Perspective et vision du monde
Révolution culturelle : science, technique, art... ou l'inverse
La "révolution" que nous allons (brièvement) présenter pour terminer notre cheminement cette année, appartient bien au même "univers" que les deux précédentes (Révolution astronomique, Révolution géographique) ; mais il faut se rappeler en l'abordant que nous avons suivi un cheminement à reculons. Si la révolution astronomique commence bien, avec Copernic, au XVI° siècle, elle ne se déploie réellement qu'au XVII° siècle : on peut donc dire qu'elle appartient de droit à l'âge classique. La Révlution géographique, elle, commence bien au XV° siècle (avec un tournant vers 1492...), mais se déploie pleinement au XVI° siècle : elle est l'un des aspects essentiels de la Renaissance. La révolution picturale dont nous allons parler commence quant à elle dès le XIV°... et est déjà terminée au XVI° ; si bien qu'elle caractérise plutôt cette période précoce de la Renaissance italienne qu'est le Quattrocento.
Cette précision est importante, car elle va à l'encontre d'un ptéjugé récurrent quand on étudie les grandes transformations qui s'opèrent dans le monde de la culture. Les historiens (d'aujourd'hui) ont souvent tendance à présenter ces transformations comme si elles étaient toujours initiées par des innovations scientifiques ou techniques ; cette tendance est liée au préjugé (car c'est un préjugé) positiviste selon lequel la science et la technique sont les véritables moteurs du "progrès" ; plus encore, ce seraent les "découvertes scientifiques" qui seraient le moment premier, les "inventions techniques" n'en constituant que la mise en oeuvre concrète.
Or si l'on considère ce qu'il se passe dans la culture européenne du XV° au XVIII° siècle, on s'aperçoit que :
1. les théories scientifiques ont bien souvent été devancées par des innovations techniques, qui n'en sont donc pas les "applications", mais les supports. Par exemple, on n'a pas découvert la théorie moderne de l'optique avant de la "mettre en pratique" dans la construction des lunettes astronomiques et des télescopes. Cela, c'est ce qu'a voulu nous faire croire Galilée, selon lequel c'est sa propre compréhension de la théorie optique qui lui a permis de construire des télescopes incomparables. Mais en vérité, la lunette qu'utilisera Galilée a été construite avant la théorie optique qu'elle implique (et ce n'est d'ailleurs pas Galilée qui construira cette théorie, dont il ne dispose pas, mais bien Kepler). C'est une production d'artisan, pas un dispositif de "science appliquée".
La lunette astronomique de Galilée
2. les innovations techniques ont bien souvent été devancées par des avancées dans des domaines comme le champ artistique. Nous avons vu que la Révolution astronomique reposait sur deux processus fondamentaux : géométrisation du réel, et adoption de l'homme comme "point de vue" sur l'Univers (permettant de saisir l'ordre prescrit par Dieu à la Nature). Nous avons retrouvé ces deux processus dans la Révolution géograhique, un siècle plus tôt. Mais ces deux principes se trouvent déjà, et de façon très explicite, dans la révolution picturale qui se produit dans le champ artistique, dès le 15e siècle.
De sorte que, contrairement à l'ordre que nous avons suivi, la grande révolution culturelle qui se produit aux alentours de la Renaissance en Europe commence dans le champ artistique, se poursuit dans le domaine géographique, et s'achève dans l'espace proprement scientifique de l'Astronomie. La "vision du monde" à laquelle appartient la description mathématique de l'Univers à l'âge classique, a d'abord émergé dans les images du monde données par les peintres du Quattrocento.
Dans les dessins de Vinci, est-ce l'art qui n'aît de la science... ou l'inverse ?
La perspective comme révolution picturale
En quoi consiste donc cette "Révolution picturale" qui se produit dans le champ artistique du 14e siècle ? Comme toutes les révolutions (et plus encore les révolutions artistiques), celle-ci est multidimensionnelle. Mais ses différents éléments se rapportent tous, de façon plus ou moins directe, à l'invention de la perspective.
Attention : nous disons bien : "invention", et non découverte. Comme le souligne Daniel Arasse (qui nous servira de guide pour cette séquence), on peut découvrir quelque chose qui existait déjà, indépendamment de nous, mais qu'on ne connaissait pas encore. En ce sens, les Européens ont bien "découvert" (et non inventé) l'Amérique à la fin du 15e siècle, puisque le continent américain existait déjà, même s'ils en ignoraient l'existence. En revanche, la représentation en perspective est bien une création de l'homme ; elle n'existait pas avant que certains hommes décident d'en forger la théorie, d'en imaginer les modalités techniques, et de la mettre en... oeuvres.
