Géographie et théologie
Cours complet de cosmographie, où le système de Copernic est réfuté ; le plan de l'univers exposé, & expliqué physiquement, sur des principes dictés par les expériences & les observations des principales académies des sciences. Par M. l'Abbé de B. (1775)
Dans les séquences précédentes, nous avons mis en lumière ce qui, dans les grandes découvertes, rejoignait les courants qui animent la pensée de la Renaissance et de l'âge classique, notamment l'humanisme. Mais notre tableau resterait très incomplet si nous ommettions ce qui, à la Renaissance et à l'âge classique, constitue un espace qui interfère avec l'ensemble des champs culturels : l'espace religieux. De même que la Révolution astronomique ne peut être dissociée de son impact sur la représentation que l'on se fait de Dieu, et du rapport entre l'homme et Dieu, la Révolution géographique ne peut être séparée de ses enjeux théologiques.
Et, dans les deux cas, il faut absolument rejeter l'idée selon laquelle la Révolution conduirait à une mise à l'écart de la notion de Dieu, ou d'une distension du rapport entre l'Homme et Dieu. Ce n'est pas parce que la vision du monde devient plus scientifique qu'elle devient moins religieuse. Le monde change, de même que l'image que l'on s'en fait : cela n'implique absolument pas que le rapport entre le monde, l'homme et Dieu soit bouleversé au point de dissocier les deux premiers du troisième. En revanche, comme pour la Révolution astronomique, l'image que l'on se fait de Dieu, de son rapport au monde, et de celui que l'homme peut (et doit) avoir avec eux va se trouver modifiée.
C'est à l'étude de cette modification que nous allons nous consacrer ici.
Dieu le Père bénissant (huile sur toile, XVI° siècle)
Avant d'entrer dans les raisons qui expliquent l'articulation de la géographie et de la théologie à la Renaissance et à l'âge classique, on peut souligner que plusieurs grands géographes de la Renaissance ont été eux-mêmes des théologiens ; à cet égard, Sebastian Münster, que nous avons déjà croisé à plusieurs reprises, est une figure emblématique. L'auteur de la Cosmographia Universalis, l'un des ouvrages les plus lus de la Renaissance, se convertit à la Réforme après sa rencontre avec Luther, et enseigna la théologie et l'hébreu à l'Université de Bâle. On pourrait citer d'autres cas, comme celui d'Ortelius, l'ami et rival de Mercator ; Ortelius n'est pas seulement l'auteur de l'atlas le plus célèbre du XVI° siècle, le Theatrum Orbis Terrarum, qui connut pas moins de 25 éditions du vivant de son auteur... alors même qu'on a pu le considérer, cette fois, comme le livre le plus cher du XVI° siècle (il côutait environ 30 florins, une somme considérable pour l'époque). Il était également membre de la Famille de la Charité, secte mystique en marge de la Contre-Réforme.
Mappemonde de Sabastian Münster (1544)
Inversement, les grands théologiens pouvaient être de grands géographes. On saisit mieux le soutien que les autorités catholiques apporteront au développement de la géographie lorsque l'on rappelle par exemple qu'au XV° siècle, Eneas Sylvius Piccolomini, qui devint Pape en 1458 sous le nom de Pie II, fut aussi géographe, auteur d'une Cosmographie (parue à Venise en 1477), dans laquelle le Souverain Pontife s'efforçait d'articuler la géographie des anciens (celle de Strabon et de Ptolémée) avec les découvertes dues aux voyages de Marco Polo et d'Odoric de Pordenone.
Le "Historia rerum ubique gestarum locorumque descriptio" (Cosmographie) de Pie II
Il est intéressant d'imaginer un Pape dissertant sur les caractéristiques de la terre, la répartition des continents, l'habitabilité des Tropiques et l'accès aux Indes par l'Ouest... et on comprend pourquoi la Cosmographie de Pie II fut l'un des livres de chevet de Christophe Colomb.
