Claude Bernard et le milieu interne

Il faut intégrer cette question à un espace plus vaste, qui est celui de la révolution épistémologique qui a eu lieu du XVI° au XIX° siècle. On pourrait dire de Claude Bernard (c'est d'ailleurs un peu comme la que je vous l'ai présenté en cours) qu'il constitue le point d'aboutissement d'un mouvement commencé avec Francis Bacon, et qui correspond à l'émergence et au triomphe de la méthode expérimentale dans les sciences de la nature.

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Claude Bernard et sa (célèbre) dissection de lapin

D'un côté, Bacon s'opposait au « rationalisme » consistant à vouloir tirer de la raison seule, sans le secours de l'expérience (de l'observation sensible), la connaissance de la vérité. Pour Bacon, c'est bien l'expérience, l'observation qui doit servir de support à la connaissance scientifique : le scientifique prend appui sur les données des sens pour élaborer et tester la validité de ses théories. En ce sens, Bacon est bien un « empiriste ».

Mais Bacon s'opposait aussi à un empirisme qui serait un simple « sensualisme », c'est-à-dire un empirisme qui chercherait à limiter la connaissance au seul témoignage des sens. Pour Bacon, le matériau empirique doit être questionné, analysé et synthétisé à l'aide de la raison : la science n'est pas un « tas » d'observations, c'est un système théorique qui prend appui sur les sens pour s'élever à des vérités générales. L'expérience scientifique ne se limite d'ailleurs pas, pour Bacon, à une simple attitude passive, contemplative face à la nature, mais bien à une démarche active, par laquelle le scientifique interroge la nature, produit artificiellement des expériences pour contraindre la nature à répondre à ses questions. Enfin, la connaissance n'est jamais désintéressée chez Bacon : le but de la science n'est pas seulement la connaissance de la nature, c'est l'action sur la nature. Comme le souligne par exemple Ernst Bloch dans son petit ouvrage « Philosophie de la Renaissance », pour Bacon s'il faut connaître le monde, c'est pour le transformer.

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C'est l'ensemble de ces idées qui se développent durant trois siècles et qui trouvent un aboutissement chez Claude Bernard. Pour la conception de la méthode expérimentale chez Claude Bernard, je te renvoie tout simplement à ton cours de terminale : le « rationalisme expérimental » de Claude Bernard. :-)) [Il y en a un résumé sur une page du site : synthèse n° 2] Ce qui se trouve à l'état de programme chez Bacon trouve une réalisation aux siècles suivants. Mais surtout, ce qui était totalement absent de la perspective de Bacon va faire irruption massivement dans la science : la mathématisation du savoir scientifique.

Le propre de la méthode expérimentale, c'est donc de chercher à découvrir les lois (rationnelles) qui régissent les phénomènes naturels ; adopter la méthode expérimentale, c'est donc supposer que les phénomènes naturels sont bel et bien régis par des lois rationnelles, qu'il s'agit de découvrir. Il faut donc retrouver la structure logique (qui deviendra mathématique) de la réalité. Si le scientifique peut découvrir les lois rationnelles qui régissent le réel, c'est que ce réel lui-même est rationnel ; on ne doit pas négliger ici l'influence du paradigme religieux qui s'instaure à la Renaissance, qui substitue un Dieu mathématicien au dieu « magicien ». Comme le dira Galilée, si le scientifique peut traduire la nature en nombres et en figures, c'est que le livre de la nature tel qu'il a été conçu par Dieu est lui-même rédigé en nombres et en figures. Dieu a conçu le monde en termes mathématiques : il est donc possible de retrouver les formules mathématiques qui régissent les phénomènes naturels.

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Celui qui recherchait la partition (mathématique) d'un univers conçu par un Dieu musico-mathématicien...

On voit alors le rôle que joue la « machine » ; la machine est le type même d'objets qui est conçu par un être rationnel, conformément à des principes rationnels, et dont le fonctionnement est tout entier régi par des lois rationnelles. Concevoir une chose de la nature comme une chose produite par un être rationnel conformément à des lois rationnelles qu'il s'agit de retrouver, c'est donc toujours plus ou moins la considérer comme une machine. Dans le domaine biologique, on voit le rôle que va jouer l'image de la machine pour l'analyse du corps. Le corps vivant est une machine, analogue à un système de pompes, de rouages, de poulies, de ressorts (il y a de très jolies représentations "machinistes" du corps humain au XVII° siècle), c'est une machine qui fonctionne, et le biologiste doit identifier ses constituants, leur fonction dans le système (l'organisme), les lois qui régissent leur comportement. Un organisme malade, c'est comme une machine qui dysfonctionne ; et pour pouvoir la soigner, il faut savoir comment elle fonctionne.

