La tolérance des Turcs
Nous avons vu dans les sections précédentes que la découverte des nouveaux mondes avait nourri deux tendances dans la pensée européenne de la Renaissance : une tendance au scepticisme (prenant appui sur la diversité des croyances et des pratiques, pour aboutir à un doute généralisé à l'égard de toute "vérité"), et une tendance à l'universalisme (prenant cette fois appui sur des analogies entre les différentes croyances pour mettre en lumière quelques principes généraux, transculturels, fondés sur la nature même de l'homme). Et nous avons examiné comment ces deux tendances, apparemment opposées, pouvaient s'articuler dans "l'univeralisme sceptique" de Pierre Charron.
Il existe un autre point de convergence possible entre les tendances issues de la révolution géographique ; et ce point de convergence est, lui aussi, à la racine d'une évolution capitale dans la pensée européenne aux siècles suivants. Il s'agit du principe de tolérance.
La tolérance : une valeur pleine de paradoxes...
A. La tolérance : fait ou valeur ?
La "tolérance" dont il s'agit ici a deux dimensions : une dimension proprement philosophique, et une dimension plus spécifiquement politique.
_ d'un point de vue philosophique, la tolérance est un principe fondé sur la reconnaissance de la liberté de l'homme. D'après ce principe, dans le domaine religieux chaque individu a le droit d'admettre et de pratiquer les croyances qui sont les siennes, sans que personne ne puisse lui imposer d'autres croyances, ou d'autres pratiques. Ce principe aboutit assez logiquement à la reconnaissance de la "liberté de conscience", telle qu'elle sera proclamée au XVIII° siècle.
_ d'un point de vue politique, la tolérance désigne la reconnaissance par l'Etat du droit de chaque sujet à admettre et à mettre en oeuvre la religion de son choix, tant qu'il ne menace pas l'ordre public. Ce sens politique est étroitement lié à ce que nous appelons aujourd'hui la "laïcité", conçue comme séparation du domaine politique et du domaine religieux.
Bien sûr, c'est sur la corrélation des deux que repose la tolérance au sein du système républicain : c'est parce que la liberté de conscience est un droit naturel que l'Etat doit la garantir, car le but de l'Etat dans un système républicain est, justement, de garantir à chacun la jouissance de ses droits naturels.
Article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme
Mais au XVI° siècle, nous n'en sommes pas là.
D'une part, la liberté de conscience n'est jamais affirmée comme un "droit naturel" ; et d'autre part, le but de l'Etat, tel que le conçoivent les penseurs de la Renaissance, n'est pas de garantir les droits naturels des individus. Au XVI° siècle, on cherche d'ailleurs en vain la notion de "liberté de conscience". C'est le XVIII° siècle qui affirmera, avec les philosophes des Lumières, puis la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, que la liberté fait partie des "droits naturels" de l'homme, des droits inscrits dans sa nature, et que la liberté de conscience en fait partie. Mais à la Renaissance, et même à l'âge classique, la liberté de conscience n'est pas un principe de départ. Il ne s'agit donc pas de dire : "l'Etat doit respecter la liberté de conscience, car c'est un droit naturel".
Ce que l'on trouve, en revanche, au XVI° siècle, c'est l'affirmation de la tolérance au sens politique. Il y a, de fait, des Etats qui laissent les individus croire et pratiquer la religion qu'ils veulent. Rien n'oblige au départ à considérer que c'est une bonne chose : c'est simplement un constat ; et nous allons voir que, chez les penseurs européens, ce constat est loin d'avoir soulevé l'enthousiasme général. Ce qu'il va se produire au cours des 16e et 17e siècles , c'est justement le passage du constat d'une tolérance politique, à la reconnaissance d'un droit à la liberté de conscience.
La tolérance va cesser d'être un fait politique, éventuellement criticable, pour devenir une valeur.
