Empirisme versus rationalisme
La recherche de la vérité dans les sciences de la nature : le dilemme du rationalisme et de l'empirisme
Les « sciences de la nature » sont celles qui étudient le monde de la réalité sensible : la physique, la chimie, la biologie, etc. ; ce que l'on appelle aujourd'hui les « sciences dures » (par opposition aux « sciences exactes (mathématiques et logique) et aux « sciences molles » que sont les sciences humaines).
On peut rattacher la démarche scientifique à quatre objectifs principaux :
_ la science doit décrire (correctement) les phénomènes
_ la science doit expliquer les phénomènes
_ la science doit permettre d'effectuer des prévisions fiables concernant les phénomènes (si... alors...)
_ elle permet ainsi d'élaborer des techniques efficaces pour agir sur les phénomènes.
Pour comprendre en quoi consiste la recherche scientifique de la vérité dans les sciences de la nature, il faut repartir d'un débat fondateur : celui qui oppose les tenants du « rationalisme » scientifique, et les adeptes de « l'empirisme ».
a) la position rationaliste (Descartes)
Le principe du rationalisme (qui n'est pas seulement un courant scientifique, c'est une vision générale du savoir) est simple : puisque, comme le veut Pascal (qui n'est pas rationaliste), « ce qui passe la géométrie nous surpasse », il faut appliquer à l'ensemble du savoir (et notamment aux sciences) la méthode démonstrative propre aux mathématiques :
→ on part de principes évidents (idées « claires et distinctes »)
→ on en déduit les conséquences logiques
→ on ne s'appuie pas sur le témoignage des sens (observation, expérience)
Le rationalisme fait confiance à la raison : quand on raisonne correctement à partir de principes vrais, on ne peut pas se tromper. En revanche, dès que l'on s'appuie sur l'observation sur le témoignage des sens... on peut se tromper. Les sens sont trompeurs, et ils ne sont pas précis. Raisonnons, donc, plutôt que de sentir : la science s'en portera bien.
Les sens sont trompeurs...
Remarque : c'est cette méthode qui conduit Descartes à des résultats intéressants, comme la première formulation correcte du principe d'inertie. C'est Descartes qui, le premier, formule la thèse selon laquelle tout corps, en l'absence de toute impulsion, est soumis à un mouvement rectiligne uniforme. Dans le vide, un solide S, s'il n'est soumis à aucune force, continuera éternellement son mouvement, avec une vitesse et une orientation constantes (le mouvement peut être égal à 0).
C'est ce principe qui fonde toute la physique classique ; c'est sur lui que Newton s'appuiera pour formuler sa fameuse théorie de la gravitation universelle, et expliquer la rotation des planètes autour du soleil.
Or on voit que ce principe est en contradiction totale avec ce que l'on observe tous les jours : personne n'a jamais vu, sur terre, de « mouvement perpétuel » (non alimenté) ; lorsque je cesse de « pousser » un objet, il ne continue pas indéfiniment son mouvement : il s'arrête. Ce que le physicien appelle « inertie » s'oppose largement à ce que le sens courant appelle l'inertie : quand je parle de l'inertie d'un objet, je parle le plus souvent de sa « résistance » au mouvement, et au fait que, dès que je cesse de le tracter, il redevient immobile...
C'est la force du rationalisme : il est capable d'aller contre les apparences sensibles pour s'élever jusqu'à une idée, une hypothèse, une théorie qu'il a déduite d'autres principes. Ce n'est pas en regardant les objets que Descartes a trouvé son principe : c'est en raisonnant à partir de principes fondamentaux, par exemple la nécessaire préservation de la « quantité de mouvement » dans l'Univers.