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Mais le corps n'est pas n'importe quelle machine. D'abord il est une machine qui va résister fortement au processus de mathématisation. La possibilité de formuler en langage mathématique les phénomènes astronomiques (trajectoire des planètes, etc.) a été reconnue très tôt ; mais la possibilité de mathématiser les phénomènes biologiques a longtemps été remise en cause (et, en un sens, elle l'est toujours).

Par ailleurs, le vivant n'est pas seulement un mécanisme qui obéit à des stimuli extérieurs, et c'est là-dessus que Claude Bernard va insister. Si le vivant est une machine, c'est avant tout un auto-mate ; pas seulement dans la mesure où il est capable de se mouvoir par lui-même, mais au sens où il tend perpétuellement à maintenir-produire les conditions de son fonctionnement. L'organisme vivant est une « machine à rester en vie » ; comme le voulait Xavier Bichat, la vie, c'est d'abord l'ensemble des forces qui résistent à la mort. Or la première condition de survie d'un organisme est le maintien d'un équilibre interne. L'organisme est composé d'un ensemble d'éléments (organes, etc.) qui baignent dans ce milieu que Claude Bernard appelle le « milieu intérieur », et c'est ce milieu intérieur qui doit maintenir certaines constantes (de température, de pression, d'oxygénation, etc.) pour que les éléments puissent y subsister et y « fonctionner ». La première tâche de l'organisme n'est pas de réagir au milieu extérieur, mais de maintenir en lui les conditions biologiques de son maintien dans l'existence ; on pourrait même dire que, chez Claude Bernard, l'interaction avec le milieu externe a pour premier but de maintien de l'homéostasie interne : « La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre et indépendante... le mécanisme qui le permet est celui qui assure dans le milieu intérieur, le maintien de toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments. »

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En ce sens, l'organisme vivant reste assez différent d'une simple machine ; une montre est un système mécanique régi par des lois rationnelles, et qui peut fonctionner indépendamment d'un stimulus externe (surtout si elle a une pile). Mais il n'y a pas réellement de « milieu interne » dans une montre : l'espace intérieur, c'est de l'espace, point ; on ne le voit pas, c'est tout. Il est fait d'air, comme l'extérieur de la montre. Et même si l'on admet que la montre ne peut plus fonctionner correctement si l'air gèle, ou si la pression devient trop élevée, etc., la montre ne cherche pas à maintenir en elles les conditions de possibilité de son fonctionnement ; elle ne cherche pas à maintenir les conditions de température et de pression qui lui permettent de fonctionner ; elle ne lutte pas contre la rouille, etc. En ce sens, l'organisme vivant tel que le conçoit Claude Bernard reste très différent de « l'animal-machine » de Descartes (qu'il faut d'ailleurs mener avec précaution), qui reste bien conçu sur le modèle de l'automate, avec ressorts et pistons.

L'organisme vivant de Claude Bernard est donc sur la voie d'un dépassement entre les optiques « mécaniste » et « vitaliste » en biologie. L'être vivant n'est pas animé d'un « souffle vital » métaphysique (difficile à faire entrer dans la méthode expérimentale), il n'est pas traversé par un « vouloir-vivre » à la Schopenhauer, les lois qui le régissent sont des lois physico-chimiques. Mais il n'est pas non plus une montre ; on pourrait dire qu'il est une montre avec milieu interne et qui vise au maintien des constantes de ce milieu, une montre qui travaille à sa propre conservation, une montre en perpétuelle évolution dont le fonctionnement vise avant tout à maintenir en elle les conditions de possibilité de fonctionnement de ses différents éléments. De sorte que c'est une montre qui « veut » vivre au sens où elle est « faite pour » vivre, où ce maintien en vie est le principal but des mécanismes qui la composent.

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On voit qu'il n'est pas très difficile de passer de là à cet autre paradigme biologique, caractéristique du néodarwinisme, qui considère avant tout l'organisme comme un être génétiquement programmé pour survivre, étant lui-même le résultat d'un processus de sélection naturelle, par lequel se trouvent sélectionnés les êtres qui sont le plus aptes à la survie.