Pas de doute : la laïcité est bien devenue une valeur, que tout le monde doit admettre et que l'école doit enseigner
B. Un vieux nouveau monde : le monde Turc
Pour le montrer, il faut cette fois se tourner, non vers les "sauvages" amérindiens, ou vers les Chinois d'Asie, mais vers les habitants de cette autre région du monde qui, à première vue, ne semblait pas devoir conduire les penseurs européens vers les principes de liberté de conscience et de laïcité : le monde Turc.
Nous avons vu en quoi la recontre d'autres cultures avait conduit les explorateurs, les penseurs et les théologiens à se demander si l'on pouvait reconnaître une valeur (et notamment une valeur morale) à des manières de vivre, alors même qu'elles n'étaient pas chrétiennes. Le Turc du Moyen-Âge, lui, ne poussait guère à se poser cette question : car son statut "d'infidèle" s'articulait à une sauvagerie morale, à laquelle on pouvait tout au plus reconnaître (et comment faire autrement ?) une puissance militaire (dans laquelle on pouvait d'ailleurs voir l'oeuvre de Satan lui-même.) Le Turc était puissant, certes ; mais sa puissance trahissait davantage de l'aide du Diable qu'une raison éclairée par la vraie foi.
Pourtant, même le Turc, à la Renaissance, devient de plus en plus difficile à enfermer dans ce rôle diabolique. Car enfin, à bien y regarder, les Turcs ne sont pas (seulement) des créatures sanguinaires, ne rêvant que meurtre et pillage. Ici encore, la fréquentation des hommes est décisive. Et les méditations auxquelles leurs voyages ont parfois conduit, dès le XVI° siècle, les penseurs les plus intelligents de leur époque, a parfois de quoi faire rêver face aux résurgences de la xénophobie (et de l'islamophobie) dont l'Occident n'a jamais pu se débarrasser.
Nous nous concentrerons ici sur les trois éléments qui, dans la rencontre avec le peuple Turc, vont pousser la pensée européenne vers l'idée de tolérance.
Au XVe siècle, Mehmet II, le conquérant de Constantinople, organise les minorités de l’empire en trois communautés protégées (grecque-orthodoxe, juive et arménienne), leur reconnaît la liberté de culte et leur ouvre l’accès aux charges publiques. La tolétance religieuse serait-elle une invention des Turcs ?
C. Du scepticisme à la tolérance
Le premier est relativement simple, et s'articule directement avec la tendance sceptique. Puisque les croyances des hommes sont extrêmement diverses, et qu'il semble impossible d'affirmer avec certitude que l'une est "la vraie" quand les autres sont dans l'erreur, il semble logique de prendre acte de cette diversité, et de laisser chacun admettre les croyances qu'il veut, tout en interdisant à quiconque le droit d'imposer par la force ses propres croyances aux autres membres de l'humanité.
La tolérance devient alors la simple mise en oeuvre de la "suspension du jugement" chère à Montaigne : puisque aucune croyance n'est certaine, n'en imposons aucune, et laissons chacun croire ce qu'il veut.
Encore une fois il faut se garder de tout anachronisme. Une lecture attentive des Essais est sans appel : Montaigne ne cherche pas à faire de la "liberté de conscience" un principe fondamental, un droit naturel, constitutif de la nature humaine, participant à ce qui fait la dignité de l'homme. Pour Montaigne, ce qui caractérise la nature humaine, c'est moins le fait d'être sensible à une "voix de la conscience"... que la capacité à croire les choses les plus absurdes.
Si donc il faut laisser chacun croire ce qu'il veut, ce n'est pas parce qu'il faut respecter une liberté humaine fondamentale ; c'est parce qu'il semble déraisonnable, d'un point de vue politique, de faire autrement. En effet :
1. on peut certes contraindre les corps (à faire ceci ou à ne pas faire cela), mais comment pourrait-on contraindre les âmes (à croire ceci ou à ne pas croire cela ?)
2. même si on pouvait le faire, il faudrait être bien certain de nos propres croyances pour recourir à la force (et la force dont on use, au XVI° siècle, pour imposer une croyance religieuse ou interdire des pratiques comme la sorcellerie, n'est pas précisément une force douce...).
