Révolution géographique 14

Nous avons étudié dans les séquences précédentes la manière dont la recontre avec d'autres peuples, à la Renaissance, avait orienté les penseurs européens dans des directions différentes, voire opposées. A la tentation du scepticisme (les croyances humaines sont incroyablement diverses, et nous ne pouvons admettre aucune comme certaine), s'opposait une tendance à l'universalisme (par delà la multitude des croyances, il existe un pettit nombre de principes fondamentaux qui sont liés à l'humanité même de l'homme, et qui sont donc universels).

Il est intéressant de voir que cette première disjonction conduit en fait à une seconde, plus radicale ; et qui, elle aussi, trouvera des voies de développement dans la pensée européenne des siècles suivants, et trouvera un aboutissement (paradoxal) au siècle des Lumières : il s'agit de la tension entre liberté et déterminisme.

A. Le Paradoxe des Lumières : comment une philosophie déterministe aboutit à la proclamation de la liberté

Pour une fois, nous commencerons par la fin. Il y a, dans la pensée des philosophes des Lumières, un étrange paradoxe.

     1. D'un côté, la philosophie des Lumières apparaît comme une philosophie prônant la liberté ; pour un penseur comme Rousseau, la liberté est le propre de l'homme, et priver un homme de sa liberté c'est le priver de son humanité. Le seul système politique juste est donc celui qui garantit la liberté de chacun. C'est chez Rousseau que Robespierre trouvera les idées qui aboutiront à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui proclame que la liberté est le droit (naturel) le plus fondamental de tout être humain. Donc : la philosophie des Lumières est une philosophie de la liberté.

     2. D'un autre côté, la philosophie des Lumières prend appui sur des doctrines dites "matérialistes", dont l'une des conséquences est justement la négation de la liberté. Pour des penseurs comme d'Holbach ou Helvétius (qui participeront à la rédaction de l'Encyclopédie) l'homme n'est pas du tout doté d'une "âme" libre, qui pourrait penser ce qu'elle veut, et qui pourrait décider de nos actions.

Pour ces penseurs, ce qu'il se passe dans l'esprit, c'est uniquement un reflet de ce qu'il se passe dans le corps, à commencer par le cerveau.

Dire que l'homme pourrait "choisir" ce qu'il pense, ce qu'il veut ou ce qu'il fait est une illusion pure et simple. Ce que l'homme pense, veut et fait est totalement déterminé par ce qu'il se passe dans la matière, dans son corps, dans son cerveau. Quand une idée apparaît dans l'esprit, c'est qu'il s'est passé quelque chose dans le cerveau ; et c'est ce qu'il s'est passé dans le cerveau qui détermine ce qu'il se passe dans l'esprit.

Donc : ce n'est pas notre esprit qui détermine ce que fait notre corps... mais l'inverse. Chez l'homme, comme partout ailleurs, ce n'est pas l'esprit qui contrôle la matière, mais l'inverse. Autrement dit : l'homme n'est pas du tout un être qui détermine, par son esprit, ce que fait son corps (ce qui définit la liberté) ; c'est un être qui est condamné à penser / vouloir / faire ce que lui dicte la matière. L'homme est ainsi déterminé par des processus matériels qui échappent totalement au contrôle de son esprit : il croit diriger son corps par son "âme"... alors que c'est l'inverse. Il n'est pas libre.

On appelle une doctrine de ce type : déterministe. Car elle affirme que l'homme est déterminé par des choses qu'il ne maîtrise pas.

Nous avons donc un joli paradoxe : la Révolution française s'est appuyée sur la philosophie des Lumières pour affirmer et garantir la liberté de l'homme... alors que cette même philosophie des Lumières prenait appui sur un "matérialisme" qui détruit la liberté.

Nous n'entrerons pas ici plus avant dans l'analyse de la philosophie des Lumières ; ce qui nous intéresse, c'est de voir en quoi la rencontre avec les autres peuples du globe avait déjà fait apparaître cette contradiction.