Sans doute la première oeuvre en perspective linéaire monofocale rigoureuse : la Trinité de Masaccio (1425)
Cette précision est importante, car elle nous interdit de concevoir la représentation en perspective comme la représentation "vraie", celle qui serait déjà inscrite dans l'ordre de la nature, dans la structure de l'univers lui-même, et que l'homme devrait simplement dévoiler. La représentation en perspective est un choix de représentation, qui n'est pas plus "vrai" qu'un autre, qui n'a pas plus de "valeur" (artistique, philosophique, scentifique...) qu'un autre. Un tableau qui représente de façon réduite un objet qui se trouve au second plan n'est pas plus "vrai" que celui qui représente l'objet avec les mêmes dimensions que ceux du premier plan. Il semblerait même que, si on devait attribuer aux deux tableaux un coefficient de vérité, le second serait à privilégier, puisque, "en vérité", il est évident qu'un homme ne rétrécit pas parce qu'il s'éloigne !
Il s'agit donc bien d'un choix, qui n'a rien de nécessaire.
1. D'une part, rien n'impose d'adopter une représentation en perspective ; avant et après le Quatrocentto, les peintres ont adopté des représentartions qui n'ont rien à voir avec la perspective. Il n'y a pas de perspective dans cette peinture :
Art pariétal, préhistoire (Lascaux)
...ni dans celle-ci...
Art médiéval
...ni dans celle-là...
Art moderne : Monet
....encore moins ici...
Art contemporain : Picasso
...pas plus que là...
Gustav Klimt
...ni, évidemment, dans celle-là :
Art abstrait (Kandinsky)
2. D'autre part, même dans les représentations en perspective, la perspective linéaire monofocale n'est qu'une possibilité parmi d'autres.
On pourrait ainsi adopter une perspective bifocale : avec un point de fuite correspondant au regard tourné vers le côté gauche du tableau, et un autre correspondant au regard du spectateur lorsqu'il se tourne vers le côté droit. Non seulement c'est une perspective théoriquement possible, mais elle a bel et bien été adoptée par certains peintres de la même époque, comme Paolo Uccello :
Paolo Uccello, La bataille de San Romano (1456)
On peut parfois, en jouant sur les architectures urbaines, produire des photographies qui "obligent" le spectateur à différencier sa vision en plusieurs "postures" ; regard tourné vers la partie gauche, regard tourné vers le centre, regard tourné vers la partie droite ; l'effet obtenu est généralement curieux, mais garde le plus souvent quelque chose de rebutant.
Un joli exemple de photographie à perspective linéaire trifocale (que j'emprunte au site de photo "la retouche")
On pourrait aussi songer à une représentation qui opterait pour la perspective tournante : le tableau ressemblerait alors à ce que l'on obtient quand on fait une photo en mode "panoramique": la route transversale qui se trouve devant nous devient alors un arc de cercle : c'est très pratique si l'on veut photographier, par exemple, un cortège, un défilé ou une manifestation.
Et là encore, c'est déjà ce qu'avaient pensé certains peintres du Quattrocento, comme Fouquet :
Jean Fouquet, Heures d'Étienne Chevalier, charité de Saint Martin (vers 1460)
Si donc la perspective linéaire monofocale l'a emporté, ce n'est pas parce qu'elle est plus vraie, ou parce qu'elle est la plus adaptée à la réprésentation de la réalité, mais bien parce qu'elle est la plus en phase avec la "vision du monde" des hommes du Quattrocento : avec leur "manière de voir le monde", leur "représentation du monde", du monde qu'ils représentent.
Les images du monde produites par les peintres de la Renaissance nous renseignent donc moins sur le monde (qui n'est pas plus "monofocal" que "bifocal" ou autre chose) que sur eux-mêmes, sur leurs représentations.
Et la question-clé est alors de savoir pourquoi ces peintres ont choisi et construit ce mode de représentation : qu'est-ce que traduit ce choix ? Quel changement dans la vision du monde du 14e siècle peut expliquer ce changement dans les images du monde que l'on va peindre ? Comment les peintres du 15e siècle se représentent-ils le monde, pour décider de le représenter de cette façon ?
Les oeuvres d'un artiste sont toujours son propre reflet : "Andy Warhol aux miroirs" (1977)
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