Et puisque nous parlons de Christophe Colomb, il faut rappeler que lui-meme ne dissocia jamais ses voyages de buts explicitement religieux. D'une part, il crut pouvoir localiser l'emplacement du Jardin d'Eden, au sommet d'un globe terrestre qu'il imaginait étiré en hauteur en forme de poire, le jardin lui-même se trouvant ainsi placé au sommet, au plus près du Ciel ; et s'il renonça finalement à l'atteindre... c'est pour des raisons elles-mêmes liées à des considérations religieuses :
Je ne prétends pas que l'on puisse naviguer à l'endroit le plus élevé, ni qu'il y ait de l'eau, ni même que l'on puisse monter jusque là car je crois qu'en ce lieu se trouve le Paradis terrestre qu'aucun être humain ne peut atteindre, sauf si la volonté divine en dispose autrement.
Mais de plus, Colomb écrivit lui-même au Pape, en 1502, pour lui indiquer ce qui constituait, selon lui, l'un des enjeux de l'exploration des Indes : les richesses produites pourraient en effet permettre le financement d'une nouvelle Croisade :
Cette entreprise a été organisée afin de dépenser tous les bénéfices éventuels que l'on pourrait en tirer pour servir les projets de la Sainte Église concernant Jérusalem.
Christophe Colomb, méditant sur la Cosmographie de Pie II pour organiser des voyages permettant de localiser le Jardon d'Eden et financer une nouvelle Croisade, et nourrissant par ses voyages une révolution géographique dont l'un des principaux cartographes fut un spécialiste de l'hébreu converti à la Réforme...
...on voit à quel point il est difficile de dissocier géographie et religion à l'aube de l'époque moderne !
Le "Livre des Prophéties" de Christophe Colomb
Si donc l'entrelacement des considérations géographiques et religieuses s'atteste chez les auteurs d'ouvrages géographiques, elle se retrouve également dans les principaux domaines, dans les thèmes de prédilection abordés par ces ouvrages. Il faut souligner l'importance considérable occupée, dans les ouvrages géographiques de la renaissance, par la "géographie sacrée", c'est-à-dire l'étude géographique des lieux et des territoires liés à l'histoire religieuse (comme la ville de Jérusalem, la Palestine, ou encore les itinéraires permettant d'accomplir les pélérinages, voire d'éventuelles croisades.)
A titre d'exemple, si le cartographe gênois Pietro Vesconte peut être considéré, dès le 14e siècle, comme l'un des fondateurs de la cartographie moderne, c'est bien parce qu'il a proposé d'articuler des portulans, ces cartes marines typiques de la fin du Moyen-Âge, à une "mappemonde" qui, elle, anticipe clairement les Atlas de la Renaissance. Il est aussi le premier cartographe médiéval que nous connaissons à signer ses oeuvres (ce qui est intéressant : nous y reviendrons lorsque nous traiterons de la peinture). Mais on ne doit pas oublier que ses célèbres cartes ont été réalisées, non par curiosité humaniste, mais bien pour servir de support à un projet de Croisade contre le Sultan d'Egypte, visant à reconquérir Jérusalem et la Terre sainte...
Le Liber secretorum fidelium crucis de Marino Sanuto : les cartes sont de Vesconte
De même, il est intéressant de noter que la première des cartes réalisées par Mercator "en autonomie", en 1537... fut une carte de la Terre sainte, dont le but explicite était de favoriser une “meilleure compréhension des deux Testaments”. Une carte soumise à une démarche tout à fait scientifique, avec latitudes et longitudes, comportant pas moins de 400 noms de lieux, ainsi que l'itinéraire soigneusement restitué des Israélites lors de leur traversée du désert après leur sortie d'Égypte ; carte dont l’exactitude vaudra à Mercator l’admiration de nombre de ses contemporains. Carte scientifique donc ; mais qui s'inscrit dans un projet ouvertement religieux.