René Descartes
Donc : le rationalisme sait aller contre ce que l'on observe. C'est sa force... mais c'est aussi sa faiblesse. Car le rationalisme implique que lorsque une théorie déduire logiquement de principes évidents entre en conflit avec les observations... il convient de se méfier des observations, plutôt que du raisonnement. A celui qui lui dit qu'une expérience a montré qu'une particule était allée « plus vite que la vitesse de la lumière », ou qu'un objet avait remonté le temps (ce qui est un peu la même chose), le scientifique rationaliste d'aujourd'hui dira : « ce n'est pas possible. »
Ainsi pour Descartes : il est évident (cela se passe de démonstration) qu'un corps immobile ne saurait provoquer de mouvement chez un corps contigu. C'est une idée "claire et distincte", dont on peut partir pour en déduire un certain nombre de conséquences théoriques. Et si les observations contredisent les déductions… cela ne réfute pas la théorie ! C’est ce qu’illustre cette (merveilleuse) citation de Descartes tirée des Principes de la philosophie :
« Les démonstrations de tout ceci sont si évidentes que, encore que l'expérience nous semblerait faire voir le contraire, nous serions néanmoins obligés d'ajouter plus de foi à notre raison qu'à nos sens ».
Dans cette optique, la « vraie » physique n’est pas celle qui coïncide avec les résultats expérimentaux ; et de fait, la mécanique de Descartes ne coïncide pas avec ce que l’on observe. En jouant avec un boulier de Newton (et non un « pendule » de Newton, comme je crois vous l'avoir dit par erreur), on s'aperçoit qu'une boule totalement immobile peut transmettre un mouvement à la boule contigue.
Pour ceux qui en voudraient un aperçu, vous pouvez cliquer ici
Donc : pour Descartes, la vraie physique, la physique vraie, c’est celle dont les lois sont tirées par déduction logique d’un ensemble d’axiomes de départ qui sont évidents, même quand ces principes ou ces lois contredisent les observations.
Bien évidemment, cette démarche pose un certain nombres de problèmes, dont les principaux sont que :
a. si une théorie scientifique ne correspond pas aux observations, elle ne permet plus de décrire ce que l'on observe (elle peut décrire ce qui devrait se passer.. mais ne se passe pas)
b. si une théorie scientifique ne correspond pas aux observations, elle ne permet plus d'expliquer ce que l'on observe (elle peut expliquer ce qui devrait se passer.. mais ne se passe pas)
b. si une théorie scientifique ne correspond pas aux observations, elle ne permet plus de prévoir ce qu'il va se passer (idem)
c. si une théorie scientifique ne correspond pas aux observations, elle ne permet plus de construire des techniques efficaces pour agir sur le monde réel (elles seraient efficaces si le monde se comportait comme il devrait se comporter en théorie)
Nous avons donc une conception de la science selon laquelle une théorie scientifique vraie... peut n'avoir aucune valeur explicative, prédictive ou technique ! Autant dire que, selon nos critères actuels, elle n'a rigoureusement rien de "scientifique".
b) la position empiriste (Hume)
Si le rationalisme est un courant très "continental" (notamment français et allemand), son adversaire du siècle des Lumières est lui, principalement anglo-saxon. Les maîtres de l'empirisme sont en effet l'anglais John Locke (au XVII° siècle) et l'écossais David Hume (XVIII° siècle) (tous deux figurent sur la liste des auteurs de philosophie de terminale).
Pour les tenants de « l’empirisme » ,le fondement de toute connaissance, c'est « l'expérience », l'observation des faits.
→ on ne peut pas considérer une théorie comme scientifiquement valide si elle n'a pas été vérifiée par une observation
→ on ne peut pas admettre l'existence d'une chose dont aucune expérience n'est possible
John Locke (à gauche) et David Hume (à droite)
Le travail scientifique consiste donc avant tout à recenser les résultats d’observation, à les classer, à les regrouper, l’idée étant que tout ce qui n’a pas été directement observé reste radicalement incertain. On voit ici que l’expérience joue le rôle clé, le raisonnement n’ayant qu’un rôle subalterne de regroupement et de classification des observations.
La force de l'empirisme, c'est qu'il « colle aux faits » : puisque c'est justement la conformité à l'expérience qui est le critère de validité de la théorie. On ne risque donc jamais d'avoir un « système » théorique suspendu en l'air, sans rapport avec les observations, voire en conflit avec elles. Le pire ennemi des empiristes, c'est le "faiseur de systèmes".
Mais c'est aussi ce qui fait sa faiblesse. Car ce qui constitue véritablement la science, ce n'est pas seulement la description des phénomènes : c'est avant tout leur explication. Comme le disait déjà Aristote, seul possède la « science » d'une chose celui qui peut en donner les causes, les raisons.
