La vérité dans les sciences

Dans cette page, nous cherchons à savoir si l'on peut "exporter" le modèle de la démonstration, tel qu'on l'applique en mathématiques, dans des domaines tels que les sciences de la nature (physique, chimie, biologie, etc.) Nous allons donc opposer l'approche "rationaliste" (de Descartes) à l'approche "empiriste" (de Locke), telle qu'elle se construit au XVII° siècle, avant de déterminer en quoi leur opposition peut être surmontée dans le "rationalisme expérimental".

La connaissance rationnelle du monde (sensible) peut en effet être envisagée de deux manières : l’une cherche à montrer que notre connaissance du monde repose essentiellement sur la raison, l’autre cherche à montrer que cette connaissance repose essentiellement sur la perception.

     1. Le rationalisme : pour une connaissance démonstrative du monde sensible

Pour les tenants du « rationalisme », les principes de la science doivent être atteints à l’aide d’un pur raisonnement ; la raison n’a pas besoin de prendre appui sur l’observation du réel pour établir les lois de la physique : elle peut les déduire de principes fondamentaux qui, eux-mêmes, ne découlent pas de l’expérience. Un scientifique doit donc suivre une démarche identique à celle du mathématicien. A titre d’exemple d’approche rationaliste, nous avons suggéré le principe suivant : il est évident (cela se passe de démonstration) qu'un corps immobile ne saurait provoquer de mouvement chez un corps contigu. C'est une idée "claire et distincte", dont on peut partir pour en déduire un certain nombre de conséquences théoriques. Ce n’est donc pas par des expériences que Descartes élabore sa théorie physique : il cherche à déduire les lois de la mécanique d’un certain nombre de principes fondamentaux qui, comme les axiomes des mathématiques, ne sont pas tirés de l’observation, mais nous sont attestés par la lumière de l'évidence.

Et, peut-on ajouter, si les observations contredisent les observations… cela ne réfute pas la théorie ! C’est ce qu’illustre cette (merveilleuse) citation de Descartes tirée des Principes de la philosophie, que je suis désoé de ne pas avoir retrouvée avant hier soir : « Les démonstrations de tout ceci sont si évidentes que, encore que l'expérience nous semblerait faire voir le contraire, nous serions néanmoins obligés d'ajouter plus de foi à notre raison qu'à nos sens ». Dans cette optique, la « vraie » physique n’est pas celle qui coïncide avec les résultats expérimentaux ; et de fait, la mécanique de Descartes ne coïncide pas avec ce que l’on observe. Pour reprendre l'exemple de notre précédent énoncé "évident", en jouant avec un boulier de Newton (et non un "pendule" de Newton, comme je crois vous l'avoir dit par erreur), on s'aperçoit qu'une boule totalement immobile peut transmettre un mouvement à la boule contigue. 

Pour ceux qui en voudraient un aperçu, vous pouvez cliquer ici

Donc : pour Descartes, la vraie physique, la physique vraie, c’est celle dont les lois sont tirées par déduction logique d’un ensemble d’axiomes de départ qui sont évidents, même quand ces principes ou ces lois contredisent les observations. La science apparaît alors comme une démarche strictement rationnelle, sans que le raison ait besoin de prendre appui sur l’expérience.

Bien évidemment, cette démarche pose un certain nombres de problèmes, dont les principaux sont que :

     a. si une théorie scientifique ne correspond pas aux observations, elle ne permet plus d'expliquer ce que l'on observe (elle peut expliquer ce qui devrait se passer..  mais ne se passe pas)

     b. si une théorie scientifique ne correspond pas aux observations, elle ne permet plus de prévoir ce qu'il va se passer (idem)

     c. si une théorie scientifique ne correspond pas aux observations, elle ne permet plus de construire des techniques efficaces pour agir sur le monde réel (elles seraient efficaces si le monde se comportait comme il devrait se comporter en théorie)

Nous avons donc une conception de la science selon laquelle une théorie scientifique vraie... peut n'avoir aucune valeur explicative, prédictive ou technique ! Autant dire que, selon nos critères actuels, elle n'a rigoureusement rien de "scientifique".

     2. L'empirisme : la connaissance réduite à l'expérience

A l’inverse, pour les tenants de « l’empirisme », la science ne consiste qu’à regrouper et résumer des régularités que l’on a observées. Tout ce qui n'a pas été perçu par les sens, tout ce que l'on n'a pas « constaté », observé, ne peut être considéré comme certain. Le travail scientifique consiste à recenser les résultats d’observation, à les classer, à les regrouper, l’idée étant que tout ce qui n’a pas été directement observé reste radicalement incertain. On voit ici que l’expérience joue le rôle clé, le raisonnement n’ayant qu’un rôle subalterne de regroupement et de classification des observations.