Pour Dieu merci, ma créance ne se manie pas à coups de poing. […] À tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette...
...dont personne ne dispose dans le domaine des croyances religieuses. On voit donc ici comment la tendance sceptique aboutit au principe de tolérance politique : laissons chacun croire ce qu'il veut, car nous ne disposons ni du pouvoir, ni de la certitude, qui permettraient d'imposer une croyance. La sagesse sceptique aboutit ainsi à une clairvoyance politique que résume la maxime : Lâcher la bride.
Et encore, en bonne logique sceptique, ce principe lui-même ne peut guère être posé comme un absolu : lui aussi est repris dans la balance du jugement, qui le soumet au d'un côté... mais d'un autre côté...
On peut dire, d’un côté, que de lâcher la bride aux partis d’entretenir leur opinion, c’est épandre et semer la division ; c’est prêter quasi la main à l’augmenter, n’y ayant aucune barrière ni coerction des lois qui bride et empêche sa course. Mais, d’autre côté, on dirait aussi que de lâcher la bride aux parts d’entretenir leur opinion, c’est les amollir et relâcher par la facilité et par l’aisance, et que c’est émousser l’aiguillon qui s’affine par la rareté, la nouvelleté et la difficulté.
Laisser chacun croire et mettre en oeuvre ses croyances : cela peut effectivement conduire à la division ; mais cela permet aussi l'expression et la libération de ce qui, réprimé, ne trouverait à se manifester que sous des formes plus radicales et violentes. Le scepticisme de Montaigne l'incline donc à la tolérance ; mais en bon sceptique, il se garde bien de faire de la tolérance un principe absolu !
D. De l'universalisme à la tolérance : la découverte de la tolérance en terre d'Islam
On retrouve l'idée de tolérance en partant de l'autre tendance que nous avons discerné à la Renaissance : l'universalisme. Et c'est ici que les Turcs vont entrer en jeu.
1. Les vertus des Turcs
Car aux yeux de certains observateurs éclairés de la Renaissance, on retrouve bien, chez les Turcs, ces principes fondamentaux que nous avions déjà discernés chez les Chinois. Là encore, pour celui qui sait voir, les différences culturelles et religieuses n'abolissent pas des convergences fondamentales entre les vertus "mahométanes" et les vertus chrétiennes.
Mais il faut ici faire deux constats :
1. d'une part, cette Reconnaissance de la "vertu" des Turcs est plus fréquente dans les écrits des voyageurs que dans ceux des théoriciens. Ce qui nous indique que c'est bien la rencontre, le dialogue effectif avec les hommes des autres régions du monde qui peut avoir la force de détruire un préjugé. Les voyageurs n'étaient sans doute pas plus "éclairés", ou moins pourvus de préjugés, que les théologiens ou les philosophes ; mais ils avaient l'expérience concrète des moeurs des hommes dont ils parlaient.
2. Les vertus reconnues aux Turcs sont principalement des vertus civiques, viriles, qui touchent à la probité et au courage de l'homme, plus qu'à sa "bonté". Ainsi, le Turc semble aussi bon travailleur que bon soldat :
Il y a peu de gens au monde qui mieux remuent la terre que les Turcs, et qui assiègent plus bravement. (Cressin, 1565)
Et quand on met en regard les armées "chrétiennes" et turques, on ne s'étonne plus guère de certaines défaites :
Nous menons à la guerre un petit nombre de soldats, et ceux-ci corrompus de moeurs et dissolus en tous vices, contre plusieurs myriades d'ennemis, qui usent de très bonne discipline. Car le Turc laisse ses vices à la maison, au lieu que le Chrétien les prend à la guerre. Le Turc n'admet aucun délices dans son camp... Au Chrétien, tout luxe est bon, toute provision de gueule est exquise. Et quelquefois il y a plus de putains que de soldats... Donc, ce n'est pas une merveille si ceux-là sont victorieux, qui ont en recommandation la sobriété, l'épargne, la vigilance, la discipline militaire. (Georgiewitz, 1606)
Fatih Sultan Mehmet II ou Mehmet le conquérant, était le sultan de l’Empire ottoman de 1444 à 1446 et de 1451 à 1481.
