Le cas Montaigne
Nous avons vu dans les deux séquences précédentes comment la rencontre avec les habitants d'autres nations avaient orienté les penseurs européens vers deux perspectives différentes, et qui pouvaient sembler s'opposer : la tendance au scepticisme (il n'y a pas de vérité certaine, il n'y a que des croyances diverses admises ici ou là), et la tendance à l'universalisme (dans la grande diversité des croyances, on retrouve un petit nombre de principes fondamentaux qui, eux, ont une valeur universelle, et qui sont miés à la nature même de l'homme).
Malgré l'opposition entre ces deux perspectives, on peut construire des voies d'articulation. Certaines donnent la priorité au scepticisme (ce sera le cas chez Montaigne), d'autres pencheront vers un universalisme tempéré (ce sera le cas chez Charron). Nous allons essayer ici de caractériser, brièvement, la première.
A. Des cultures à la nature... et retour
Il y a bien une articulation entre scepticisme et universalisme chez Montaigne, qui, dans les Essais, articule
a) les propos les plus ouvertement sceptiques (faisant de toute prétendue "vérité universelle", une croyance admise par tel peuple, et refusée par tel autre, admise par tel individu, rejeté par tel autre, sans qu'on puisse jamais démontrer qui a raison)
b) des considérations portant sur la nature humaine, et nous invitant à "suivre la nature", comme s'il s'agissait d'une règle universellement valide.
Pour surmonter cette contradiction apparente, il faut avant tout se rappeler que Montaigne ne cherche pas à construire un système philosophique, permettant de savoir "ce qu'il en est", mais bien à trouver une bonne façon de conduire sa vie.
Face à une opinion qui se veut universellement vraie, certaine, universellement valide, Montaigne en appelle à la diversité des croyances, des traditions, des coutumes, et même des opinions individuelles, pour montrer que nos prétendues "certitudes" ne sont que des croyances admises ici, et refusées ailleurs, sans qu'aucune ne puisse être réellement prouvée. Nous retrouvons donc ici le scepticisme.
Je ne sais qu'en dire, mais il se sent par expérience que tant d'interprétations dissipent la vérité et la rompent. (...) Jamais deux hommes ne jugèrent pareilmement de même chose, et il est impossible de voir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en un même homme à diverses heures. (Essais, III, 13)
Mais face à cette diversité, Montaigne en appelle à une voie raisonnable, qui consiste à "suivre la nature"... ce qui semble donc nous renvoyer à une "règle universelle", nous commandant de vivre conformément à la nature des choses, et à la nature humaine. Ce qui déinit l'universalisme.
Nature est un doux guide (...) ; non pas plus doux que prudent et juste. (Essais, III, 13)
Mais le problème, c'est que dès que l'on tente de "faire parler la nature", pour savoir précisément ce qu'elle nous commande de faire ou de croire... on retrouve l'incertitude : il n'y a à ce sujet que des croyances, qui varient d'un endroit à un autre, d'un individu à un autre (et Montaigne ne prétend jamais nous livrer autre chose que ses opinions, qui ne forment pas une théorie, etc.) Et nous voici de nouveau renvoyés au scepticisme...
Il est croyable qu'il y a des lois naturelles, comme il se voir dans les autres créatures, mais cette belle raison humaine s'ingérant partout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses, selon sa vanité et inconstance..." (Essais, II, 12, "Apologie de Raymond Sebond)
Formule que reprendra d'ailleurs Blaise Pascal :
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.
Le foisonnement des moeurs et des coutumes les disqualifie et nous pousse à surmonter cette diversité culturelle en recherchant des lois communes, universelles parce que naturelles... mais celles-ci semblent rester introuvables. Là encore, Pascal semble énoncer clairement ce paradoxe de Montaigne :
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.
La diversité des moeurs nous pousse au scepticisme, qui nous oriente vers un universalisme des lois naturelles, qui à son tour nous renvoie au scepticisme, etc.
B. Du scepticisme à la sagesse : la croyance lucide
Sommes-nous dès lors renvoyés à une alternance inquiétante ? Chez Montaigne, l'articulation entre scepticisme et universalisme semble surtout aboutir à une sorte de lucidité tranquille ; on peut la décliner selon deux ordres : celui de la croyance, et celui des lois.
En ce qui concerne le rapport que nous devons avoir à l'égard des croyances :
(1) prenons acte du fait que la "nature humaine" conduit les hommes (tous les hommes... donc nous aussi) à admettre les croyances les plus diverses, sans qu'aucune ne puisse être considérée comme certaine.
(2) n'essayons pas de substituer à ces croyances incertaines une "vérité certaine, universellement valide" : nous n'y avons pas accès.
(3) n'essayons pas non plus de "ne rien croire" : ce serait aller à l'encontre même de notre nature, qui a besoin de se donner une certaine image du monde pour l'habiter. C'est la nature même qui nous pousse à former les illusions dont nous avons besoin pour vivre.
Donc : croyons, mais n'oublions jamais que nos croyances ne sont, précisément, que des croyances, qui ne peuvent prétendre à la certitude. Et le meilleur moyen de ne pas l'oublier est de perpétuellement "balancer" nos croyances par les croyances opposées : ce qui permet de manifester que, si nous pouvons avoir des raisons d'admettre ceci ou cela, il existe aussi des raisons pour admettre autre chose.
"Suspendre son jugement", ce n'est pas arrêter de croire : c'est arrêter de croire que nos croyances... sont autre chose que des croyances. La sagesse consiste bien ici à "vivre selon la nature" : car notre nature est bien de croire, mais aussi de ne jamais atteindre la certitude.
Nous retrouvons une démarche analogue en ce qui concerne l'attitude que nous devons avoir face aux lois de notre pays :
(1) prenons acte que les lois de notre pays ne sont pas celles d'un autre, et que ce qui est considéré ici comme "juste" est injuste ailleurs, sans qu'aucune conception de la justice ne puisse être démontrée avec certitude.
(2) n'essayons pas de substituer à ces lois incertaines un "droit naturel", prescrit par la raison, fondé dans la nature humaine, qui serait donc universellement valide, et que l'on pourrait imposer à tous les hommes : ce serait faire preuve d'un orgueil démesuré. N'opposons pas aux coutumes de notre pays les "vraies" lois de la nature : nous ne les connaissons pas.
(3) n'essayons pas de "vivre sans lois", c'est impossible : notre nature nous pousse à vivre en société, et quiconque veut vivre en société doit accepter de prendre en compte les us et coutumes de la nation dans laquelle il vit.
Donc : suivons les moeurs et coutumes du pays où nous sommes nés, mais sans oublier que ces moeurs et coutumes ne sont que des conventions humaines, et que ce qui nous paraît juste ne le semble pas à tous les hommes. Suivons la coutume, mais sans nous y soumettre comme à une vérité absolue.
En résumé : Croyons, puisque c'est dans notre nature ; suivons les lois, puisqu'elles sont celles de notre pays. Mais n'oublions pas qu'il ne s'agit ici que de croyances, et que ces lois n'ont pas l'universalité qu'elles croient avoir.
Ainsi nous vivrons en paix avec les autres hommes (dont nous respectons les règles), avec nous-mêmes (nous n'essayons pas d'aller contre notre nature, qui est de croire et de vivre en société, mais nous reconnaissons les limites que notre nature fixe à notre savoir) : ce qui bien est la voie de la sagesse.
Une vanité chatoyante... (de Jan van Kessel, peintre hollandais du 17e siècle)
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