Ernst Mayr et le réductionnisme
Concernant la « trilogie » d'Ernst Mayr, le fait que tu ne la comprennes pas n'est peut-être pas très inquiétant ; l'un des interlocuteurs d'Ernst Mayr, auquel il essayait de l'expliquer, avouait lui-même ne pas y comprendre grand-chose. Et cet interlocuteur n'était sans doute pas un simple d'esprit, puisqu'il a obtenu le prix Nobel de physique en 1979 (il s'agit de Steven Weinberg ; le passage en question se trouve dans Le rêve d'une théorie ultime, p. 59). Cela dit, je crois effectivement que la version que donne Weinberg du déterminisme constitutif est mal formulée.... ce qui vient peut-être du fait que la "théorie ultime" dont il formule le rêve correspond sans doute assez bien (contrairement à ce qu'il dit) à ce que rejette Ernst Mayr !
La bonne tête d'Ernst Mayr...
En gros, être « réductionniste » pour Ernst Mayr (et pour tout le monde) c'est réduire une chose à une autre. On peut donc distinguer trois grandes formes de réductionnisme dans le domaine de la science, et plus particulièrement de la biologie.
Le premier concerne la matière étudiée par le biologiste. Il consiste à affirmer que les constituants matériels des organismes vivants se réduisent à ceux de la matière en général ; il n'y a pas, en quelque sorte, d'atomes de vie… Il y a la matière, et les êtres vivants sont faits de matière. C'est ce qu'Ernst Mayr appelle le réductionnisme « constitutif », et il l'admet. Comme le dit Bernard Felz, qui commente le propos d'Ersnt Mayr : « Son réductionnisme constitutif affirme que le matériel qui compose l'organisme est exactement le même que celui trouvé dans le monde inorganique. La différence entre matière organique et organisme vivant ne réside pas dans la substance dont ils sont composés, mais dans l'organisation des systèmes biologiques. » (in « Le réductionnisme en biologie, approches historique et épistémologique » ; l'article est disponible en ligne.)
Le second réductionnisme concerne la théorie scientifique ; il consiste dire qu'une théorie (ou un ensemble de théories) peut être réduite à une autre, dont elle ne serait en quelque sorte qu'une application à un domaine particulier. Ici, il ne s'agit plus d'affirmer que les cellules étudiées par le biologiste sont faites de la même matière que celle qu'étudient les physiciens ou les chimistes (déterminisme constitutif), mais bien d'affirmer que les théories biologiques ne sont que des applications locales, des sous-systèmes d'une théorie scientifique plus générale. En ce sens, la biologie ne serait plus une science autonome, mais bien une sous-catégorie de la science de la matière, et les théories biologiques ne seraient donc finalement (je simplifie un peu, mais c'est l'idée) que des théories physico-chimiques spécifiques.
Mayr refuse ce réductionnisme ; pour lui, les êtres vivants sont bien des êtres spécifiques, dotés d'un mode d'organisation spécifique, qui fait qu'ils exigent la formation de théories spécifiques, qui ne sont en rien réductibles à l'application d'une théorie plus générale. Les êtres vivants ne sont pas à la matière ce que les supraconducteurs sont à la théorie physique : un domaine particulier d'application de théories plus générales. Pour Mayr, il n'y a pas de « théorie générale » dont la physique, la chimie ou la biologie seraient des applications (et la biologie est encore moins une « application » de la chimie). Il y a des théories, correspondant à des objets spécifiques, même si ces derniers sont constitués des mêmes éléments fondamentaux.
Pour prendre un exemple qui te rappellera des souvenirs, on a une démarche assez proche chez Durkheim. Durkheim sait très bien qu'une société n'est pas faite d'une « matière sociale » spécifique ; une société se compose d'individus, et les individus sont faits de corps et d'esprit. Le sociologue qui étudie les faits sociaux n'est donc pas obligé d'admettre l'existence d'une « matière » qui lui serait propre. Mais cela n'implique absolument pas, pour Durkheim, qu'on puisse réduire la sociologie à une sous-catégorie de la physiologie (étude des corps individuels) ou de la psychologie (étude des esprits individuels), ou même d'un composé des deux. Un fait social repose pour Durkheim sur l'association des individus, et il est impossible de comprendre les faits sociaux qui en résultent, les institutions, à partir de considérations physiologiques ou psychologiques. Oui, la société est « constituée » d'individus, et les individus sont constitués de matière et d'esprit (je laisse de côté la question de la « réduction » de l'esprit à la matière), mais cela ne fait pas de la sociologie une « branche » de la biologie ou de la psychologie. La sociologie est une science autonome, en ce qu'elle a un objet dont les caractéristiques sont inexplicables par les théories d'un autre espace, et qui ne forme pas avec elles l'application d'une « théorie » globale. Pour Durkheim, la sociologie, la biologie et la psychologie ne sont pas des applications particulières d'une « théorie » globale.
En remplaçant dans ce paragraphe « sociologie » par « biologie », et « biologie et psychologie » par « physique et chimie », on a une traduction assez fiable de la pensée de Mayr.
