

A bien des égards, cet ouvrage s'apparente à une "bible", ou à une encyclopédie de la mer. Mais justement : le propre de l'encyclopédie est d'ensaiger l'ensemble des domaines du savoir, de faire le "tour de la question" en faisant, en fait, le tour de toutes les questions qui peuvent être posées. L'auteur de l'ouvrage, Georges Fourier, est lui-même un de ces hommes polymorphes dont regorge la Renaissance : prêtre jésuite, il était aussi géographe, hydrographe et mathématicien reconnu, auteur de nombreuses publications scientifiques ; ayant navigué plusieurs années en suivant les opérations militaires de son protecteur Henri de Sourdis, il était aussi aumônier de la Marine. Sans surprise, on notera qu'il fut lui-même l'auteur d'un Traité de la sphère en 1643, accompagné d'un Traité de géométrie l'année suivante.

L'Hydrographie deviendra un ouvrage de référence, présent sur bon nombre de navires dont le capitaine ou l'armateur était suffisamment riche pour se le procurer ; le livre aurait même sauvé la vie du corsaire Nicolas Gargot, qui s'en servit pour parer les coups qui lui étaient portés, au cours d'une mutinerie, en saisissant le gros ouvrage sur la dunette, un jour de mars 1651.

Un miracle de saint Jacques

Un tableau d'époque (1638) représentant une mutinerie ; la passagère principale n'ayant pas l'Hydrographie pour se protéger, il semble que saint Jacques soit obligé d'intervenir.

On prend une grande aspiration... et c'est parti !

Le livre s'ouvre sur des considérations portant sur la construction et l'architecture navales : ce qui conduit à envisager aussi bien les principes de l'hydrostatique, que les normes du chargement d'un navire, les forces mouvantes de la mer dont on se sert pour remuer les fardeaux, les propriétés des arsenaux, etc. On passe ensuite à la description des havres et ports de mer : Fournier y passe en revue la diversité des situations maritimes, les types de ports, naturels et artificiels, ainsi que l'art de construire un port.

DicoMarine — Consultation des fonds

Cette géographie "technique" laisse ensuite place à des considérations économiques et militaires. Fournier compare les forces navales des grandes puissances maritimes (France, Angleterre, Espagne, Suède, Danemark, République de Venise, Turquie), avant de mettre en lumière les avantages de la mer pour la France : fertilité des côtes, nombre des rivières, richesse des terroirs, abondance de la production. A cet ensemble de ressources matérielles s'ajoute par ailleurs des "ressources humaines" de premier choix : Fournier souligne la qualité des Français pour la navigation, le grand nombre de forçats dont la France dispose (très utiles pour l'équipement des galères), etc.

bateaux | 124-Sorbonne. Carnet de l'École Doctorale d'Histoire de ...

Puis nous passons à des considérations sociales : Fournier souligne en effet l'intérêt de la navigation pour l'homme en général (et non plus seulement l'habitant de France) : outre la satisfaction des besoins, elle permet l'établissement et le développement de rapports sociaux : la navigation entretient en effet « la société et aimable communication entre les hommes ».

De là nous revenons à des considérations économiques et marchandes : Fournier nous présente la commodité et l'économie du transport maritime des marchandises. Ceci permet à Fournier de passer en revue les avantages du commerce, qui enrichit les pays et les villes.

Pourquoi a-t-on créé les Compagnies des Indes ?

27 août 1664 : fondation de la Compagnie française des Indes

De cette apologie du commerce on passe alors à des considérations proprement politiques : et Fournier se livre à un véritable réquisitoire contre l'intervention de l'Etat au sein du monde commercial, pointant une à une les catastrophes auxquelles conduit immanquablement la taxation des marchandises. Les envolées lyriques de l'auteur n'ont rien à envier aux critiques contemporaines que l'on trouve chez les plus libéraux de nos économistes. Extraits :

« Il n'y a personnes plus dommageables à l'Estat que celles qui sous prétexte d'augmenter le fisque et les deniers publics chargent d'imposts et subsides les marchandises qui arrivent par mer. Car la prudence dicte qu'il vaut mieux tirer peu de chacun en particulier, afin d'inviter les marchands, et par ainsi lever de la multitude une grosse somme, que non pas chargeant d'un gros impost quelque marchandise particulière, empescher la liberté du trafic et fare que le particulier se ruine sans que le public y profite. Aussi de tout temps par toutes les Républiques bien policées on n'a jamais trouvé bon, mesme pour le fisc, d'incommoder le trafic par imposition de Daces. » (L. IV, chap. 13)