L'une des grandes vertus reconnues aux Turcs qui, là encore, appartient davantage à la droiture qu'à la bonté, est la fidélité à la parole donnée ; cette vertu "sociale" revient comme un leitmotiv dans le témoignage des voyageurs et des géographes :
Les Turcs sont de telle foi que ce qu'ils promettent, ils le tiennent. Et ils se fient tant les uns aux autres que dans leurs contrats, ils n'usent point d'obligations, ni de sceaux, ni de seigns manuels ; mais ils croient à la qseule parole de celui qui fait la promesse. (C. Richer, 1540)
Les Turcs de nulle chose en ce monde n'ont si grande raison que [ils n'estiment rien au-dessus de...] la foi promise à qui que ce soit. Et je voudrois certes plutôt me fier à la simple foi d'un Turc naturel, qu'à un bon signet. (Postel, 1560)
Or, entre tous les hommes, les Arabes sont fidèles à leur parole et tiennent leur serment prêté comme inviolable. (Münster, 1575)
On voit ainsi que la vertu des Turcs s'apparente assez à la virtu antique, mélange de droiture et de virilité. Mais le fait même qu'une vertu antique se reflète dans la figure du Turc montre assez le chemin qui se construit à la Renaissance...
Les seules vertus que l'on refuse aux Turcs sont en fait (et c'est bien logique) celles que l'on identifie le plus à des valeurs proprement chrétiennes : la bonté, la charité. Le libre don de soi, la pitié, la compassion ne semblent pas correspondre à l'idéal de vertu incarné par les Turcs... à une exception près, qu'il faut noter. Car ce que remarquent les observateurs européens, c'est la bienveillance que les Turcs témoignent... aux animaux.
De façon générale, un auteur comme Bartholomé Djurdjevic, qui fut lui-même prisonnier des Turcs, vendu 7 fois comme esclave et qui subit la bastonnade, n'est pas porté à faire l'apologie des moeurs ottomanes : il écrit plutôt pour avertir les Européens du danger que représente l'expansionnisme Turc. Néanmoins, dans le récit de son expérience qu'il rédige en 1544, et qui eut un grand retentissement en Europe, il mentionne le fait suivant :
J'en ai vu plusieurs qui achetoient des oiseaux qui étoient en cage, et qui les laissoient s'envoler après, d'autres qui jetoient du pain dans la rivière aux poissons, pour l'amour de Dieu, disant que pour telle charité (...) ils en recevront de Dieu une très grande rémunération.
Cette bienveillance des Turcs à l'égard des animaux se retrouve d'ailleurs chez Montaigne qui, dans le chapitre De la cruauté, prend appui sur un récit de voyageur pour indiquer que
Les Turcs ont des aumônes et des hôpitaux pour les bêtes (II, 11)
La compassion à l'égard des animaux a des résonnances fortes dans le domaine religieux, étant liée à la prédication de François d'Assise, le "Saint aux oiseaux". Mais il semble que l'on touche ici à une "limite" de la vertu reconnue aux Turcs, et que la charité à l'égard des animaux ne puisse réellement se transformer en charité envers les hommes : une telle transformation exigerait en effet de remettre sérieusement en cause la distinction entre vertu mahométane et la vertu proprement chrétienne que constitue l'amour du prochain... ce que personne ne semble réellement disposer à faire à la Renaissance.
Personne.. sauf, encore une fois, l'exception que nous avons déjà mentionnée, et que nous retrouverons bientôt.
2. Les Turcs et la tolérance religieuse
Il y a cependant un constat qui revient de façon très régulière dans les descriptions qui sont données des moeurs turques. Et on a d'autant plus de raisons de l'admettre qu'il est effectué à la fois par ceux qui le valorisent, que par ceux qui le condamnent. Et ce constat, c'est celui de la tolérance pratiquée par le pouvoir politique Turc. S'il est une chose que les Européens ont découverte chez les Turcs, c'est la tolérance religieuse. Et cette découverte, si elle suscita l'intérêt d'une minorité, suscita aussi la réprobation du plus grand nombre.