B. Révolution géographique, nature et liberté

     1. Tous les hommes sont par nature dotés de raison...

Nous avons déjà indiqué en quoi la recontre des autres cultures à la Renaissance avait conduit certains penseurs à reconnaître l'existence de caractéristiques propres à la nature humaine, et qui se retrouvaient donc dans toutes les cultures. Tout homme était, selon Las Casas, une "créature raisonnable", un être doté de raison. La raison est ainsi l'une des facultés naturelles de l'homme, constitutives de ce qui fait de lui un être humain.

Nous touchons ici l'un des principes-clé de l'Humanisme : il y a, dans l'homme, des éléments qui le caractérisent et qui l'élèvent au-dessus de tous les animaux ; ces éléments définissent la "nature humaine". Ces éléments sont avant tout des facultés, des capacités de l'esprit ; et la première de ces facultés naturelles de l'homme, c'est la raison.

Par ailleurs, il semblait qu'il existait un petit nombre de principes, présents dans toutes les cultures, et qu'on pouvait donc considérer comme universels. Ces principes semblaient donc, eux aussi, inscrits dans (et prescrits par) la nature même de l'homme. En faisait partie, par exemple, le respect de la dignité de tout être humain. C'est d'abord la raison qui noius interdit de porter atteinte à la dignité d'un autre être humain ; et si un autre être humain possède une dignité que je dois respecter, c'est qu'il est lui-même une créature raisonnable.

En quoi le fait d'affirmer que tous les hommes sont, par nature, dotés de raison, nous conduit-il à reconnaître leur liberté ?

     2. ...et puisqu'ils sont dotés de raison, ils sont naturellement libres.

Il faut ici faire attention. Las Casas, Montaigne, Charron font tous de la raison une faculté inscrite dans la nature de l'homme ; mais aucun des trois n'affirme que la liberté, elle aussi, s'y trouve inscrite. C'est chez un autre grand penseur de la Renaissance, peut-être le plus grand et le plus célèbre des Humanistes, que l'on trouvera l'affirmation catégorique de la liberté de l'homme : Erasme. C'est Erasme qui, contre Luther (le père fondateur du protestantisme) affirmera que Dieu a fait de l'homme un être libre, capable de décider de ce qu'il fait, et donc responsable de ses choix.

Mais même chez Erasme, il serait abusif de dire que, si l'homme est libre, c'est parce qu'il est doté de raison. Ce lien entre liberté et raison, ce sont les philosophes du XVII° siècle (comme Spinoza), et plus encore les philosophes des Lumières, qui l'établiront. On ne trouve pas, au XVI° siècle, l'idée selon laquelle la liberté serait un "droit naturel" de l'homme ; en revanche, c'est bien sur l'idée de "nature humaine" telle qu'elle apparaît à la Renaissance, que les penseurs des Lumières vont prendre appui pour affirmer que l'homme est, par nature, un être libre.

Las Casas ne disait pas que la liberté, elle aussi, était inscrite dans la nature même de l'homme ; ni chez Las Casas, ni chez Montaigne, ni chez Pierre Charron on ne trouve l'affirmation selon laquelle la liberté serait un "droit naturel" de l'homme. Cette idée ne sera formulée que bien plus tard, dans la philosophie des Lumières, et dans la Déclaration des droits de l'homme.

En revanche, ce qui conduira les philosophes des Lumières à affirmer que tout homme "naît et demeure libre", c'est bien le fait que tout homme dispose de facultés naturelles, dont la première est la raison, qui lui permettent de déterminer par lui-même ce qu'il doit faire. C'est parce que l'homme est, par nature, une "créature dotée de raison", qu'il est aussi, par nature, un être libre.

La liberté, pour les penseurs des Lumières, ce n'est pas du tout d'obéir à ses instincts ou à ses désirs ; une vache est soumise à ses instincts, cela ne fait pas d'elle un être libre. Ce qui définit la liberté pour les philosophes des Lumières, c'est le fait de pouvoir agir conformément à ce que nous pensons être le meilleur choix. Or les facultés qui nous permettent de déterminer ce qu'est "le meilleur choix (le plus intelligent, le plus responsable, le plus légitime), ce sont d'abord la raison, et la conscience. Être libre, c'est être capable de suivre ce que nous dit notre raison, agir en conscience, même lorsque cela s'oppose à ce que voudraient nous dicter nos instincts ou nos désirs. 

