La dépense improductive

Ana Mendiaeta Kendell Geers Photo Marc Domage

Photographie issue de l'exposition "Dépenses", autour de l'oeuvre de Bataille (Léa Bismuth)

La dépense improductive

Toute théorie sociale présuppose qu'une activité humaine n'a de validité que dans la mesure où elle satisfait l'impératif de production et de conservation. Le plaisir n'a donc qu'une valeur secondaire, et ne peut être légitimé que dans la mesure où il peut être réinséré au sein du processus de production (délassement, etc.) L'individu est ainsi conduit à nier ce qui dans sa conduite contredit ce critère de validation, ou à le poser comme pathologique, dans la mesure où il ne peut saisir l'utilité d'une dépense improductive. Il ne peut admettre l'intérêt que peut avoir, pour un individu ou pour une société, les états critiques ou orgiastiques. De sorte que les théories sociales se trouvent en contradiction avec les intérêts réels de la société et de l'individu, ces théories ne donnant droit (comme un père à l'égard de ses fils) qu'à ce qui est rattachable à un besoin vital pour la survie ou la production, et non à tout ce qui, dans l'homme, demande à être vécu sous les formes de l'horreur et de l'extase. De sorte que l'humanité est maintenu à l'état de minorité. Mais, de même que le mineur ne correspond à l'image que s'en donne le père que dans l'esprit du père, trouvant à ses élans profonds des voies de réalisation cachées, l'humanité ne fait abstraction qu'en théorie de ses besoins de dépense improductive. Seul celui qui peut réduire son identité à la représentation que s'en donnent les autorités peut considérer comme désirable un état du monde conforme aux idéaux portés par ces mêmes autorités. (« La critique sociale », texte 21)

Ce qui donne sens à la vie humaine n'est pas ce qui permet à l'homme de se maintenir en vie (ce qui serait circulaire), mais bien ce qui donne sa valeur à la vie elle-même ; ce n'est donc pas dans les dépenses productives (qui ne sont que les moyens de la vie) qu'il faut rechercher le sens de l'existence, mais bien dans les dépenses improductives (qui en constituent la finalité). (« La critique sociale », texte 22)

Le passage de l'aristocratie à la bourgeoisie est celui d'un refus de l'obligation sociale inhérente à la richesse, obligation sociale qui va au-delà du devoir de protection et de direction, mais implique un ensemble de dépenses spectaculaires dont les masses sont les bénéficiaires. Le christianisme a préparé ce passage en substituant aux obligations sociales païennes une charité volontaire, à destination des pauvres mais surtout au profit d'institutions religieuses qui ont elles-mêmes assumé cette obligation de dépense spectaculaire. Ce n'est qu'avec l'avènement de la bourgeoisie que cette obligation s'est effondrée, le possédant limitant le champ de la dépense spectaculaire à lui-même et à sa propre catégorie sociale, ce qui l'a contraint à renoncer aux formes ostentatoires de la dépense. Alors qu'elle avait d'abord dû cacher sa puissance économique aux catégories sociales plus élevées, la bourgeoisie a ensuite dû dissimuler sa propre richesse aux catégories moins élevées. La bourgeoisie incarne ainsi une richesse sans dépense, sans ostentation et sans fête, une richesse contre-nature caractéristique d'une humanité dégradée, qu'on ne peut pas davantage haïr qu'aimer. (« La critique sociale », texte 23)

Ce qui donne sens et valeur à la vie humaine, ce qui la rend réellement vivante, est ce qui en elle échappe aux tentatives de rationalisation ; ce qu'elle contient d'ordre et d'accumulation n'a sa fin que dans la destruction de cet ordre et de cette accumulation, destruction qui ne peut être justifiée par aucune « raison ». L'homme ne devient réellement sujet que lorsqu'il affirme sa volonté au mépris des lois auxquelles la raison et les institutions veulent l'assujettir. (« La critique sociale », 24)

L'inutilité est ce qui donne à l'utile son utilité : la dépense improductive est la fin de la production. (« La critique sociale », texte 26)

L'homme ne peut s'approprier les ressources de la terre en en méconnaissant la nature véritable, incandescente, qui exige l'ivresse et l'extase, qu'en s'exposant aux conséquences destructrices d'une approche comptable ; la marchandisation du monde aboutit à la catastrophe d'une guerre sauvage mais sans âme. (texte 57)

L'homme d'aujourd'hui ne peut échapper à la conscience de l'absurdité de son existence qu'en s'oubliant perpétuellement dans l'affairement futile. (texte 70)

Contre la fascination de l'utile et la mauvaise conscience, la seule issue est de porter l'avidité jusqu'à son point de basculement, au lieu où la cupidité se renverse en don de soi. L'avidité peut tenter de détourner ce don (de soi, de ses richesses) en en faisant un support de l'intérêt (prestige, etc.) : mais le don de soi, aboutissant dans l'extase, marque encore la possibilité de « retrouver la fête des soleils et des spirales. » Mais contrairement aux astres, les hommes ne peuvent jouer ce jeu qu'en acceptant de s'exposer à la mort. (texte 74)

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