Le théâtre du monde

L'éducation de Gargantua par Gustave Doré

L'éducation de Gargantua, par Gustave Doré

A. Une carte étrange : représentation du monde, ou représentation de l'homme ?

Parmi les très nombreuses cartes parues au XVI° siècle ayant un lien avec la cartographie de Ptolémée, il en existe une qui, au premier abord, est assez déconcertante. Il s'agit de la carte d'Ortelius intitulée : Aevi veteris, typus geographicus, qui figure dans le grand recueil : Theatrum orbis terrarum, paru à Anvers en 1590. Voici la carte :

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L'objet de cette carte, c'est (semble-t-il) de représenter, sur une mappemonde moderne, l'étendue du monde qui était connue par les Anciens : l'espace central correspond ainsi à celui qui était connu du temps de Ptolémée. Dans quel but ?

     1. Ce que Ptolémée ne connaissait pas

S'agit-il ici d'une reconstitution historique, visant à retrouver ce qu'était réellement la cartographie de Ptolémée ? Non : ce projet, c'est peut-être celui de Mercator. Mais le but de cette carte est très différent. En fait, il s'agit de l'une des seules cartes de l'histoire dont le but est de mettre pleinement en lumière, ce qui, précisément... n'y figure pas !

Ce que cette mappemonde met en évidence, ce n'est pas le monde connu par Ptolémée, c'est tout l'espace du globe inconnu de lui. Tellement inconnu d'ailleurs, que, pour l'essentiel il ignorait même qu'il l'ignorait : Ptolémée croyait le monde beaucoup plus petit qu'il ne l'était en vérité. Et la connaissance qu'il avait des terres dont il admettait l'existence sans avoir pu les observer, était largement fausse : c'est ce qu'indique soigneusement la formule "Zona torrida, et ob Solis nimium fervorem a veteribus inhabitabilis credita" (zone torride, que les Anciens ont cru inhabitable à cause de la chaleur extrême du soleil).

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Ce que montre donc cette carte, ce n'est pas ce que Ptolémée connaissait : c'est ce qu'il ne connaissait pas, ce dont il ignorait l'existence, ce sur quoi il se trompait. On retrouve ici l'ambivalence du "retour à l'Antiquité" tel que le pratique la Renaissance : retourner à Ptolémée, ce n'est pas "en revenir" à ce qu'il savait ; c'est indiquer un point de départ, pour éclairer le chemin à parcourir... et qui a été parcouru.

     2. Représenter la connaissance que l'homme a du monde

Car si nous savons tout ce qu'il ignorait, et si nous pouvons nommer ses erreurs... c'est justement, parce que, nous, nous disposons du savoir qu'il ne possédait pas (il y a un continent entre les deux océans, les terres équatoriales sont habitées, etc.) ; et si nous disposons de ce savoir, c'est grâce à l'exploration du globe rendue possible par les nouveaux moyens de navigation. En montrant tout ce que Ptolémée ne connaissait pas, la carte montre ce que nous avons appris : elle montre les progrès que les sciences ont accompli.

Pour comprendre le véritable sens de cette carte, il faut donc la mettre en dialogue avec l'autre mappemonde, celle qui correspond au monde tel que nous (c'est-à-dire les Européens du XVI° siècle) le connaissons :

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Il n'y a plus d'espace "vide" sur cette carte : c'est désormais le monde entier qui peut être ressaisi dans la carte, parcouru du regard par l'observateur, comme il a été parcouru par les vaisseaux des navigateurs. En un sens, la révolution géographique opère un mouvement inverse de celui de la Révolution astronomique : nous sommes passés d'un monde indéfini, aux frontières indéterminées, dans lequel l'homme habite un ilôt situé au milieu d'un océan inconnu, à un monde clos, intégralement rempli, intégralement habité et / ou parcouru par l'homme. 

Ce que montre donc le jeu de ces deux cartes, le passage de l'une à l'autre, ce n'est pas du tout "le monde". Le monde tel qu'il est représenté pourrait être différent, sans que cela ne change le sens de la carte. Ce qui est mis en lumière, c'est la connaissance que l'homme a du monde, et son évolution. Ce qui est montré, c'est l'accroissement du savoir, nourri par l'exploration du globe, grâce aux nouvelles techniques de navigation.

Ce qui est donc mis en scène, c'est le progrès :

     a. progrès de la science (géographique et cartographique),

     b. progrès de l'expérience (exploration, observation),

     c. progrès technique (navigation, mais aussi mesures astronomiques, etc.)

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     3. Représenter la mainmise de l'homme sur le monde

L'Atlas d'Ortelius s'appelle : Théâtre du monde terrestre. Nous allons revenir sur cette notion, à première vue surprenante, de "théâtre" ; mais nous en percevons déjà une dimension capitale. Si la cartographie est un théâtre, c'est parce qu'elle constitue bien une mise en scène ; et ce qui est mis en scène, c'est moins le monde, que la connaissance que l'homme a de lui, et de l'emprise qu'il a sur lui. Car le savoir est un pouvoir : connaître le monde, c'est assurer la maîtrise que l'homme a sur lui. Si le progrès technique permet à l'homme d'accroître la connaissance que l'homme a du monde, inversement la connaissance scientifique permet d'assurer la maîtrise que l'homme a de son environnement. La découverte du globe permet d'en découvrir les resources (matérielles et humaines), et de les mettre à profit. Les voies ouvertes par les explorateurs sont les voies commerciales de demain, et c'est quand les pays du monde sont situés sur la carte qu'on peut en délimiter les frontières, et en opérer le partage.

