L'affaire des Jésuites (1)

HISTOIRE – Quand Louis XIV envoyait ses missionnaires en Chine ...

Le jardin chinois, par François Boucher

Nous avons vu dans la dernière séquence le rôle que les missionnaires avaient joué dans la transformation de la géographie à la Renaissance (et le rôle que la géographie pouvait jouer dans leur activité misionnaire). Et nous avons indiqué que, en marge du savoir élaboré et diffusé par les missionnaires, voire au sein même de ce savoir, un certain nombre de questions et de problèmes s'étaient trouvé posés.

Certains de ces problèmes sont proprement théologiques. Ainsi, comment rendre compte du fait que la prédication chrétienne semblait ne jamais avoir atteint certaines des populations nouvellement découvertes ? Mis à part quelques signes dont l'interprétation restait discutable, il n'y avait aucune trace du passage du christianisme en Amérique. Certains peuples semblaient ainsi ne jamais avoir eu vent de la Bonne Nouvelle (l'incarnation de Dieu et la Résurrection du Christ) ; et même si "elle y avoit esté autrefois ouye, au moins la souvenance en estoit du tout esteinte... » (la formule est de Joseph Acosta).

Au fil des découvertes, la proportion de chrétiens sur le globe ne cessait d'ailleurs de diminuer... comme le remarque Francisco Suarez, un grand philosophe et théologien de la fin du XVI° siècle :

« Le spectateur impartial est assez troublé quand il veut se représenter l'universalité géographique de l'Eglise romaine. Car si l'Ecriture la promet, et si les Pères s'en réclament, les faits et l'Histoire, d'autre part, semblent accorder la supériorité locale et numérique aux non chrétiens, peut-être même à l'ensemble des non catholiques. Enfin, les théologiens reconnaissent de leur côté qu'en certains temps de persécution ou de schisme, la vraie Eglise universelle peut être refoulée en un espace restreint. »

 

Le planisphère de Cantino, réalisé en 1502 : l'une des plus anciennes représentations des voyages de Christophe Colomb dans les Caraïbes, de Gaspar Corte-Real à Terre-neuve, de Pedro Álvares Cabral au Brésil et de Vasco de Gama en Inde. Le méridien du traité de Tordesillas (par lequel le Pape Alexandre VI partage le Nouveau Monde entre l'Espagne et le Portugal) est représenté. (cliquez sur l'image pour agrandir)

Comment concilier cette ignorance avec les exigences internes du christianisme ? Les apôtres n'avaient-ils pas été chargés de porter l'Evangile auprès de tous les peuples ? Comment refuser l'accès au Paradis à des hommes dont le manque de foi provenait apparemment du fait... qu'ils n'avaient jamais entendu parler du Christ ? Fallait-il reconnaître à des humains la possibilité de faire leur Salut sans la foi dans le Christ ? Cela semblait en contradiction directe avec les principes fondamentaux du christianisme (et notamment du christianisme protestant : un témoin aussi bienveillant que Jean de Léry n'envisageait pas une seconde que les "sauvages" puissent échapper à la damnation).

SUMMA DE LA POLÉMICA ENTRE GINÉS DE SEPÚLVEDA Y FRAY BARTOLOMÉ DE ...

Pour Sepulveda, l'opposant de Las Casas lors de la fameuse "Controverse de Valladolid", tous les hommes qui n'ont pas reçu le baptême seront damnés (c'est ce qui justifie selon lui les conversions par contrainte)

En outre, comment concilier l'affirmation selon laquelle tous les hommes étaient des descendants d'Adam, avec le fait que des sociétés humaines habitaient des régions du globe avec lesquelles aucun contact ne semblait possible, sans les moyens modernes de navigation ? Voici comment Dainville résume ce problème :

A lire les récits des navigateurs, on en venait à se demander s'il n'y avait pas des humanités comme des continents. Que penser des races découvertes dans les Indes occidentales ? C'étaient incontestablement des hommes, mais étaient-ils bien des descendants d'Adam, relevaient-ils de la même chute, de la même espèce et de la même rédemption ? Ces hommes s'étaient-ils engendrés comme les herbes, les mouches ou les tortues ? Alors, que devenait la croyance aux récits bibliques ?

Nous ne développerons pas ici ces questionnements, qui débordent du cadre de notre enquête. En revanche, il faut aborder certains problèmes qui, jaillis de la rencontre avec les populations des nouveaux mondes, ont rencontré des tendances caractéristiques de la Renaissance et de l'âge classique ; ce sont ces questionnements qui nous serviront d'introduction aux enjeux proprement philosophiques de la révolution géographique.

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Eve aurait-elle été amérindienne ?