La comparaison entre les Hollandais et les huguenots du Languedoc (rappelons que Fournier est un Jésuite...) est décisive :

« Nous sçavons que l'un des grands dommages que les huguenots ont apporté en France a esté les imposts qu'ils ont mis en divers lieux de la Garonne qu'ils possedoient ; Car par ce moyen les estrangers qui de temps immemorial, se fournissoient là de Pastel : voyans tant d'imposts sont allez en Afrique où ils ont trouvé certaines racines qui font le mesme que le Pastel. Et par ainsi la France a perdu un des Grands Commerces qu'elle eust avec l'Estranger. »

Camisards, ces combattants huguenots au coeur des révoltes ...

Le Languedoc : terre des huguenots, qui se soulèveront bientôt (après la révocation de l'Edit de Nantes en 1685)

De là, nous passons à des considérations portant sur les voyages. Fournier indique les saisons propices aux grands voyages vers les Indes, le Japon, l'Ethiopie ou le Nouveau Monde. De là, nous repassons à des questions de navigation : routes maritimes, durée, vents...

Ce qui nous conduit à envisager l'activité de pêche : et l'on parcourt les différents types de pêches : des perles, de l'ambre, du corail, des baleines, thons, harengs... sans oublier les tortues (et les dauphins, dont je laisse l'étude à M. Peslin !) Ce qui nous conduit évidemment à traiter des différents modes de préparation, de cuisson, mais aussi d'utilisation industrielle. On aboutit alors à la carte des pêches sous Richelieu.

Claude Lorrain, Port de mer au soleil couchant, 1639

Cela, c'était pour l'étude du rapport de l'homme à la mer. Mais il faut maintenant traiter de la mer elle-même : ce qui conduit, non plus à des considérations de géographie "humaine" (technique, économique, sociale, militaire, politique), mais bien à un traité de géographie "physique".

Et l'on commence avec le problème des marées (auxquels se sont attaqués, au même siècle : Bacon, Galilée, Mersenne, Descartes...) ; Fournier conclut pour sa part à une forte influence de la Lune, et cherche à expliquer l'absence de flux en certaines mers. Mais il convient de rester modeste :

« nous sommes en présence du plus grand mystère qui soit dans la marine et il n'y a guère d'apparence qu'on en puisse jamais connoistre la vraye raison, jusques à ce que nous ayons le bonheur d'estre au ciel. »

Comprendre - Concepts fondamentaux - Les marées

La théorie des marées selon Galilée ; c'est simple... mais c'est faux.

De là, Fournier passe à un véritable traité des courants océaniques.

« Pour lors vous allez avec les courants droit à l'O. Et estes portés à traverser les Isles jusques au Continent de la Nouvelle Espagne où la mer est si rapide qu'il n'est pas possible à un navire de se retourner là pour aller en arrière ; et faut pour revenir en France ou en Espagne, aller ranger les costes de la Floride et de la Virginie et remonter au Nord pour rencontrer des vents qui vous portent vers les Asorez et facent revenir en France. »

On a reconnu les grands courants de l'Atlantique Nord : celui des Canaries, le Nord équatorial et le Gulf Stream. Il faut alors rechercher les causes des courants, ce qui nous renvoie à l'étude des vents, qui nous amène naturellement à une analyse des tempêtes : Fournier emprunte ici de larges passages à Descartes (qui, en remerciement, lui enverra l'année suivante un exemplaire des Principes de philosophie). Il analyse les phénomènes de raz-de-marée, montrant au passage comment celui qui a dévasté la côte du Pérou était lié à un tremblement terrible de la montagne Ontate.

Northern Chile - 13 August 1868 a - Lets Travel More

Tremblement de terre et raz-de-marée au Pérou (gravure, 1868)

Ceci conduit à des considérations sur le sous-sol marin, ainsi que sur la salure des mers, et sur leur coloration.

