Politique de Dieu, politiques de l'homme

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Jacques Ellul, Politique de Dieu, politiques de l'homme (1966)

Ce texte a également été repris dans l'anthologie éditée par la table ronde, Le défi et le nouveau, Oeuvres théologiques 1948-1991 ; c'est à cette édition que renvoient les numéros de page indiqués.

Ce livre repose principalement sur une lecture semi-exégétique de passages extraits du Livre des Rois. Ellul s'appuie sur ces interprétations pour proposer une lecture "en situation" de l'articulation entre la réalisation de la Volonté de Dieu dans l'Histoire et la liberté humaine. Pour Ellul, loin de détruire la liberté des hommes, la volonté de Dieu ne s'accomplit qu'à travers les actes humains dans la mesure même où ceux-ci sont libres. Cela ne signifie évidemment pas un assujettissement de la volonté de Dieu aux décisions humaines, mais s'oppose à la fois au "fatalisme" du sophisme paresseux (pour reprendre la formule de Leibniz), et à la revendication par l'homme du pouvoir d'assujettir l'histoire à ses propres décrets.

Le texte s'achève sur l'un des plus beaux textes d'Ellul, qui constitue un sésame pour tous ceux qui cherchent à articuler les différentes dimensions de la pensée d'Ellul : Méditation sur l'inutilité.

Nous proposons ici une sélection d'extraits (tous les titres sont ajoutés).

1. Politique de Dieu (Ellul), IntroIntroduction (100.28 Ko)

Ellul repart du problème classique de la liberté (si l'homme est libre, alors Dieu est impuissant) pour indiquer que ce problème, insoluble théoriquement, reçoit sa réponse biblique à travers des récits qu'il est impossible de transposer en formules spéculatives. Ces récits montrent en effet comment Dieu respecte l'indépendance de l'homme, sans lui imposer une volonté qu'il met cependant en oeuvre en s'adaptant perpétuellement aux décisions humaines. Dieu a respecté la volonté d'Israël de devenir une royauté, tirant parti de cette décision pour accomplir son dessein. Cela n'implique évidemment pas que l'homme se trouve justifié dans ses décisions par le fait de contribuer à la réalisation du plan divin, comme l'illustre le cas de l'Assyrien ; seul s'inscrit consciemment et volontairement dans le dessein de Dieu celui qui, le connaissant, n'agit précisément pas : le prophète. C'est bien en agissant au sein de l'Histoire que Dieu manifeste et réalise sa volonté : mais cette intervention s'effectue par et à travers les décisions humaines, dont elle se sert sans jamais les déterminer. Et son action ne peut être alors retranscrite en paroles humaines que par le prophète, dans des discours dont l'interprétation peut toujours être débattue par les hommes.

2 politique de dieu politiques de l homme chap 1Chapitre 1 : Naaman (110.07 Ko)

Il s'agit d'une lecture de l'épisode de Naaman dans le Livre des Rois (II Rois v, 1-19)Livre des Rois (II Rois v, 1-19). Ellul commence par mettre en relief la dimension apparemment paradoxale du miracle qui y est relaté : ce miracle ne peut pas être interprété comme une seimple manifestation de la bonté de Dieu, et son bénéficiaire est assez inattendu : homme de guerre, homme politique, homme puissant au service du royaume ennemi d'Israël ; et ce caractère déconcertant de "l'objet" du miracle n'est pas isolé dans le corpus biblique (qui est bien en général déconcertant). Ellul oppose ensuite les lectures politiques (par les deux rois) et humaine (par Naaman) de l'épisode, à l'interprétation adéquate, qui oppose la rationalité politique (humaine) à l'intention divine ; à la lumière de cette intention c'est la rationalité humaine elle-même qui devient absurde. Ellul indiste alors sur le caractère expressément "déclassé" des personnages dont Dieu se sert afin de réaliser son dessein, insistant sur le fait que chacun des protagonistes de l'histoire agit bien selon sa volonté propre, sans jamais être soumis à une volonté qui s'imposerait à lui de l'extérieur, et dont il serait pleinement conscient. Seul le prophète connaît le dessein divin, et il la manifeste dans la mesure même où il ne participe pas à l'action.