Là encore, on aboutit rapidement à des problèmes majeurs, car (comme nous l'avons montré dans le cours sur la perception) :

      a. l'expérience peut nous dire "ce qu'il se passe", mais elle ne peut pas nous dire pourquoi elles se passent ainsi. Les faits me montrent que, jusqu'à présent, les corps solides que j'ai lâchés sur terre sont tombés vers le bas. Mais pourquoi ? est-ce parce qu'ils sont soumis à la force de la gravité (Newton) ? est-ce parce qu'ils tendent naturellement à rejoindre leur lieu naturel, qui est le centre de la terre (Aristote) ? Aucune observation des faits ne oeut me répondre de répondre à cette question.

      b. l'expérience peut nous dire ce qu'il s'est passé jusqu'à présent, mais elle ne peut jamais me dire ce qu'il se passera. Les faits montrent que, jusqu'à présent, quand j'ai lâché un corps solide, il est tombé vers le bas. Peut-elle me dire que ce sera toujours le cas ? Evidemment non. Il suffira que je monte dans un vaisseau spatial (ce qui, il est vrai, n'arrive pas souvent à la plupart d'entre nous) en partance pour la Lune pour m'apercevoir qu'en réalité, un moment vient où l'objet cesse de tomber pour se mettre à "flotter"... et que, si je ne rectifie pas ma trajectoire, il se mettra même à tomber "vers le haut" (lorsque la force d'attraction sera devenur celle de la Lune, et non plus de la terre).

Une science rigoureusement empiriste est donc une science qui, à son tour, perd sa valeur explicative, mais aussi sa valeur prédictive... ce qui, là encore, remet fortement en cause sa valeur scientifique !

Il semble donc que, en cherchant à réduire le savoir scientifique au raisonnement OU à l'expérience, on perde ce qui donne à la science son sens et sa valeur. Ne faudrait-il pas alors plutôt chercher à articuler raison et sens, théorie et expérience, démonstration et observation ?

     3. Raison et perception dans le "rationalisme expérimental" de Claude Bernard

La méthode des sciences telles que la physique, la chimie ou la biologie (les sciences « de la nature ») a été théorisée au XIX° siècle par Claude Bernard : il s’agit de la méthode « expérimentale ».

Pour Claude Bernard, ni le raisonnement, ni l'observation ne suffisent à connaître le réel : c'est sur leur articulation dans la démarche expérimentale que repose la connaissance scientifique de la nature.

Dans la démarche expérimentale, le scientifique commence par observer les phénomènes ; au sein de ces observations, il cherche à repérer des régularités, que ces régularités soient des ressemblances (l’événement A a toujours été suivi de l’événement B), ou des analogies (on passe de l’événement A à l’événement B en suivant une règle identique que celle qui permet de passer de B à C) ; il émet alors une hypothèse, fondée sur la généralisation des régularités (« A est toujours suivi de B »). Ces trois premières étapes définissent la méthode inductive, l’induction étant définie par le fait d’anticiper les événements futurs en supposant que ces événements obéiront aux mêmes règles que celles que l’on peut discerner par le passé (je vois A : j’anticipe B). Le scientifique prolonge cette démarche inductive (commune à tous les animaux, comme l’indique le cas de la vache qui anticipe qu’un contact avec la clôture électrifiée sera suivie d’une sensation désagréable, et donc ne s’en approche pas) en imaginant une expérience qui lui permettrait de tester la validité de son hypothèse ; il réalise ensuite cette expérience, et compare les résultats obtenus aux prévisions élaborées à partir de son hypothèse. Si les résultats sont conformes aux prévisions, l’hypothèse est confirmée, et devient une « théorie » ; si en revanche les résultats contredisent les prévisions, l’hypothèse est falsifiée : elle doit être abandonnée. C’est la totalité de cette démarche qui constitue la méthode des sciences en tant que démarche expérimentale.

L’idée à retenir est que l’observation de la réalité (l’expérience) est à la fois le point de départ et le point d’arrivée de la démarche : le scientifique ne peut donc jamais être un « théoricien » méditant de façon abstraite : il doit toujours être également un praticien, un expérimentateur concret. Une théorie scientifique qui ne prend pas appui sur des observations, et qui ne soumet pas ses hypothèses à l'épreuve des observations – est une rêverie de philosophe, pas une théorie scientifique. A l’inverse, l’observation n’est rien sans le raisonnement, qui permet d’élaborer des hypothèses et d’inventer des expériences-test : le scientifique ne peut donc jamais se contenter d’être un observateur passif, un enregistreur de résultats : il doit analyser, proposer, inventer : raisonner. Plus encore, l’observation elle-même doit toujours être guidée par le raisonnement ; pour Claude Bernard, « celui qui ne sait pas ce qu’il cherche ne comprend pas ce qu’il trouve ». Un scientifique qui ne lit pas ses observations à la lumière d’hypothèses ne saura pas interpréter ses observations. Un théoricien qui néglige l’observation des faits, un observateur qui s’abstient de raisonner sont donc deux aveugles : l’un raisonne dans le vide, l’autre observe sans rien voir. Avec Claude Bernard on peut donc dire que la démarche scientifique repose sur la synthèse de la raison et de la perception, du raisonnement et de l’observation, de la théorie et de l’expérience.