Et l'on aboutit enfin à une partie-clé de l'oeuvre, portant sur la question de la détermination des coordonnées géographiques, et à l'établissement des cartes. Ce qui implique de passer en revue tous les instruments dont on dispose, ainsi que leur usage. Fournier passe évidemment en revue les différentes manières de mesurer les latitudes, et se confronte alors au casse-tête absolu de tous les géographes du XVII° siècle : la mesure des longitudes (puisque la terre est en mouvement rotatif, il est impossible de déterminer la longitude en observant la "hauteur" d'un astre dans le ciel). De façon intéressante, après avoir envisagé les différentes possibilités (observation simultanée d'une même éclipse en plusieurs lieux, déclinaison de l'aimant... ), il aboutit à une valorisation... de l'estime (c'est-à-dire de l'estimation "au jugé" par le pilote du navire, sur la base du cap et d'une évaluation de la distance parcourue)

Scientifiquement contestable ? Pas si sûr, dans la mesure où, comme le remarque Dainville : « il n'est pas douteux qu'à l'époque, si grossière et incertaine qu'elle fût, l'estime ne donnât des résultats supérieurs aux méthodes astronomiques » !

Moby Dick (film, 1956) — Wikipédia

Le capitaine Achab, ou "comment jeter son sextant par-dessus bord"...

Fournier aborde alors la question proprement cartographique, qui concerne le report des coordonnées sur une carte plane : et donc les problèmes de projection. Tout le livre XIV est consacré à leur résolution. Se pose ensuite le problème des échelles, et de la construction des cartes ; Fournier étudie les différentes méthodes de projection : projections stéréographique et orthographique, représentation du monde entier en une seule figure (Ortelius), ou en deux hémisphères. Et Fournier de proposer, au passage, deux nouveautés, dont la projection de type pseudo-orthographique (qui sera reprise par Delisle, un élève de Cassini qui enseigna la géographie au jeune Louis XV).

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La projection orthographique : représenter sur le plan les pays tels qu'on les voit si l'on regarde un globe

...ouf !

Ce traité constitue donc bel et bien une "somme", une synthèse du savoir disponible à l'époque de l'auteur concernant la géographie des mers ; mais il manifeste surtout le fait que la géographie en général constitue une fenêtre sur l'ensemble des domaines du savoir, qu'il s'agisse (pour emprunter une terminologie actuelle) :

_ des sciences "exactes" (géométrie, arithmétique)

_ des sciences "physiques" (géologie, hydrostatique, mécanique des flux...)

_ des sciences naturelles (faune et flore)

_ des sciences de l'ingénieur (architecture, construction navale)

_ des sciences et techniques de production (pêche, cuisine)

_ des sciences économiques (nature et modalités du commerce)

_ des sciences sociales (rôle du commerce et des voyages dans les rapports entre individus et entre nations)

_ des sciences politiques comme l'économie politique (étude de l'impact de l'intervention de l'Etat dans la sphère économique)

Etudier la géographie, c'est étudier le monde en général, et le rapport que l'homme entretient avec lui. La géographie apparaît ainsi comme un savoir multidimensionnel, transdisciplinaire, capable d'intégrer et de transmettre d'un espace à un autre les modifications que l'avancée des sciences, des techniques ou des explorations fait apparaître dans l'un d'eux. Un savoir capable d'exprimer et d'accompagner le mouvement global de la "culture". En ce sens, la géographie, que l'on ne range pas encore dans la catégorie des "sciences humaines", est bel et bien une science humaniste.

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Géographie et projection : les propositions de Léonard de Vinci

          2. La géographie comme savoir total : le rêve de Mercator

S'il y a un personnage que l'on ne peut pas ne pas croiser quand on étudie la géographie et la cartographie du XVI° siècle (et des suivants !), c'est bien Gérard Mercator. C'est là lui que l'on doit, nous l'avons indiqué, la méthode de projection sur laquelle reposent la plupart des "cartes du monde" que l'on peut visualiser aujourd'hui, au Pentagone, à l'ONU et même dans les bureaux du Kremlin. Nous reviendrons plus tard sur les raisons qui ont conduit Mercator à adopter cette méthode, et sur ses enjeux. Ce qui nous intéresse ici, c'est que Mercator incarne l'idée d'une "géographie universelle" dans son sens le plus radical.