Un souvenir de la salle S102... Durkheim !
Quant au troisième réductionnisme, le réductionnisme explicatif, je pense pour ma part qu'il est déjà plus ou moins compris dans les précédents. Si je comprends bien la pensée de Mayr, il consiste à dire que les propriétés d'un système sont réductibles aux propriétés des éléments qui le composent. Par exemple, les propriétés de la montre (la manière dont elle fonctionne, etc.) sont tout à fait explicables à partir des propriétés de ses constituants (roues dentées, ressorts, etc.) On peut donc « déduire » le comportement de la montre de l'analyse de chacun de ses constituants (sa matière, les lois qui la régissent, etc.). Étant donné chaque constituant, et ses propriétés, on peut savoir ce que va faire la montre. C'est le principe-clé de l'analyse dans le domaine des sciences : on décompose un système en constituants fondamentaux (analyse), et ensuite on le reconstitue (synthèse) en montrant comment, en ne mobilisant que les propriétés des éléments et les lois de la physique, on aboutit « logiquement » au système global.
Je crois que nous avions vu en cours un texte de René Thom qui rejetait catégoriquement la possibilité d'admettre cette démarche dans le domaine de la biologie : on peut peut-être analyser un être vivant (le décomposer en constituants fondamentaux… jusqu'aux particules élémentaires), mais on ne peut pas le « recomposer » à partir de là ! Les propriétés des atomes et des molécules ne suffisent pas à « expliquer » ce qu'il se passe dans un être vivant. Au cas où tu aurais perdu le texte (ou que ma mémoire serait défaillante), le voici :
« La réduction des faits vitaux à des phénomènes purement physico-chimiques n’a jamais été établie expérimentalement. Le biologiste, s’il veut progresser et comprendre les processus vitaux, ne peut attendre que le physico-chimiste lui offre une théorie complète de tous les phénomènes locaux rencontrés dans la matière vivante. Il s’efforcera seulement de construire un modèle localement compatible avec les propriétés connues du milieu, et de dégager le schéma logique du mécanisme qui assure la stabilité du système sans s’efforcer d’atteindre une description totale du mécanisme vital. Ce point méthodologique va à l’encontre de la philosophie dominant actuellement, qui fait de l’analyse d’un système en ses ultimes constituants la démarche première à accomplir pour en révéler la nature. Il faut rejeter comme illusoire cette conception primitive et quasi cannibalistique de la connaissance, qui veut que connaître une chose exige préalablement qu’on la réduise en pièces, comme l’enfant qui démolit une montre et en éparpille les rouages pour en comprendre le mécanisme." (René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, 1972)
Un "monstre" théorique : René Thom
Ceci confirme le propos de Mayr, en bouclant les deux premiers déterminismes. Certes, les êtres vivants sont faits des mêmes constituants élémentaires que ceux de tous les êtres matériels (atomes, etc.) : on peut bien admettre un réductionnisme constitutif. Mais il est absolument impossible de déduire de ces constituants les propriétés des êtres vivants. Le mode d'organisation d'un être vivant ne se résume pas aux processus (d'attraction-répulsion, etc.) des phénomènes physiques, chimiques, électro-magnétiques qui découlent des propriétés des particules ; les êtres vivants ont un mode d'organisation spécifique, qui ne peut pas être déduit des propriétés de leurs constituants.
Pour reprendre le parallèle que je t'avais proposé, pour Durkheim, une société est composée d'individus, c'est vrai. Mais ce n'est pas en scrutant les caractéristiques de l'individu que l'on comprendra le fonctionnement des sociétés. Ce ne sont pas les structures du corps et de la psychologie individuels qui expliquent les faits sociaux… ce serait même plutôt (pour Durkheim) l'inverse !
Voilà voilà….
Pour ma part, j'aurais envie de rattacher à cette question du réductionnisme en biologie une autre forme de "réductionnisme", que soulignait ce grand philosophe que j'ai déjà mobilisé dans ma précédente réponse, un autre Ernst : Ernst Bloch. Dans son Principe Espérance, Bloch met en lumière la manière dont risquent de se trouver "réduites" au domaine biologique des questions et des problèmes dont la biologie n'est qu'un aspect. Ainsi, on peut expliquer et comprendre les maladies et les épidémies à partir de considérations biologiques (bacilles, modes de transmission, etc.) Mais cet aspect ne doit pas occulter l'ensemble des autres aspects de la question, qui eux aussi doivent être pris en compte pour "expliquer" et "comprendre" des phénomènes comme les épidémies de choléra. Les facteurs d'apparition et de diffusion du choléra sont aussi liés aux conditions d'hygiène et de salubrité, à la surpopulation urbaine, au manque d'eau potable, à la promiscuité forcée, etc., bref : à la pauvreté. Et la pauvreté n'est pas un phénomène biologique. C'est un phénomène social, qui exige des analyses sociales et politiques ; les pathologies des corps sont souvent des émanations de ces "pathologies" du corps social que sont les inégalités, la misère, etc. Réduire le choléra à sa dimension biologique, c'est donc un réductionnisme idéologiquement très contestable....