La carte de la Terre sainte par Mercator (1537)
Et puisque nous parlons de Mercator, il est intéressant pour notre propos de rappeler sur quoi s'ouvre son fameux "Atlas". Il s'ouvre en fait sur ce qui constituera le dernier travail (acharné) de Mercator qui, sachant la mort venir, a consacré ses dernières forces, non à l'élaboration de nouvelles cartes, mais bien à la finition de la "Chronologie" sur laquelle s'ouvre l'Atlas. Or cette "chronologie" est une chronologie religieuse, qui inscrit l'ensemble de l'Atlas dans la perspective d'un savoir dont Dieu constitue le centre ultime.
Cette introduction est aujourd'hui bien oubliée, et même les "reproductions de luxe" de l'Atlas au cours du XX° siècle délaissent ces malheureux textes de Mercator au profit des cartes. C'est dommage : car cela nous empêche de saisir le sens que Mercator lui-même donnait à son Atlas, de replacer ces "images du monde" que sont les cartes dans la vision du monde qui était celle de Mercator, et qui était intrinsèquement religieuse.
L'Atlas de Mercator s'ouvre donc sur un "Livre de la Création et de la fabrique du monde", dont le chapitre 1, logiquement intitulé "Du but de toute cosmographie", commence par ces mots :
C'est un axiome commun à tous ceux qui en quelque sorte s'élèvent en la contemplation de cette Machine du Monde, que le Dieu qui en est l'auteur est d'une puissance, sapience et bonté immenses...
A la lumière de cet incipit, on comprend mieux le titre des 2 chapitres suivants, qu'un lecteur contemporain jugera peut-être moins à leur place dans un Atlas géographique :
Chapitre 2 : De Dieu, commencement et ouvrier de toutes choses, selon les platoniciens
Chapitre 3 : Vraie conception de Dieu et de la Trinité, tirée des secrets de l'Ecriture
Mercator rangeait ces chapitres dans les Prolégomènes (propos préparatoires) de son Atlas. Il pouvait ainsi passer à "l'introduction" proprement dite de son Atlas...
...dont le premier chapitre s'intitule :
Chapitre 1 : De la sapience du Créateur
Je passe le titre des chapitres suivants : il suffira d'indiquer que le but de ces chapitres (plusieurs dizaines de pages, en écriture serrée) est de retracer le récit de la Création de l'Univers par Dieu, depuis le premier jour, jusqu'à la création de l'homme (précédée de la création des anges, de l'Arbre de Vie...), pour aboutir au récit de la Chute (le péché originel) et de la subséquente "seconde et subalterne intention du Créateur en la Création de l'Homme". Et Mercator de conclure par une citation de saint Paul :
Moi, misérable homme, qui me délivrera du corps de cette mort ? Je rends grâce à mon Dieu par Jésus Christ, que le Père a donné pour Sauveur et Adjuteur par son Esprit, jusqu'à ce que le péché soit entièrement aboli en la mort de la chair.
Il semblera peut-être curieux à un lecteur actuel que l'auteur de cette introduction (d'un Atlas de géographie) soit celui auquel on doit le modèle mathématique de projection qui sert encore de fondement à nos cartes du globe, et dont l'une des caractéristiques est de ne pas être une projection centrale conventionnelle, mais une projection dans laquelle le point de latitude φ n'est pas envoyé sur un point d'ordonnée proportionnelle à tan(φ), mais bien un point d'ordonnée proportionnelle à ln[tan(φ/2 + π/4)].
C'est surprenant pour nous, mais ce ne l'était pas pour Mercator ; et ça ne l'était pas non plus pour ses lecteurs, qui ne dissociaient pas encore ce que nous séparons : l'approche scientifique du monde, et l'idée selon laquelle ce monde est une création de Dieu.