Gérard Mercator — Wikipédia

On retrouve chez lui tous les principes sur lesquels va se construire la Révolution cartographique :

1. La redécouverte de Ptolémée. Un grand mathématicien et astronome du XVI° siècle, celui qui était parvenu à convaincre Copernic de publier son livre, Georg Joachim Rheticus, avait énoncé une prophétie ; dans sa Chorographie de 1541 il avait déclaré que "seul un mathématicien marchant dans les pas de Ptolémée pourrait réformer la géographie". Il semble que Mercator ait été ce mathématicien. Mercator a en effet consacré toute une période de sa vie à reconstruire ce qu'avait été la véritable géographie de Ptolémée, à reconstituer les cartes que le savant grec avait élaborées, à partir de la confrontation de toutes les sources disponibles. Plus encore, dans son grand oeuvre (qui allait devenir le premier "Atlas", puisque c'est à Mercator que nous devons cette appellation), l'édification d'une géographie et d'une cartographie modernes constituait le second temps d'une entreprise globale, dont la reconstitution de la géographie de Ptolémée constituait le premier volet. Pour Mercator, comme pour bon nombre d'humanistes, pour pouvoir construire l'avenir, il fallait commencer par retrouver l'héritage authentique de l'Antiquité.

Gérard MERCATOR, Tables de Ptolémée, 1578-1584. Atlas, Importante ...

Le monde de Ptolémée selon Mercator (1578)

2. Dans l'oeuvre de Mercator, la cartographie terrestre est indissociable de celle des cieux. Mercator ne produisit pas seulement des cartes : il fabriqua des globes, qui le consacrèrent en temps que géographe. Or les globes de Mercator forment un couple, puisqu'au globe terrestre, sur lequel figure la carte du monde, le globe céleste, qui fait apparaître les constellations. Géographie et astronomie étaient pour lui indissociables. Mais plus encore : la description du globe terrestre devait nécessairement, selon lui, prendre place dans une description globale de l'univers ; et Mercator lui-même a reconstitué un système de l'univers, dont il a dressé la carte. De façon intéressante, conformément à ce que l'on pourrait appeler un "trait de caractère" de la pensée de Mercator, son système cherchait à réconcilier l'héritage ptoléméen et la modernité initiée par Copernic : Mercure et Vénus tournaient autour du soleil, mais le soleil (et les autres planètes) tournaient autour de la terre. Ce qui nous intéresse ici est que l'entreprise géographique impliquait la prise en compte globale, totale de l'univers : le savoir géographique devenait ainsi un savoir cosmique, une cosmo-graphie au sens radical.

MERCATOR, Gerard, Louvaine, 1541/1551] 20th-Century | Christie's

Les deux globes de Mercator

3. Mais Mercator allait plus loin encore. Dans la mesure où, nous l'avons dit, pour lui la situation spatiale d'un pays était indissociable de sa situation temporelle (et donc de son "histoire"), la géographie de l'univers impliquait la reconstruction d'une histoire de l'Univers, depuis son commencement jusqu'aux temps actuels... en direction de son accomplissement. L'Atlas de Mercator ne devait pas être un simple recueil de cartes : ce devait être un véritable "livre de l'Univers", ordonné selon 5 parties (comme le Pentateuque de la Bible) :

     a. La première retracerait la genèse de l'Univers (le récit de l'origine du monde deviendrait ainsi le corrélat scientifique du récit biblique de la Création)

     b. La seconde décrirait le monde céleste

    c. La troisième donnerait une représentation du monde terrestre (ce serait donc le lieu des cartes proprement dites)

    d. La quatrième retracerait l'histoire humaine, la généalogie de tous les royaumes

    e. La cinquième reconstituerait le tableau chronologique des grandes périodes de l'histoire de l'Univers, depuis sa Création jusqu'à l'époque actuelle.

Le projet de Mercator était donc bien un projet universel, cosmique : il s'agissait de donner une description de tout l'univers, dans l'espace et dans le temps. L'oeuvre devait ainsi donner une description totale de la totalité.

Fichier:Atlas Schloss Linderhof.JPG — Wikipédia

Atlas portant le monde, tel qu'il figure au sommet du château de Linderhof

L'histoire n'a retenu que l'un des aspects de l'entreprise de Mercator ; mais pour comprendre ce qu'était "l'Atlas" aux yeux de Mercator lui-même, il faut revenir au sens originel du terme : Atlas, c'est le titan qui, pour l'éternité, porte le monde ; il est celui qui, les deux pieds sur la terre, porte sur ses épaules la voûte céleste. Le projet de Mercator était bel et bien un projet "titanesque" : le savoir géographique devait récapituler en lui la totalité du monde, en donner la description totale dans le temps et l'espace. Avec Mercator, la géographie devenait à la fois le socle et le couronnement de toute connaissance du monde. 

Que l'oeuvre de ce "visionnaire" de la Renaissance façonne aujourd'hui encore notre image du monde, la représentation qui en est donnée dans nos "atlas" les plus récents, indique l'importance de la Révolution dont Mercator est le symbole.