L'artiste et l'artisan (1)
Pour envisager les rapports entre art et technique, et cerner le point de passage entre production artisanale et création artistique, nous avons pris appui sur un texte d'Alain.
1. En quoi l'artiste est d'abord un artisan
Dans la première partie de son premier texte, Alain cherche à remettre en cause une vieille approche de la création artistique, fondée sur "l'inspiration".
Pour Alain, si "l'inspiration" ne peut pas être considérée comme le fondement de la création artistique, c'est principalement parce que l'étape originelle de la création aristique n'est pas l'imagination, l'invention d'une idée ou d'un pojet par l'artiste, mais l'observation du réel, on pourrait même dire la confrontation au réel, à la matière.
Ce qu'Alain appellera "l'idée" de l'oeuvre ne jaillit pas spontanément, d'elle-même, dans l'esprit de l'artiste : elle s'enracine dans le rapport entre le monde et l'artiste.
L'artiste observe avant de créer ; comme le voulait un compositeur comme Beethoven (qui en savait quelque chose, puisqu'il souffrait d'un déficit auditif), avant de composer de la musique, il faut d'abord apprendre à écouter ; et pour de Vinci, le peintre, avant de chercher à produire des oeuvres picturales, doit d'abord apprendre à regarder.
"Matière", une toile de Carole Dekeijser.
Pour Alain, c'est donc l'observation qui constitue le fondement de l'imagination, de "l'inspiration" ; c'est cette observation qui donnera à l'imagination le matériau dont elle a besoin pour s'exercer.
Car, Alain y insiste, il s'agit bien d'un travail de l'imagination. Imaginer à partir de l'observation ne signifie en rien : "rêvasser". La matière qui sert de point d'appui à l'artiste agit bien comme une contrainte, une chose qui lui résiste, dont il ne peut pas faire ce qu'il veut, qui ne se plie pas à ses désirs.
La matière que l'artiste veut transformer n'est jamais une matière parfaitement malléable. Tout matériau apporte avec lui ses propres caractéristique, que l'artiste doit connaître et prendre en compte pour le transformer. Le bloc de marbre impose au sculpteur, non seulement les caractéristiques de tout marbre (présence de veines, de "marbrures", grande dureté, etc.), mais ausi celles qui le distnguent de tous les autres blocs (sa forme, sa structure interne, etc.) Si ce bloc de marbre permet à l'imagination de l'artiste de s'exercer, c'est à la fois par ce qu'il suggère à l'artiste (par sa forme, etc.), et par les contraintes qu'il lui impose (par sa structure, etc.)
Une performance de Marc Newson : cette bibliothèque (mais si) a été taillée... dans un seul bloc de marbre.
On peut donc dire que la création artistique est bien un travail, et non une rêverie. L'imagination de l'artiste ne peut s'exercer que sur une matière, qui est à la fois suggestion (de ce que l'artiste pourrait faire) et contrainte : par conséquent, c'est aussi en acceptant de se soumettre à ces contraintes, en effectuant (comme un artisan, ou un ingénieur) le travail de "réflexion inventive" qui permettra de faire de ces contraintes des opportunités, que l'artiste donne naissance à une oeuvre dotée d'une valeur artistique.
Car c'est précisément lorsqu'il met en oeuvre de nouvelles techniques, de nouveaux procédés, de nouvelles méthodes pour réaliser son projet tout en obéissant aux contraintes de son matériau que l'artiste fait preuve d'inventivité, de créativité. Prendre appui sur les contraintes que nous impose la matière pour mieux la transformer : voilà ce qui, pour Alain, n'est pas un obstacle, mais un support pour la création artistique.
Une illustration intéressante de la manière dont un nouveau matériau (très contraignant) peu conduire un artiste vers ses plus belles oeuvres : il s'agit ici de l'un des vitraux que Chagall (qui est un peintre) a réalisés pour la cathédrale de Reims.
Pour Alain, une inspiration sans matière tournerait à vide (ce qu'illustre "l'angoisse de la page blanche"), l'imagination sans contrainte ne mène qu'à des oeuvres niaises, "sans rien de bon ni de beau".
On peut illustrer cette thèse à l'aide de deux exemples. Le premier est très simple ; imaginons une classe d'école primaire, dans laquelle on cherche à faire en sorte que les enfants développent leur créativité artistique. Deux possibilités s'offrent à la maîtresse (ou au maître) : soit ils choisissent de laisser "libre cours" à l'imagination des enfants, sans la "brider" par des directives contraignantes. En gros, la consigne s'énoncera comme suit : "faites un joli poème".
Soit (deuxième possibilité) nous choisissons de donner aux enfants quelques consignes de départ, qui seront loin d'être suffisamment précises pour déterminer ce qu'ils doivent faire, mais qui fournissent des supports au travail de l'imagination ; par exemple, le poème devra avoir un rapport avec une image, il devra contenir au moins deux rimes en "el" et en "ouge", les deux deniers vers devront avoir le même nombre de pieds, ce genre de choses.
Question (à poser à un professeur des écoles) : dans quel cas de figure les expérimentations poétiques tentées par les élèves seront-elles les plus intéressantes ? Quel est le dispositif pédagogique le plus susceptible de développer l'imagination créatrice des élèves ?
Lorsque les règles mathématiques génèrent de l'imagerie poétique : les fractales...
Prenons des exemples plus classiques. Tous les élèves de lycée ont un jour croisé les règles de "versification" en poésie, qui ont été illustrées par des oeuvres de poètes comme Ronsard ou du Bellay. La question est la nsuivante : à quoi servent ces règles ? Pourquoi les poètes se sont-ils imposé des contraintes ?
Un poète comme Ronsard n'a jamais considéré que le fait de suivre les règles qui définissent le Sonnet aboutissait nécessairement à produire quelque chose de beau. Ce n'est pas parce que le poème respecte les règles de la versification qu'il est beau : c'est parce que le poète se montre inventif et imaginatif dans sa manière de les appliquer, et c'est parce qu'il s'en sert comme point d'appui pour faire naître des idées et des formules qui, sans ce support, ne lui seraient jamais venues.
Prenons un exemple, dans un poème de Baudelaire? Baudelaire que ce n'est pas parce qu'on fait un alexandrin (vers de 12 pieds) que, nécessairement, il est beau. On peut faire des alexandrins horribles. Mais c'est sans doute parce qu'il a cherché des vers de 12 pieds rimés qu'il a trouvé des couplets qu'il n'aurait peut-être jamais trouvés sans cette "contrainte". Par exemple ces deux vers des Fleurs du mal, que des millions d'individus ont déjà psalmodiés, et qui concluent le poème intitulé : "A une passante"...
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !
"Une passante", toile de Gregg Chadwick
Donc : chez l'homme, toute création reste toujours fondée sur une observation de la réalité, et sur le respect de règles techniques qui servent de support au travail de l'imagination. L'artiste n'est pas un "inspiré", c'est d'abord quelqu'un qui travaille, c'est-à-dire qui doit mettre en forme une matière co,formémenbt à des règles. Bref : l'artiste, c'est d'abord un artisan. La création artistique, c'est d'abord un travail.
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