Le premier questionnement provient de la rencontre elle-même, dans la mesure où celle-ci mettait les Européens en rapport avec des cultures qui, pour être très différentes, n'en étaient pas moins des cultures à part entière. A cet égard, c'est moins la rencontre des "sauvages" d'Amérique qui fut décisive, que la rencontre avec les civilisations asiatiques, qui étaient manifestement très éloignées d'une quelconque "sauvagerie". Le rapport des navigateurs et des missionnaires avec les populations éloignées fut très différent dans les deux cas. Au Brésil par exemple, les Européens faisaient face à des populations qui leur semblaient "vierges" d'un point de vue culturel ; l'une des affirmations que l'on trouve sans cesse répétée est ainsi que les "sauvages" sont, comme l'écrit Montaigne dans sa célèbre Apologie de raymond Sebond :

"sans lettres, sans loi, sans roi, sans religion quelconque".

Dans le cas du Mexique, les Européens firent face à des peuples organisés... mais la destruction totale et fulgurante desdites "civilisations" (mayas, aztèques...) fut un obstacle de taille à leur étude approfondie.

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Le massacre de Cholula, par Félix Parra (peintre mexicain du 19e siècle)

La situation était très différente dans le cas des Japonais ou des Chinois. Non seulement les peuples asiatiques étaient dotés "de lettres, de lois, de rois et de religion", mais celles-ci étaient suffisamment fermes et puissantes pour que les voyageurs occidentaux soient tenus en respect (voire, plus simplement, à distance). Si le "bon sauvage" questionnait notre raport à la nature, les Chinois, eux, manifestaient avec évidence la pluralité des cultures.

Nous l'avons déjà noté dans une séquence précédente : le fait de faire face à d'autres cultures (d'autres moeurs, d'autres croyances, d'autres institutions) conduisait certains Européens à se demander si ce qu'ils avaient considéré jusque là comme "naturel" n'était pas, en réalité, culturel. Se vêtir, était-ce une exigence dictée par la nature humaine... ou un impératf construit par la société ? Ce qui nous paraissait "universel"... n'était-il en fait qu'une manifestation de notre appartenance à un lieu et une époque déterminés ? Nous y reviendrons bientôt.

Ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est le fait que plus l'étude (et l'appropriation) d'une culture s'approfondissait, et moins il devenait facile de considérer que ces peuples non chrétiens étaient, à l'image du "Turc" du Moyen-Âge, non pas de bons sauvages, mais des méchants civilisés.

Un événement traumatisant pour les chrétiens : la chute de Constantinople en 1453 (tableau de Jean-Joseph Benjamin-Constant, 1876)

Il faut ici souligner la double "décantation" qui s'est produite dans les esprits des explorateurs et des missionnaires. Et là encore, on voit "l'avantage" dont disposaient les jésuites, appelés par les règles mêmes de leur ordre à un un processus d'acculturation. Nous l'avons dit, la règle de conduite des jésuites consistait à suivre (sauf incompatibilité flagrante avec l'observance des principes de la foi chrétienne), les moeurs et coutumes des populations indigènes. Cet impératif impliquait donc que l'on pouvait rester un chrétien par la foi, tout en s'intégrant à une culture païenne. Il y avait donc dissociation entre foi et culture, religion et moeurs, appartenance religieuse et "mode de vie".

Il semblait donc possible de rester bon chrétien en épousant la culture chinoise. Mais jusqu'où pouvait-on pousser cette adoption des moeurs ? Car même en admettant la distinction entre religion et culture, il est clair que les deux s'entremêlent dans la vie culturelle des communautés : ainsi les "rites" collectifs ont souvent une dimension religieuse, même lorsqu'il ne s'agit pas directement de cérémonies de culte. Etait-il alors possible de participer aux rites asiatiques sans mettre en danger sa foi chrétienne ? Les rites chinois étaient-ils... hérétiques ?

Cette question trouvera une illustration éclatante dans la célèbre "Affaire des Chinois" à la fin du XVII° siècle, liée à ce que l'on a appelé la "querelle des rites chinois". Il faut distinguer, dans cette affaire, deux questions qui, toutes deux, posent le problème de la distinction entre foi et culture. Nous n'étudierons ici que la première (la seconde sera traitée dans la séquence suivante).

La querelle des rites chinois

La question est la suivante : dans quelle mesure est-il possible et légitime "d'acclimater" le christianisme aux cultures locales ? Il est clair que, face à cette question, la distinction entre ce qui, dans le christianisme, relève de la foi (comme les articles du digme : unicité du Dieu créateur, résurrection du Christ...) et ce qui relève de la culture (la langue dans laquelle la Bible est écrite, les moeurs des personnages qui y sont décrits...) est décisive. On peut très bien modifier les traits culturels du christianisme (le traduire dans une autre langue, pratiquer les rites en portant d'autres vêtements, changer la forme des lieux de culte...) sans le trahir ; mais on ne peut pas modifier ce qui touche à la foi sans remettre en cause la Parole de Dieu.

Jusqu'où est-il alors permis "d'acculturer" le christianisme, de l'accomoder à la culture chinoise ? Très tôt, les jésuites ont tenté un effort vigoureux "d'acclimatation culturelle" de la foi chrétienne, notamment en Asie.