La question est alors de savoir ce qu'était le but visé par Dieu lors de cet épisode ; mais ce but lui-même reste incompréhensible si on cherche à le ressaisir en termes d'utilité, d'efficacité. C'est notamment le cas en ce qui concerne la conversion de Naaman, qui reste apparemment sans "effets" ; mais cette absence d'effets permet à Ellul de mettre en lumière ce qui a changé dans la vie de Naaman, qui nous éclaire à la fois sur les dangers de la "réserve intérieure" et sur la distinction que l'on doit opérer entre foi et culture. Il n'y a pas de "dissociation" chez Naaman entre pratique extérieure et piété intérieure ; mais il subsiste bien une contradiction interne qui n'aboutit pas à une "synthèse" d'ordre supérieur dans la personnalité de Naaman, laquelle reçoit cependant de Dieu la garantie de son unité. La reconnaissance de la contradiction dans laquelle se trouve tout croyant devient ainsi l'expression de la foi véritable.

Chapitre 2 : Joram

Ellul commence par indiquer le dilemme face auquel se trouve Joram, en tant que roi d'Israël ; il ne peut répondre à l'appel de la femme qui lui demande de la sauver, car Dieu seul peut décider de la vie et du Salut ; mais en meme il doit répondre, et en refusant de s'engager il perd sa royauté ; son dilemme est celui de tout chrétien, car tous sont aujourd'hui investis d'une liberté, d'un devoir de répondre à un appel dont ils ne peuvent se dédouaner par une parade théologique (Dieu seul...). Ellul souligne à quel point ce désengagement est illusoire : car le roi est engagé dans l'aventure horrible, il doit rendre la justice. Mais là aussi il renonce, renvoyant encore à Dieu un jugement qu'il se refuse à prononcer, alors qu' il devrait agir ; mais ceci exigerait la "sagesse" de Salomon, la science du gouvernement conforme à la Volonté de Dieu -- dont il ne dispose pas. Ce que va soudain exiger Joram, c'est la mort d'Elisée ; mais à travers Elisée, c'est Dieu même que Joram veut atteindre ; car c'est Lui qui a abandonné son peuple, c'est lui qui a accepté jusqu'à l'horreur la défaite d'Israël. Derrière l'opposition entre Joram et Elisée, c'est la dualité du roi et du prohète qui transparaît ; Ellul souligne qu'il ne s'agit pas ici de choisir l'un plutôt que l'autre, puisque chacun occupe légitimement (et nécessairement) la place qui lui revient ; l'erreur de Joram est justement d'en appeler "au dieu d'hier contre le dieu d'aujourd'hui", d'en appeler à Dieu pour mettre fin au scandale qu'Elisée représente pour lui. L'autre erreur de Joram est également de ramener l'événement (la fuite des Syriens) à une interprétation humaine (c'est une feinte) ; en tant que roi, il ne s'agit pas d'une erreur, car tout roi doit être prudent et écouter la voix de la raison ; mais de la part du roi d'Israël, cette interprétation traduit le fait que la Parole n'est plus entendue, alors qu'elle devrait l'être. Mais comment pourrait-elle l'être ?

A la prudence du roi s'oppose la Parole du prophète, qui ne fait que transmettre la Parole de Dieu qu'il commande d'écouter. La parole du prophète est incompréhensible si on cherche la ramener à des critères humains ; elle nous ramène à cette décision de la foi qui n'est jamais un point de départ, mais un perpétuel recommencement, une exigence que je dois entendre ici et maintenant, et face à laquelle je dois décider, pour ici et pour maintenant. La Parole du prophète ne cherche aucune justification : face à l'officier du roi, Elisée n'argumente pas, il indique seulement en quoi celui qui a refusé l'acte de foi se trouve exclu du festin. Ellul souligne alors (et c'est l'un des nombreux passages de son oeuvre où il plaide manifestement en faveur de l'apocatastase) que ce rejet par Dieu ne doit pas être compris comme une damnation ; ce rejet, c'est une mise à l'écart du dessein de Dieu, qui prive la vie de Joram de toute signification religieuse. Il peut y avoir condamnation temporelle de celui qui refuse de répondre à l'appel de Dieu, mais le sacrifice du Christ, qui est venu pour tous les hommes, est justement ce qui empêche de conclure de la faute humaine à la damnation.