Par exemple, un alcoolique qui est incapable de résister à son désir de boire de l'alcool, n'est pas libre : il est dépendant. Il est soumis à une force qui s'impose à lui (le désir de boire) et qu'il ne maîtrise pas. En revanche, s'il est capable de résister à son désir pour suivre ce qu'il pense être le meilleur choix, ce que sa raison et sa conscience lui disent être le meilleur choix, pour lui et pour les autres, alors il est libre. Il est capable de faire ce qu'il a décidé de faire, de mettre en oeuvre ce qu'il pense être le choix le plus intelligent, le plus responsable : il est libre.

Il y a donc, pour les penseurs des Lumières, des facultés propres à la nature humaine : la raison et la conscience. Et la liberté consiste à suivre ce que nous disent ces facultés. Si tout homme est libre, c'est parce que tout homme est doté de raison (et de conscience). Comme l'affirmera l'article 1 de la Déclaration Universelle des droits de l'homme (1948) : "Tous les hommes naissent et demeurent libres... ils sont doués de raison et de conscience".  Si tous les hommes sont naturellement doués de raison et de conscience, alors tous les hommes sont libres par nature, car la liberté consiste précisément à suivre sa raison et sa conscience.

     3. ...et comme ils sont libres, ils suivent les principes universels

On peut alors se demander : si tous les hommes, grâce à leur raison et leur conscience, qui leur permettent de déterminer le meilleur choix, sont libres "par nature"

 

Plus encore : pour les penseurs des Lumières, ce sont principalement ces facultés qui nous dictent ces fameux "principes naturels" que nous avions évoqués. C'est la raison qui nous commande de respecter la dignité de tout être humain ; c'est la conscience qui nous interdit de faire preuve de cruauté à l'égard d'une autre créature raisonnable. Pour les penseurs des Lumières, comme Rousseau (en France) ou Kant (en Allemagne), c'est donc justement parce que nous obéissons à notre raison et à notre conscience (les facultés naturelles de l'homme) que nous obéirons aux principes universels de la morale.

On voit donc que l'affirmation selon laquelle la liberté est inscrite dans la nature même de l'homme, qu'elle constitue ainsi un "droit naturel" de tout être humain, même si elle n'était pas énoncée par les penseurs de la Renaissance, découle néanmoins de ce qu'ils ont découvert : il existe des facultés naturelles de l'homme, dont la première est la raison ; il existe des principes naturels de la morale, dont le premier est le respect de la dignité de tout être humain. Car obéir à ces facultés naturelles, et aux principes qui y sont inscrits, c'est précisément ce qui définira la liberté de l'homme au XVIII° siècle.

On peut donc dire à juste titre que la "déclaration universelle des droits de l'homme", qui fait de la liberté la valeur absolue, est un héritage de l'universalisme de la Renaissance.

C. Révolution géographique, culture et déterminisme

Il faut maintenant envisager une autre orientation dans la pensée de la renaissance et de l'âge classique, qui va dans le sens opposé.

La logique de cette orientation est assez simple.

 

2. Le mode de vie des autres hommes est régi par des idées, des croyances et des pratiques propres à leur culture ; il en va de même pour nous. Il n'y a donc pas réellement de mode de vie qui puisse servir de modèle : il n'y a que des modes de vie, situés dans le temps et dans l'espace. Il n'y a pas de "nature" humaine : il n'y a que des cultures. La manière dont vit un individu n'est pas dictée par sa "nature", mais par la société dans laquelle il vit.

 

 

2. la seconde conduit à détruire la liberté de l'homme : ce que pense, ce que croit, ce que fait un homme n'est en fait que le produit du milieu (familial, social, culturel) dans lequel il s'est développé. C'est une posture déterministe. C'est elle qui trouvera un aboutissement dans le matérialisme des Lumières, comme celui du baron d'Holbach et d'Helvétius.

 

La rencontre avec d'autres cultures a donc fait émerger deux idées contradictoires : l'une aboutit à l'affirmation de la liberté de l'homme, en prenant appui sur la nature humaine. La seconde abutit à la négation de la liberté de l'homme, en prenant appui sur un déterminisme culturel.