Claude Bernard s’oppose donc aussi bien à « l’empirisme » qu’au « rationalisme. Pour Claude Bernard, les deux approches sont erronées ; le rationalisme n’aboutit qu’à la construction de « systèmes » théoriques qui, ne subissant pas l’épreuve de l’expérience, n’étant pas confrontés à l’observation du réel, n’ont aucune valeur scientifique. C’est bien sur l’expérience que le scientifique doit prendre appui pour formuler ses hypothèses théoriques, et c’est encore l’expérience qui doit lui permettre de tester la validité de ces hypothèses. Le théoricien pur est un « bâtisseur de systèmes », une sorte de rêveur logique qui construit des théories « possibles », mais qui ne nous enseigne rien sur le réel.

A l’inverse, l’empiriste est, pour Claude Bernard, une sorte de compilateur aveugle : dans la mesure où il ne prend pas appui sur des hypothèses théoriques pour lire ses observations, pour interpréter ses résultats, il est incapable de voir ce que ses observations lui livrent d’intéressant. Et dans la mesure où il ne fait qu’enregistrer des faits, il est incapable de construire, d’inventer, d’imaginer des hypothèses générales qu’il pourrait ensuite tester en laboratoire. Si le rationaliste est un bâtisseur de systèmes, l’empiriste est un compilateur de faits : ni l’un ni l’autre ne sont, pour Claude Bernard, des scientifiques. Le scientifique véritable est celui qui articule rationalisme et empirisme dans une démarche globale, qui élabore ses hypothèses théoriques à partir de l’expérience et qui lit ses expériences à la lumière de ses hypothèses théoriques, qui invente des expériences à partir de ses hypothèses et qui teste ses hypothèses par ces expériences. C’est cette démarche rationalo-empirique, ou empirico-rationaliste, que Claude Bernard intitule : le « rationalisme expérimental ».

     4. Vérité et falsifiabilité

Se mpose alors la question-clé : peut-on admettre qu’une hypothèse dont les prévisions ont été validées par les tests expérimentaux (une théorie) peut être considérée comme définitivement vérifiée, à l’image des énoncés mathématiques ?

Non : le théoricien des sciences Karl Popper a en effet mis en lumière le fait que, dans la mesure où il est impossible de réaliser toutes les expériences possibles, on doit toujours garder à l’esprit qu’un jour, une expérience inédite peut venir contredire l’hypothèse. Une expérience peut bien montrer qu’une hypothèse est fausse, si ses résultats contredisent les prévisions de l’hypothèse ; mais elle ne peut jamais montrer que l’hypothèse est vraie, car il subsiste un nombre infini d’expériences qui n’ont pas encore été réalisées et dont les résultats pourraient, peut-être, contredire les prévisions. Selon Popper, on peut donc dire qu’une théorie scientifique est falsifiable (une expérience peut démontrer qu’elle est fausse), mais non vérifiable (aucune expérience ne peut démontrer qu’elle est définitivement vraie).

Dans les sciences expérimentales, il n’y a donc pas de théories « vraies », mais des théories qu’aucune expérience n’est (encore) venue falsifier : des théories « provisoirement valides ».

On peut illustrer la thèse de Popper par l’histoire des sciences. Conformément à ce que dit Popper, l’histoire des sciences n’évolue pas comme l’histoire des mathématiques. L’histoire des mathématiques procède par extension, par enrichissement perpétuel. Les théorèmes démontrés ne sont jamais réfutés (ou alors c’est que leur démonstration était fausse, ce qui est assez rare), et les nouveaux théorèmes viennent s’y ajouter. Notre savoir mathématique actuel, c’est le savoir mathématique de l’Antiquité, + le savoir mathématique du Moyen-Âge, + le savoir mathématique moderne, etc. L’histoire des mathématiques procède donc par accumulation.

Dans le domaine de l’histoire des sciences de la nature, ce n’est plus le cas. Conformément à ce que nous indiquait Popper, le principal moteur de l’histoire des sciences, ce n’est pas la démonstration de nouvelles théories, c’est la réfutation des hypothèses que l’on avait jusque là considérées comme valides. Ce qui fait progresser l’histoire des sciences, c’est qu’une nouvelle observation vient contredire une ancienne théorie, dont il va falloir proposer une rectification, qui elle-même sera un jour falsifiée, etc.