Au Japon, le Père Valignano avait ainsi imaginé d'employer une langue dérivée du japonais pour exprimer les notions fondamentales du christianisme ; et nous avons vu, dans le cours sur la rhétorique, que le fait de s'exprimer dans une langue constitue un geste fort d'acculturation. En se formulant dans des notions japonaises, nul doute que le christianisme se "japonisait". mais cela ne constituait en rien un problème pour Valignano, puisque précisément le christianisme, étant universel, pouvait s'intégrer à n'importe quelle culture humaine.

Alessandro Valignano (1539–1606) – Japanese Association for ...

En Chine, Matteo Ricci (cf. séquence précédente) s'emploie un peu plus tard à acclimater le christianisme à la culture chinoise, adoptant lui-même le style de vie (par exemple vestimentaire) des Chinois. Il se livre alors à un travail compliqué de "christianisation" de la culture (notamment la littérature), et même des croyances religieuses locales, réinterprétant de façon chrétienne des notions de Confucius comme le Tien (domaine céleste), et le Chang-Ti (le Seigneur d'en-haut).

LIRE ET RELIRE le Traité de l'amitié de Matteo Ricci – La Plume de ...

Et ailleurs qu'en Asie, aux frontières du Paraguay et du Brésil, les jésuites tenteront encore d'autres formes d'acclimatation ; pour établir une forme de "République chrétienne", les Pères mettent en place des reducciones, petites communautés gérées par les Indiens eux-mêmes et soustraites aux règlements coloniaux, qui s'inspirent des traditions locales. Et là encore, les notions-clé du christianisme sont reformulées dans des notions propres à la culture indigène : le Tupan indien devient le support d'expression du Dieu chrétien, etc.

Compostelle s'invite au Paraguay - FSSPX.Actualités / FSSPX.News

Ruines d'une mission jésuite au Paraguay

On voit ainsi le double mouvement dans lequel consistait l'acculturation du christianisme : il s'agissait à la fois :

     _ d'adapter le message chrétien aux cultures locales

et inversement

     _ de christianiser les éléments de ces cultures.

Il est évident que cette démarche impliquait de recentrer la foi chrétienne sur un noyau essentiel, susceptible de s'exprimer sous des formes très différentes selon les contextes culturels. Mais était-il réellement tolérable de concilier la foi chrétienne avec l'observance de rites locaux ? Etait-il ainsi possible de préserver la foi chrétienne tout en pratiquant les cérémonies chinoises "d'Hommages aux anciens" ?

Pour saisir l'enjeu de cette question, il faut souligner que presque toutes ces expérimentations se termineront... mal. Commencée en 1634, la "querelle des rites" se terminera par un désaveu sans appel des Jésuites. Le pape Clément XI interdit ces pratiques en 1704, en 1715 la bulle Ex Illa Die interdit les rites traditionnels chinois et, quarante ans plus tard, en 1744, sous Benoît XIV, la bulle Omnium Sollicitudinum proscrit définitivement tous les « rites non chrétiens ».

En retour, cette rigueur de la papauté irrite les Chinois : dès 1717, l'empereur interdit la prédication chrétienne en Chine et dès 1723, les missionnaires sont expulsés et les chrétiens persécutés.

Détail du grand martyre de cinquante-deux chrétiens à Nagasaki en 1622 - peinture italienne du XVIIème siècle

Détail d'une fresque représentant le martyr de cinquante-deux chrétiens à Nagasaki en 1622 - peinture italienne du XVIIème siècle

Le premier acte de la dissociation entre foi et culture se terminait donc par une défaite ; mais il avait eu lieu, et les siècles suivants hériteront de cette idée selon laquelle il est possible de distinguer ce qui, dans la religion chrétienne, relève de la foi, et ce qui appartient à la culture.

Cette distinction jouera un rôle fondamental dans l'évolution religieuse de l'Europe aux XVIII° et XIX° siècle. Car en faisant basculer de plus en plus éléments de la religion dans le domaine de la "culture" juive, grecque, latine ou européenne (ce qui permet de les considérer comme non essentiels), on en vient à faire émerger une sorte de religion "pure", dépassant tous les clivages culturels : une religion qui pourrait parler au coeur de tous les hommes, dans la mesure même où elle n'est plus tributaire de leur culture, mais bien de leur nature. C'est cette "religion naturelle" qui deviendra la religion philosophique du XVIII° siècle, la "religion des philosophes" (et notamment des philosophes des Lumières). Religion qui, née d'un questionnement interne au christianisme à la Renaissance, aboutira au rejet le plus radical que le christianisme ait connu.

David Hume : Dialogues sur la religion naturelle - YouTube

David Hume : philosophe écossais, auteur des "Dialogues sur la religion naturelle"

Nous retrouverons cette perspective en conclusion de l'analyse du second volet de cette "Affaire des Chinois", à la séquence suivante.