On mesure mal, aujourd'hui, les échos que pouvait éveiller, dans l'esprit de ses lecteurs, ce récit de Marco Polo, décrivant la manière dont le légendaire Kubilai Khan avait imposé la paix religieuse entre les trois communautés monothéistes ; encore s'agissait-il d'un Empereur chinois, qui protégeait ainsi la minorité chrétienne :
Il appela les Juifs et les Mahométans et leur défendit que de là en avant aucun ne présumât blasphémer ni rétracter le Dieu des Chrétiens, ni sa croix. Ainsi furent-ils contraints de se taire.
Dans l'Europe de la Renaissance, la tolérance religieuse n'était certes pas une tendance majoritaire, et certainement pas au sein des instances politiques. Lorsqu'un monarque prenait la plume à ce sujet, c'était pour proférer des propos de ce genre :
Que sauroient mieux et plus proprement faire les Princes chrétiens pour acquérir une perpétuelle renommée, que d'employer tous leurs moyens à exterminer la méchante et cruelle superstition de Mahomet et à aboir la mémoire de ce malheureux brigand ? (...) Lorsque nous [Portugais] avons délibéré d'ouvrir le chemin à nos navires pour entrer aux Indes et découvrir les pays inconnus à nos prédécesseurs, notre intention a été de suffoquer l'hérésie de Mahomet et de raser jusqu'aux fondements de la Mecque, ville d''Arabie, où est le sépulchre de Mahomet. (Lettre du Roi de Portugal au Pape)
Tableau d'Emile Signol représentant l'entrée des Croisés à Jérusalem
Si donc les voyageurs ont dressé le constat de la tolérance religieuse dans tout le monde Arabe et en Turquie, ce n'était certainement pas pour y discerner des accointances avec la pensée européenne. Mais qu'il soit loué ou condamné, le constat demeure, perpétuellement réitéré. Citons quelques exemples :
L'Empereur de Turquie et ses Pachas, qui sont les capitaines et les grands gouverneurs, laissent un chacun croire en sa foi, ou comme il veut, s'il le tient secret. (Anon, 1528)
Les Turcs ne contraignent personne de renier sa religion. (Münster, 1552)
Car les Turcs ne contraignent personne à vivre à la mode turque, mais il est permis à chacun de vivre selon sa loi. C'est ce qui a toujours maintenu le Turc dans sa grandeur. Car, s'il conquiert quelque pays, il se contente d'être obéi. Et s'il reçoit le tribut, il ne se soucie pas des âmes. (Belon, 1553)
Vous irez partout (en Turquie) à vos cérémonies et à vos messes, comme ici. Et les Turcs n'empêchent point chacun de vivre selon sa loi. (Postel, 1560)
Ce princie infidèle ne force personne d'embrasser sa foi, mais permet à chacun de vivre selon sa conscience : et qui plus est, il entretient (comme remarque Bodin au quatrième livre de la "République") auprès de son sérail à Péra, quatre religions toutes diverses : celles des Juifs, des chrétiens à la romaine, à la grecque, et celle des Mahométans... (Chappuys, 1585)
Même Bartholomé Djurdjevic, qui invite pourtant les chrétiens à se méfier de l'expansionnisme ottoman, souligne que
Solyman permet à chacun de vivre selon sa loi et sa croyance, sans contraindre personne à la renier.
En Turquie, les Européens étaient donc confrontés à un fait qui les déconcertait : le détenteur du pouvoir politique ne cherchait aucunement à imposer une religion, laissant chaque communauté suivre ses croyances et pratiquer ses rites. Le grand Turc faisait surgir devant les yeux étonnés des observateurs européens une chose qu'ils avaient du mal à concevoir : la tolérance religieuse. Non sous la forme d'une hypothèse hardie de philosophe, mais sous la forme d'une pratique politique instituée au sein d'un Etat puissant.
Un livre très intéressant, qui rappelle que la laïcité fut d'abord une tradition de pays musulman.