Plus encore : la démarche de Mercator n'est pas scientifique malgré sa dimension religieuse : c'est justement parce qu'elle est scientifique qu'elle est religieuse. En effet, un scientifique ne se borne pas à décrire les choses : il cherche aussi à les expliquer, à les comprendre. Or pour expliquer et comprendre une chose (mettons : une machine quelconque), il faut commencer par chercher qui l'a fabriquée, comment, et pourquoi. Pour expliquer et comprendre la "Machine du Monde", il est donc nécessaire d'élucider, pour commencer :
_ par qui elle a été créée (le Créateur),
_ comment elle l'a été (récit de la Création), et
_ pourquoi (quelle fut l'intention première, mais aussi l'intention "seconde et subalterne", de la création du Monde, et de l'Homme, par Dieu).
Giovani di Paolo, "La création du monde et Adam et Eve chassés du Paradis terrestre", 1445
Le raisonnement est impeccable ; à la condition, évidemment, d'admettre la prémisse selon laquelle l'univers a bien été conçu et réalisé par Dieu. Or de cela, personne ne doute réellement à la Renaissance ; et surtout, cette prémisse se trouve confortée par l'étude scientifique du monde. Nous retrouvons ici un raisonnement tout à fait analogue à celui que nous avons décrit dans les séquences consacrées à la Révolution astronomique :
1. plus on étudie soigneusement l'univers, et plus on en dévoile la complexité, la subtilité, l'harmonie ;
2. plus on montre que l'univers est un système complexe, subtil et harmonieux, et plus on est obligé d'admettre qu'il est l'oeuvre d'un Créateur sage et puissant.
C'est ce que les philosophes appellent : la preuve "téléologique" (à ne pas confondre avec "théologique") de l'existence de Dieu. Cette "preuve" est omniprésente dans les écrits de la Renaissance et de l'âge classique ; partout on voit apparaître l'idée que l'exploration et l'étude de la Nature, en dévoilant la beauté et la rationalité du monde, démontrent qu'il a été créé par un Dieu de sagesse. Ce thème est décliné sur tous les tons, avec une prédilection pour le style emphatique (alors même que les récits et les descriptions de la Renaissance sont bien souvent d'un style assez sobre) ; ainsi chez Pietro Mafféi, dans sa fameuse Histoire des Indes orientales (1588) :
Combien la Divine providence se joue, dans ce bas monde, en la production si féconde et si variée de tant de choses différentes. » (Pietro Mafféi, Histoire des Indes orientales, I, II, 2)
ou encore chez Acosta, qui explicite le sens qu'il donne à sa propre Histoire naturelle et morale des Indes (1590) :
Enfin l'intention de ce travail est afin que, ayant la cognoissance des œuvres naturelles que le sage autheur de toute la nature a faites, l'on loue et glorifie le hault Dieu qui est merveilleux en tout et partout.
Et n'oublions pas Mercator...
C'est ce à quoi nous tendons en traitant la géographie, que l'infinie sapience de Dieu et sa bonté inépuisable soient connues, tant par l'admirable concorde de toutes choses, comme fin de Dieu, que par son inscrutable providence en la composition ; par lequel moyen nous puissions estre continuellement ravis à reverer et honorer sa majesté et embrasser sa riche bonté. » (« Atlas de Mercator », 1595)
L'étude de la Création nous conduit à célébrer la sagesse du Créateur : l'idée est identique à celle que nous avons développée dans la présentation de la Révolution astronomique. A une différence près cependant : si l'étude de l'orbite des planètes conduisait à célébrer un dieu mathématicien (seul un mathématicien de génie avait pu concevoir l'univers selon des équations mathématiques aussi parfaitement ordonnées), l'étude du globe terrestre conduit plutôt à y reconnaître l'action d'un dieu artisan, d'un dieu ingénieur.