Voici le texte de Bloch auquel je pense :
«C'est pourquoi le malthusianisme, diagnostic dévié vers des causes incomplètes et socialement isolées, sort du cadre de la théorie de la surpopulation. En effet, même dans les milieux qui ignorent ou tiennent à ignorer ce combat de spadassin, le recours purement médical remplace ou supplante le recours aux causes sociales de la misère. Ici le levier permettant d'accéder à un mieux est enfoui aussi bas, aussi profondément que possible sous l'humanité réelle et son milieu.
De là l'existence, même en dehors de la théorie malthusienne proprement dite, de ce regard borné et intéressé, ou tout au moins inconscient, qui, pourrait-on dire, à partir d'une goutte de sang envoyée au laboratoire, croit pouvoir détecter le mal humain tout entier; quant au véritable vecteur vivant du mal, on s'en détourne, ainsi surtout que des circonstances dans lesquelles il évolue.
De là aussi l'importance excessive accordée aux bacilles que l'on considère comme uniques responsables du fléau; ainsi donc le microbe a-t-il surtout servi à dissimuler les autres phénomènes annexes de la maladie, entre autres le milieu défavorable, permettant d'échapper au devoir d'y reconnaître une autre cause.» (Ernst Bloch, Le Principe Espérance)
Les causes du choléra ne sont pas seulement des bacilles...
Et pour terminer cette (un peu) longue réponse, je te renvoie à un autre texte (que, lui aussi, ce me semble, nous avions croisé en cours), et qui aborde les dangers du réductionnisme en biologie sous un autre angle. C'est François Jacob qui soulignait les tentatives d'instrumentalisation dont la biologie fait toujours l'objet, notamment par le biais d'approches réductionnistes. A un réductionnisme "génétique", qui veut expliquer et comprendre la totalité des comportements individuels par le seul effet de causes et de déterminations corporelles, s'oppose un déterminisme social, qui veut réduire l'étude des êtres vivants à des jeux de conditionnement par le milieu (technique, économique, politique), alors que la science véritable cherche à briser ces deux réductionnismes en montrant que l'être vivant, et notamment l'être humain, est toujours au croisement des deux mondes, impliquant l'interaction entre un corps matériel et un environnement social. Le premier réductionnisme est impliqué dans les diverses formes de fascisme, le second est l'un des aspects théoriques du stalinisme. Comme j'aime bien ce texte, je le copie-colle pour finir...
"Plus un domaine scientifique touche aux affaires humaines, plus les théories en jeu risquent de se trouver en conflit avec les traditions et les croyances, et plus les données qu’apporte la science vont être manipulées et utilisées à des fins idéologiques et politiques. C’est ce qui se passe notamment avec la biologie où l’on voit aujourd’hui se rallumer une vieille querelle sur la part respective de l’inné et de l’acquis dans certaines aptitudes des êtres humains.
Chez les organismes simples, le comportement est déterminé de manière très stricte par les gènes. Chez les organismes plus complexes, le programme génétique devient moins contraignant, plus « ouvert » selon l’expression d’Ernst Mayr, en ce sens qu’il ne prescrit pas dans le détail les différents aspects du comportement, mais laisse à l’organisme des possibilités de choix. Au lieu d’imposer des instructions rigides, il confère à l’organisme des potentialités et des capacités ? cette ouverture du programme génétique augmente au cours de l’évolution pour culminer avec l’humanité.
Les 46 chromosomes de l’être humain lui confèrent toute une série d’aptitudes, physiques ou mentales, qu’il peut exploiter et développer de manière très variées selon le milieu de la société dans laquelle il grandit et vit. C’est, par exemple, son équipement génétique qui donne à l’enfant la capacité de parler mais c’est son milieu qui lui apprend une langue plutôt qu’une autre. Comme n’importe quel caractère, le comportement d’un être humain est façonné par une incessante interaction des gènes et du milieu.
Cette interdépendance du biologique et du culturel est trop souvent sous-estimée, quand elle n’est pas purement et simplement niée, pour des raisons idéologiques et politiques. Au lieu de considérer ces deux facteurs comme complémentaires et indissolublement liés dans la formation de l’être humain, on cherche à les opposer. (…) [Pour certains], l’individu est entièrement façonné par sa classe sociale et son éducation ; pour eux, les aptitudes mentales de l’être humain n’ont simplement rien à voir avec la biologie et l’hérédité. Tout y est nécessairement affaire de culture, de société, d’apprentissage, de conditionnement, etc. Seules comptent les différences sociales et les différences d’éducation ! [Pour d’autres], il faut attribuer à l’hérédité de l’être humain la quasi-totalité de ses aptitudes mentales, et nier pratiquement toute influence du milieu. Ce dernier point de vue sous-tend des formes variées de racisme et de fascisme. Car si les performances d’un individu ne font que refléter ses potentialités génétiques, les inégalités sociales découlent directement des inégalités biologiques, et il est inutile de songer même à changer la hiérarchie sociale."
(François Jacob, Le jeu des possibles, 1981)
Ajouter un commentaire