Ce n'est qu'une fois le monde couché sur une mappemonde, représenté sur un référentiel géométrique, que peut avoir un lieu un geste aussi symbolique que celui que le Pape accomplit en 1494 lors du Traité d'Algesiras : le partage du nouveau monde entre les deux puissances politiques de l'Espagne et du Portugal : les nouvelles terres découvertes situées à l'ouest d'un méridien à 100 lieues des îles du Cap-Vert reviennent à Castille, celles à l'est reviennent au Portugal. Le Pape a partagé le monde en désignant un méridien.

Sans doute, cette mainmise de l'Homme sur le globe n'implique pas que le monde soit déjà intégralement connu. Il y a encore des terres à découvrir, à explorer, à exploiter en 1494. Mais justement : dorénavant l'inconnu lui-même est déjà situé par avance sur la carte, placé dans l'une des zones définies par un Traité. Tout ce qui sera découvert... est déjà, par décision pontificale, la propriété du roi de Castille, ou du Portugal. Comme ce qui est déjà connu est déjà soumis à l'emprise d'un roi : le traité d'Algesiras exclut du partage toute terre déjà connue et sous contrôle d'un Etat chrétien. De sorte que découvrir une terre, ce sera à la fois la placer sur la mappemonde et en devenir le maître. Accroître le savoir par une découverte, c'est accroître un pouvoir. La course pour l'exploration du monde devient une course pour la domination du monde.

Ainsi, après le traité de Saragosse, qui "boucle" la ligne de partage du monde en 1529 (suite au voyage de Magellan), tout explorateur espagnol ou portugais devient un corsaire, autorisé par une lettre de marque à attaquer en temps de guerre, tout navire battant pavillon d'États ennemis et croisant dans une zone découverte.

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     4. Représenter l'homme

Le sujet central des deux mappemondes d'Ortelius, ce n'est donc pas le monde : c'est la connaissance que l'homme a du monde, c'est la maitrise du monde par l'homme.  Le véritable sujet de la carte d'Ortelius n'est pas, nous l'avons dit, ce que l'on y voit ; mais ce n'est pas non plus, en fait, "ce que" l'on n'y voit pas. Le vrai sujet, celui qui est mis en scène de façon glorieuse sur le théâtre cartographique, c'est celui qui n'y est pas représenté, mais qui qui est l'auteur de la représentation : c'est l'Homme.

Plus exactement, ce que montre l'image du monde donnée par les cartes de la Renaissance, c'est l'image que l'homme se fait de l'Homme, dont découle le rapport de l'homme au monde. De quelle image de l'homme s'agit-il ?

L'homme tel qu'il apparaît à travers les cartes d'Ortelius, c'est l'Homme de la Renaissance, celui qui, grâce au progrès des sciences et des techniques, a fait de l'espace terrestre un monde, son monde, qu'il connaît désormais intégralement et qu'il parcourt en tout sens, pour en dresser la carte, en exploiter les ressources, et y porter la Parole de Dieu. C'est l'homme qui, en dressant la carte du monde et en fabriquant ses globes, pose le monde devant lui, comme un objet qui s'offre à son investigation.

Mais le héros du théâtre cartographique, c'est aussi, déjà, l'homme du XVII° siècle, celui que célèbrera Descartes : cet Homme qui aura su, grâce à sa raison, et aux sciences et techniques qui en découlent, se rendre "comme maître et possesseur" du globe terrestre. C'est l'homme qui, en tenant le globe dans sa main, manifeste sa mainmise sur la nature.

garder, globe, main

    5. Donner une image du monde, pour donner une image de l'homme comme image de Dieu

Sans doute existe-t-il, au-dessus des hommes, un véritable "maître et possesseur" du monde : Dieu lui-même, créateur du monde. Mais Dieu a créé l'homme à son image. Et l'homme, à son tour, crée des images du monde.

La place que Dieu occupe quand il contemple l'Univers qu'il a créé, c'est la place que l'Homme occupe quand il contemple le globe qu'il a fabriqué ; et si le globe et la mappemonde ne sont que des images du monde, et non le monde lui-même, cela ne fait que manifester en retour que l'homme, lui, sans être Dieu lui-même, est bien à l'image de Dieu.

Genesis - Wojciech Siudmak - WikiArt.org

Tableau de Siudmak : le Dieu qui tend sa main sur le globe a le visage... de l'Homme.

     6. Bilan : théâtre du monde et mise en scène de l'homme

En représentant le monde par des images, les cartographes de la Renaissance représentaient donc en fait la nouvelle image qu'ils se faisaient de l'homme, et de son rapport au monde. La carte est bien un théâtre ; un théâtre sur la scène duquel a lieu une représentation très particulière : la représentation de l'homme. La carte est le théâtre dans lequel l'homme, en représentant le monde, se représente lui-même.

S'il existe bien un endroit où la représentation du monde par l'homme figure à la fois une "vision du monde" et une "représentation de l'homme", c'est bien le théâtre cartographique de la Renaissance.

Théâtre du monde - Bibliothèque numérique mondiale