Ce que découvre en effet l'étude des processus naturels sur lesquels reposent la géologie, l'hydrographie, la météorologie, la zoologie, la botanique, et toutes les sciences qui composent le prisme de la "géographie", ce sont moins des équations mathématiques que des mécanismes, aussi complexes qu'ingénieux. Le monde que dévoile la géographie est donc bien une "machine du monde", machine merveilleuse dont l'auteur ne saurait être que le plus sage des ingénieurs. C'est bien ce Dieu ingénieur qu'Amerigo Vespucci voyait se refléter dans le monde que lui découvraient ses voyages, en parlant
« des choses notables concernant l'honneur et gloire de Dieu notre Sauveur, qui avec admirable, indicible, et incompréhensible artifice a fabriqué cette machine mondaine... »
Et, là encore, c'est bien parce que Dieu a réalisé ce monde de façon ordonnée, parce qu'il a suivi en toutes choses quelques principes constants au sein de la plus grande diversité, que la raison peut nous permettre d'étudier et de comprendre la nature. L'étude géographique du monde, comme l'étude astronomique de l'univers, témoignent donc de la sagesse du Créateur. Comme le résume Dainville (je rappelle que "l'apologétique" est le champ de la théologie qui vise à justifier, par des arguments historiques et rationnels, la révélation chrétienne) :
" Chaque science est donc un témoignage à la vérité et un hommage à Dieu, chacune a sa valeur apologétique"
La version la plus récente de la preuve téléologique : la théorie de "l'intelligent Design"
Mais on peut aller plus loin. Car si l'étude du monde célèbre la louange du Créateur, elle renforce également notre piété en nourrissant notre humilité. Il faut ici souligner l'ambivalence des globes et des cartes dont se repaissent les gens de la Renaissance ; d'un côté, comme nous le verrons, la carte est un symbole de puissance, un instrument de pouvoir. Mais de l'autre, le fait de tenir un globe dans ses mains peut nous rappeler à notre insignifiance, notre petitesse face à l'immensité de l'Univers, et le caractère éphémère de notre présence sur terre. Ainsi, un grand d'Espagne, Don Carlos de Borgia, remerciait dans une lettre son père pour les objets qu'il lui avait fait parvenir, « surtout pour le monde » (une carte, ou une sphère) :
« Avant de l'avoir vu, j'ignorais encore combien le monde est petit. Plaise à Dieu que ceci me serve à l'estimer comme il le mérite ! »
Le globe est une figure récurrente dans les "vanités" du XVI° et du XVII° siècle, à côté du crâne, du sablier, de la bulle de savon et de tous les objets qui rappellent l'homme à son existence fragile et passagère. Comme le souligne Franck Lestringant :
La contemplation de la sphère est simultanément jouissance d'une possession instantanée et globale, et méditation amère sur l'inconstance de toutes choses. La «boule du monde», réduite à un simulacre portatif, signifie, tout comme la bulle de savon, le crâne ou la roue de Fortune, le caractère éphémère et décevant du monde d'ici-bas, promis à la mort et à la destruction.
Une "vanité" avec globe céleste, par Carstian Luyckx (1650)
La Terre, en tant qu'oeuvre divine, est ferme est solide ; mais cet habitant de la terre qu'est l'homme ne laisse que des traces changeantes, éphémères, perpétuellement recouvertes par l'histoire. Les oeuvres de l'homme sont vouées à l'oubli, et si la Terre est incorruptible, les villes que l'homme y construit sont déjà des ruines en puissance. Sébastien Münster, dont nous avons déjà précisé qu'il était à la fois grand cartographe et un grand théologien, soulignait ainsi dans le chapitre introductif de sa Cosmographie universelle que :
Le sage Salomon escrit au premier de l'Ecclesiaste qu'une generation s'en va, et l'autre revient et que la terre demeure tousjours, comme s'il disoit, ce que Dieu a faict, est tousjours ferme, mais ce qui est faict par l'homme, s'en va à néant avec iceluy. (...) Troie la grande, Alexie (Alésia) en Bourgoigne, Tyr en Palestine, Corinthe en Péloponnèse, Babylone en Sennaar, Athènes en Attique, et autres villes renommées, ont esté mises en desert il y a long temps.
