Toutes les morales... (1)

Toutes les morales se valent-elles ?

Pour vous entraîner à construire des introductions longues (comme le seront celles que vous construirez dans les années à venir), je vous propose ci-dessous un corrigé qui développe chaque étape de la construction : approche, problématisation, plan. N'hésitez pas à confronter vos propres tentatives à ce qui est donné ci-dessous.

Introduction :

[Approche du sujet]

L'attentat qui a eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo en janvier 2015 a manifesté le fait que l'on pouvait, au nom de certaines valeurs d'ordre moral, faire usage de la violence sous sa forme la plus brutale. Quelle que soit la valeur et la légitimité des critiques que ces actes ont soulevées, ces critiques ne peuvent remettre en cause le fait que, pour ceux qui les ont commis, ces actes sont bien apparus légitimes, c'est-à-dire justifiés par un certain nombres de valeurs d'ordre moral. Les auteurs de l'attentat se sont bien référés à une morale pour justifier des actes que nous condamnons au nom de la nôtre. La question qui n'a été posée par aucun des deux « camps » est la suivante : qui a raison ? quelle est la « bonne » morale ? Et la raison pour laquelle elle n'a pas été posée, c'est que la réponse était considérée comme évidente par ces deux camps : pour les « attentistes » (comme on les appelait au XIX° siècle) comme pour ceux qui les ont condamnés, il est apparu évident qu'ils étaient du côté de la morale. Du point de vue de l'opinion publique, ces actes sont évidemment immoraux, scandaleux, choquants : leurs auteurs méritaient donc d'être arrêtés et mis hors d'état de nuire – par la mort, si nécessaire. Du point de vue des auteurs de l'attentat, ce sont les auteurs de caricatures qui s'étaient livrés à des actes immoraux, scandaleux, choquants, et qu'il convenait donc de mettre hors d'état de nuire – par la mort, s'il le fallait. Cet événement manifeste donc un conflit entre des morales radicalement opposées. Est-il alors possible de surmonter cette opposition ? Est-il possible de dire si l'une des deux morales en présence est meilleure que l'autre ?

[Problématisation]

     1. [Première réponse justifiée] La réponse semble évidente : une morale qui justifie l'assassinat et qui viole la liberté d'expression est nécessairement moins bonne qu'une morale qui respecte les droits de l'homme. Car les droits de l'homme, dont le premier est la liberté, sont les valeurs fondamentales à l'aune desquelles toute morale doit être évaluée. On pourrait donc penser que les morales ont plus ou moins de valeur en fonction de leur conformité aux droits de l'homme.

     2. [Seconde réponse justifiée] Pourtant,re les différentes morales conduit une analyse de cette réponse fait apparaître une circularité ; si on juge que le critère qui nous permet de hiérarchiser les différentes morales est leur plus ou moins grande proximité à l'égard des droits de l'homme, c'est que nous avons déjà fait le choix d'une morale : la morale « humanitaire » selon laquelle toute atteinte aux droits de l'homme est nécessairement immorale. Or c'est précisément cette morale « humanitaire » que rejetaient les auteurs de l'attentat, en affirmant (probablement) que, au-dessus des droits de l'homme, il y avait les droits de Dieu et des prophètes : le droit de l'individu à la liberté ne peut donc pas justifier l'offense faite à Dieu ou à ses prophètes. Notre réponse semble donc mal fondée, car elle repose sur un « conflit d'intérêt » moral : on prétend arbitrer entre plusieurs morales… tout en se faisant le porte-parole de l'une d'entre elles !

     3. [Problématique] Est-il alors possible de hiérarchiser les différentes morales sans prendre parti pour l'une d'entre elles ? Peut-on trouver un critère « objectif » nous permettant de déterminer si une morale est meilleure qu'une autre ?

[Plan]

Pour résoudre ce problème, nous commencerons par montrer que toute morale tend à se considérer elle-même comme meilleure que les autres, et à se poser elle-même comme critère de hiérarchisation des morales. Nous montrerons ensuite que toute tentative visant à hiérarchiser les différentes morales se heurte à une contradiction : soit le critère retenu est un critère moral, et alors le raisonnement est circulaire. Soit il ne l'est pas, et la hiérarchisation est impossible. Enfin, nous demanderons si cette impossibilité d'arbitrer entre les différentes morales conduit nécessairement à poser leur rapport comme un rapport de force, ou si au contraire cette impossibilité peut servir de justification à un impératif politique de tolérance et de laïcité.