Or ce ne sont jamais les observations qui peuvent nous donner les causes : en observant le réel, je peux savoir « ce qu'il se passe », mais je ne peux jamais savoir pourquoi cela se passe. Pour donner une explication, je dois toujours faire intervenir des hypothèses, faisant appel à des éléments non observés, voire non observables par définition.
Cela se voit très bien dans le cas d'un penseur qui, justement, prétendait ne jamais faire d'hypothèses (« hypotheses non fingo ») : Isaac Newton. Pour expliquer la rotation des planètes autour du soleil (mais aussi la chute de n'importe quel corps), Newton a rejeté le vieux principes métaphysique, venu d'Aristote, selon lequel « tout corps tend à rejoindre son lieu naturel » : le lieu naturel des corps lourds (ce que l'on appelait au XVII° siècle les « graves ») étant le centre de la Terre, il, était normal que les corps tombent vers le bas.
Pour Newton, foin de toute cette métaphysique aristotélicienne : place à la science. Et ce que nous dit la science, c'est que si les corps terrestres tombent et si les corps célestes tournent, c'est parce qu'ils sont soumis à une seule et même force universelle : la force d'attraction gravitationnelle, qui fait que tous les corps s'attirent « en raison inverse du carré de leur distance ».
Soit ; mais on voit (et les penseurs du XVII° siècle ont vu) qu'ici, Newton aurait dû reconnaître que... « hypotheses fingo ». Il va en effet de soi que cette « force » est bel et bien une construction hypothétique, qui n'est en rien un « fait » établi par l'expérience. En effet :
_ on ne peut pas percevoir cette force
_ on ne peut pas expliquer cette force, qui est absolument incompréhensible (pourquoi les corps s'attirent-ils ?) alors même qu'elle a des propriétés qui semblent davantage la rapproche de l'alchimie (Newton est alchimiste) que de la science rigoureuse : elle agit à distance, de façon instantanée...
Donc : pour expliquer les phénomènes, Newton doit bel et bien faire intervenir quelque chose qui n'est pas contenu dans les observations (et qui échappe d'ailleurs à toute observation possible).
Autre limite de l'empirisme : l'expérience peut nous dire ce qu'il s'est passé jusqu'à présent, mais elle ne peut jamais me dire ce qu'il se passera. Les faits montrent que, jusqu'à présent, quand j'ai lâché un corps solide, il est tombé vers le bas. Peut-elle me dire que ce sera toujours le cas ? Evidemment non. Il suffira (c'est une manière de parler) que je monte dans un vaisseau spatial en partance pour la Lune pour m'apercevoir qu'en réalité, un moment vient où l'objet cesse de tomber pour se mettre à "flotter"... et que, si je ne rectifie pas ma trajectoire, il se mettra même à tomber "vers le haut" (lorsque la force d'attraction sera devenue celle de la Lune, et non plus de la terre).
Un empiriste du XVII° aurait sans doute été perplexe...
Le problème est clair : comme je ne peux pas observer le futur, si je fonde mes prévisions sur ce qu'il s'est passé, sans avoir élucidé pourquoi cela s'était passé ainsi, mes prévisions ont toutes les chances de se révéler fausses, dès que le contexte se modifiera.
Une science rigoureusement empiriste est donc une science qui, à son tour, perd sa valeur explicative, mais aussi sa valeur prédictive... ce qui, là encore, remet fortement en cause sa valeur scientifique !
On a donc une symétrie dans les problèmes du rationalisme et de l'empirisme : le rationalisme
_ n'explique pas (toujours) ce qu'il se passe (il explique (parfois) ce qui ne se passe pas)
_ ne prévoit pas (toujours) ce qu'il va se passer (il explique (parfois) ce qui devrait se passer) ;
Ll'empirisme, lui,
_ n'explique pas ce qu'il se passe (il ne peut que le décrire),
_ ne prévoit pas ce qu'il se passera (et s'il le fait, il doit prendre appui sur le principe invérifiable – et bien souvent faux – selon lequel : tout se passera comme par le passé...)
Manifestement, dissocier raison et expérience nous conduit... dans une impasse.
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