La contemplation du globe terrestre et des cartes n'est donc pas seulement le support d'un savoir "physique" pour les penseurs de la Renaissance : c'est ausi une expérience métaphysique, religieuse, qui rappelle l'homme à la fois à la magnificence du Créateur et à l'insignifiance de la Créature. Les images du monde sont à la fois une invitation à l'étude, à l'enquête, à l'exploration : mais elle nous détournent en même temps d'un attachement coupable au monde, qui interposerait le monde entre l'homme et Dieu. Pour citer encore Münster :
Si nous ne sommes busches de bois ou hors du sens, nous devons bien estre admonnestez par cecy, de ne mettre point nostre cueur aux choses caduques et périssables, mais de chercher l'habitacle de nostre seigneur Jesus Christ, qui est fondé sur la pierre ferme, où nous ne pourrons jamais estre en danger.
Un tableau très célèbre d'Holbein le jeune : "les Amassadeurs" (1533) : les hommes, les globes... et la mort en anamorphose
L'ambivalence des cartes et des globes dans l'espace géographique exprime l'ambivalence de l'Homme dans l'espace philosophique et religieux de la Renaissance. D'un côté, la Renaissance célèbre l'homme, l'humanité de l'homme, créature faite à l'image de Dieu et pour lequel le reste du monde a été créé ; mais de l'autre, l'homme est une créature mortelle, fragile, éphémère, infime face à l'immensité de l'Univers, pécheur devant Dieu, poussière qui redeviendra poussière et qui ne doit pas l'oublier. Cette ambivalencve est constitutive de la religiosité de la Renaissance et de l'âge classique, et c'est encore elle qui s'exprimera dans le double paradoxe de Blaise Pascal au XVII° siècle, qui dans les Pensées articule grandeur et misère de l'homme :
L'homme n'est qu'un roseau... mais c'est un roseau pensant (pensée fait la grandeur de l'homme).
La grandeur de l'homme... est de se connaître misérable.
Grandeur de l'homme, qui est de connaître tout et de se reconnaître rien : c'est bien à cette méditation qu'invitaient la contemplation des astres, des globes et des cartes. Et, en ce sens, Edmond Rostand exprimait bel et bien quelque chose de la "religiosité" de l'âge classique, diffuse aussi bien dans les textes religieux que dans les méditations des humanistes, et jusque dans les rélexions des libertins, lui qui faisait dire à son Cyrano de Bergerac (dont nous avons déjà mentionné les aventures astronomiques), au seuil de la mort :
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand risposteur du tac au tac,
Amant aussi -– pas pour son bien ! --
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac
Qui fut tout, et qui ne fut rien.
Le "vrai" Cyrano était sans doute plus épicurien que janséniste ; mais son épicurisme même s'articulait à une méditation sur la mort, au sein de laquelle on trouve encore l'ambivalence de la vie humaine telle que la présente le personnage de sa pièce, La mort d'Agrippine ; personnage sombre, lui-même ambivalent, chez lequel les vers de Lucrèce, appelant au détachement à l'égard des biens de ce monde, se heurtent à ses propres appétits de puissance et de gloire :
J'ai beau plonger mon âme et mes regards funèbres
Dans ce vaste néant et ces longues ténèbres,
J'y rencontre partout un état sans douleur,
Qui n'élève à mon front ni trouble ni terreur ;
Car puisque l'on ne reste après ce grand passage
Que le songe léger d'une légère image,
Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien,
Vivant parce qu'on est, mort parce qu'on est rien ;
Pourquoi perdre à regret la lumière reçue,
Qu'on ne peut regretter après qu'elle est perdue ?
La mort de Germanicus (l'époux d'Agrippine), par Nicolas Poussin (1626)
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