3. La Tolérance en Turquie : une pratique politiquement utile
Encore une fois, il faut rappeler que ce constat est loin d'avoir toujours suscité l'approbation des observateurs. Nous sommes ici très loin de la situation dans laquelle des missionnaires reconnaissaient dans leurs confrères chinois des vertus de charité et de tempérance, qui étaient déjà les leurs. La tolérance que les Européens constatent chez les Turcs n'est pas une valeur européenne : elle le deviendra, peu à peu, au cours des siècles suivants.
Rappelons que l'un des textes fondateurs de la tolérance en Europe, la Lettre sur la Tolérance de John Locke, ne paraîtra en Angleterre qu'en 1689, en pleine guerre de religion. Plus encore, cette fameuse "lettre" ne prônera la tolérance politique en matière religieuse que dans les limites assez étroites, puisqu'en sont exclus aussi bien les athées... que les catholiques ! Et si l'on se penche sur le refus que Locke oppose à la tolérance envers les derniers, il est intéressant de noter le rôle qu'y jouent (encore) les mahométans de Turquie.
Ne serait-il pas ridicule qu'un mahométan prétendit être bon et fidèle sujet d'un prince chrétien,s'il avouait d'un autre côté qu'il doit une obéissance aveugle au moufti de Constantinople, qui est soumis lui-même aux ordres de l'empereur ottoman, dont la volonté lui sert de règle dans tous les faux oracles qu'il prononce sur le chapitre de sa religion?
John Locke
Pour Locke, les mahométans ne sauraient (eux non plus...) être tolérés dans un royaume gouverné par un Prince chrétien, dans la mesure où leur religion les conduirait à prêter allégeance à un Chef spirituel (le Moufti), lequel serait lui-même soumis au chef temporel (l'empereur ottoman) d'un autre pays ; de sorte que le sujet mahométan serait en fait le sujet du prince d'un pays étranger... ce qui est évidemment inacceptable. Pour Locke, cela suffit à supprimer la question de la tolérance à l'égard des musulmans (qui ne se pose même pas), mais aussi à l'égard de tous les catholiques : dans leur cas, la situation est encore pire, car le chef religieux auxquels ils doivent obéissance est le chef politique d'un Etat étranger : le Pape. Or il est évidemment exclu qu'un gouvernant accepte que l'un de ses sujets adopte une religion qui en fait le sujet d'un Souverain étranger.
Si, donc, dans l'un des textes fondateurs de la tolérance en Europe, le rejet de la tolérance à l'égard des musulmans et des catholiques se fait au nom de la non-séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, on comprend que, a contrario, le constat de cette séparation en Turquie ait pu nourrir les réflexions des Européens sur la tolérance, dès le XVI° siècle. A cet égard, nul doute que certains penseurs de la Renaissance soient nettement en avance sur la "Lettre sur la Tolérance" de Locke...
Récemment, les adeptes de Locke ont découvert avec enthousiasme un document qui semblerait indiquer que, finalement, Locke aurait envisagé la tolérance envers les catholiques...
Ce qui est intéressant, c'est que ce changement dans la vision religieuse du monde en Europe s'enracine dans le contact avec ce "nouveau monde" que constitue la région du globe qui va de la péninsule arabique à l'Asie. Ici, c'est bien cette valeur non européenne qu'est la tolérance qui va se frayer un chemin dans la culture occidentale ; valeur dont la reconnaissance prend appui sur deux constats qui, eux aussi, sont étroitement liés à la révolution géographique :
1. Là où elle est pratiquée, la tolérance religieuse tend à pacifier les rapports entre communautés
2. La tolérance semble davantage correspondre aux principes chrétiens que l'extermination des hérétiques (par le bûcher ou les massacres) et des infidèles (par les guerres "saintes")
Ce seront encore les deux points d'appui de Locke pour justifier la tolérance religieuse. Et elles s'enracinent directement dans les récits de voyageurs du XVI° siècle.
Ainsi, en ce qui concerne la pacification des rapports inter-communautaires, le cas de l'Egypte est intéressant :
Et bien que les quatre religions se contrarient totalement, les sectateurs ne se portent aucune rancune ou haine pour cela, même le bas peuple. (Léon, 1556)
Et encore qu'il y ait une grande diversité de religions au Caire, néanmoins le peuple y vit paisiblement l'un avec l'autre, sans se harceler pour le fait de la religion. (Dupinet, 1564)
La tolérance serait donc politiquement légitime, dans la mesure où elle serait la mieux à même d'atteindre ce qui doit constituer le premier but d'un gouvernement : garantir la paix civile ; ce sera l'argument le plus puissant de Locke, plus d'un siècle plus tard.
Tableau de Jean-Baptiste Huysmans représentant le chef algérien l'émir Abd-el-Kader, protégeant les chrétiens à Damas en 1860, lors des massacres commis par les Druzes.
4. La tolérance en Turquie : un exemple moral ?
Mais de plus, on voit peu à peu la tolérance du grand Turc, du Roi de Tunis ou du Grand Seigneur des Arméniens se teinter d'une couleur morale : la tolérance à l'égard des fidèles d'une autre religion, même s'il ne s'agit pas de la religion chrétienne, n'est-elle pas en son fond plus chrétienne que l'extermination ? La tolérance ne touche-t-elle pas en fait l'une de ces valeurs universelles qui dépassent les différences culturelles, qui constituent le fond commun de toutes les religions, et qui sont des exigences propres à ce qui fait l'humanité de l'homme ? A bien y regarder, la tolérance ne serait-elle pas une attitude plus humaine que la répression ?
On associe souvent les bûchers au Moyen-Âge... mais c'est une erreur. C'est surtout à la Renaissance, ce siècle "éclairé", que des dizaines de milliers de bûchers ont été allumés dans toute l’Europe pour brûler des femmes, des hommes et des enfants accusés de sorcellerie.
Il est intéressant de voir comment cette idée émerge et chemine dans les écrits européens du XVI° siècle. La légitimité chrétienne de la tolérance peut ainsi être évoquée par des auteurs protestants, pour condamner l'oppression qu'ils subissent de la part des dirigeants politiques. C'est très clairement le cas chez un auteur protestant comme Urbain Chauveton :
Surtout quand il est question de religion, où, plutôt que d'en venir à ces exécutions sanguinaires, qui sentent leur Goth et leur Vandal à pleine gorge (...) il vaudroit mieux suivre le conseil du Docteur Gamaliel, et suspendre son jugement pendant un temps ; ou l'exemple du bon Roi Louis XII. Bien qu'il fût assez importuné par les Evêques et les Cardinaux de son temps, quand il eut entendu comment ceux de Cabrières et de Mérindol se gouvernoient, et comment ils prioient Dieu, tant s'en fallut qu'il les condamnât comme hérétiques... mais il dit qu'il croyoit que ceux de Cabrières et Mérindol étoient des gens de bien. Toutefois, Louis XII n'étoit ni Luthérien, ni Huguenot.
Ainsi, la tolérance d'un empereur musulman nous amène a rappeler, par le truchement d'un rabbin juif, celle d'un roi catholique envers les protestants !
C'est ainsi que la tolérance de souverains musulmans peut apparaître supérieure, non plus d'un point de vue militaire ou civique, mais bien d'un point de vue moral, aux pratiques de monarques chrétiens. C'est bien le Sultan d'Egypte qui, dans un écrit de 1585, fait la leçon aux princes chrétiens :
Ces lettres du Sultan d'Egypte au Pape Jules (1505) contenoient que des Rois d'Espagne avoient fait de grands torts au Sultan. Car Fernand, Roi d'Aragon, s'étoit jeté en armes dans le Royaume de Grenade et d'Andalousie, où il avoit fait mourir cruellement une partie des Maures qui y habitoient... tyrannisant après d'une façon étrange ceux qui y étoient demeurés. Qui pis est, il les avoit forcés de faire profession de Christianisme. Qu'il n'étoit loisible, ni entre les Chrétiens, ni entre les Mahométans, de contraindre par violence quelqu'un à renoncer à la religion dans laquelle il auroit été instruit dès son enfance... De sa part, jusqu'alors le Sultan avoit donné bon ordre que les Chrétiens habitant ou trafiquant en Egypte et en Syrie, ou visitant le Sépulcre du Christ, ne fussent aucunement molestés. Mais si les rois d'Espagne continuoient à tourmenter ainsi les Mahométans, alors il seroit contraint de machiner la ruine des Chrétiens... que leurs temples, et le Saint-Sépulchre seroient démolis.
Les conversions forcées des musulmans d'Espagne sont décidées par une série d'édits interdisant l'islam en terres d'Espagne au début du XVIe siècle.
Ce qui émerge dans ce texte, ce n'est pas (évidemment !) l'aveu d'une supériorité de l'Islam sur le Christianisme ; c'est la reconnaissance du fait que la tolérance religieuse est une pratique plus proche d'un principe transreligieux, universel, un principe d'humanité que les chrétiens devraient entendre, comme l'entendent les musulmans. Le pas est expicitement franchi dans une Description de la prise de Constantinople, daté de 1601 ; après avoir inscrit, en marge "Les Sarrasins plus humains que les Latins", l'auteur note :
Les Mahométans ne firent pas ainsi quand ils prirent Jérusalem, mais ils traitèrent humainement les citoyens. Il ne se trouva point qu'ils aient forcé les femmes des Latins, ni rempli de morts le Sépulchre de Jésus-Christ... Car se contentant chacun d'eux de bien peu d'or, qu'ils prirent pour rançon, ils laissèrent le reste. Ainsi donc se sont comportés envers les Latins qui tenoient une autre religion, les ennemis du Christ, sans les poursuivre par glaive, feu, ni flamme... chose qui procédoit d'un coeur magnanime. Et néanmoins les Latins, qui se disent amateurs de Jésus-Christ, et sont de même religion que nous (Chrétiens de l'Eglise grecque), sans être provoqués par nous, se sont comportés envers nous ainsi que nous l'avons montré ci-dessus.
Si les moeurs musulmanes peuvent ainsi être supérieures à celles de chrétiens, ce n'est donc pas parce que la religion musulmane serait plus élevée que la religion chrétienne : c'est parce qu'elle s'approche davantage, dans le cas de la tolérance, d'un principe inscrit dans la nature même de l'homme. Les Musulmans sont plus humains que les Latins, car ils traitent les fidèles d'autres confessions plus humainement...
Conclusion
On voit ainsi comment la rencontre des autres peuples à la Renaissance conduit certains penseurs européens à discerner, au sein même de pratiques différentes, voire opposées aux pratiques européennes, l'application de principes universels qui, en tant que tels, devraient être imités par les Chrétiens. C'est bien dans le monde musulman que les penseurs européens ont découvert le principe de la tolérance religieuse. Là encore, un principe-clé de l'Humanisme est né d'un nouveau regard porté sur l'humanité de l'homme, du fait de la confrontation avec la diversité des cultures humaines.
Les penseurs de la Renaissance et de l'Âge classique avaient dû admettre que ce qu'ils considéraient comme l'un des fleurons de leur culture, l'imprimerie, était en fait un héritage issu des peuples asiatiques ; nous avons aujourd'hui à nous rappeler que la tolérance, que nous considérons parfois comme l'un des achèvements de la culture occidentale, fut d'abord découverte, avec stupéfaction, voire consternation, chez les peuples musulmans.
1492 : Torquemada, Inquisiteur chrétien, offre aux rois catholiques l'édit d'expulsion des Juifs d'Espagne contre leur signature
1609 : expulsion forcée de tous les morisques d'Espagne. Les "morisques" sont les musulmans d'Espagne convertis sous contrainte au catholicisme entre 1499 et 1526, et leurs descendants.
La tolérance est peut-être une valeur chrétienne ; mais elle n'a certainement pas son origine dans les pays chrétiens...