Perspective et humanité
Perspective et point de vue humain
L'un des autres points qui étaient apparus dans nos deux premières révolutions était le fait que, même si l'homme pouvait perdre son statut de centre "géographique" de l'Univers, il n'en demeurait pas moins, et plus encore qu'auparavant, le centre métaphysique. Ce point était par ailleurs corrélé au fait que l'homme devenait le spectateur intelligent d'un spectacle créé par Dieu, dont il pouvait goûter l'harmonie grâce aux yeux de son esprit (dont le travail pouvait s'appuyer sur le témoignage des yeux du corps).
Or ces deux points se retrouvent dans l'invention de la perspective. D'une part, c'est bien l'homme qui occupe la place centrale dans la représentation en perspective (et ce, qu'il figure ou non sur le tableau lui-même).
1. La peinture en perspective représente le monde tel qu'il est vu par l'oeil humain. Encore une fois, il va de soi qu'un objet ne rétrécit pas parce qu'il s'éloigne de l'observateur : c'est seulement aux yeux de l'observateur que sa taille diminue. Adopter une représentation en perspective, c'est admettre que le monde doit être représenté de façon conforme à la manière dont il est vu par l'homme. Montrer le monde tel qu'il est, c'est le montrer tel qu'il apparaît à l'homme : le point de vue vrai sur le monde est le point de vue humain.
2. Le point de vue humain dont il s'agit n'est pas celui du peintre : c'est celui de l'observateur imaginaire de la scène, et celui du spectateur. Le tableau en perspective n'atteint son but que pour un spectateur qui se tient devant le centre du tableau, à la distance qui était celle de l'observateur imaginaire par rapport à la toile. Il faut insister sur ce point : le peintre n'est pas nécessairement l'observateur dont il reproduit la vision : le peintre qui crée le tableau se situe généralement beaucoup plus près de la toile que ne l'est l'observateur supposé ; ce que peint le peintre, ce n'est pas ce que, lui, voit : c'est ce que verrait un observateur X situé à une distance déterminée de la toile, qui doit être la même que celle qui sépare la toile du spectateur. De sorte que tout le tableau ne trouve son aboutissement que pour un spectateur le regardant depuis un point de vue déterminé. Sans ce spectateur, le tableau perd son sens, puisque le peintre cherche à représenter ce que le pectateur verrait s'il était situé à la place de l'observateur dont il peint la vision.
Le "perspectographe" de Dürer est un dispositif qui illustre bien le fait que le peintre ne cherche pas à représenter ce qu'il voit, mais ce qui serait vu depuis un point situé derrière lui (le l (matérialisé par l'endoit où le fil est accroché au mur)
3. Ce "point de vue humain" n'est pas seulement un point de vue perceptif. Ce que montre le peintre, et que doit saisir le spectateur, c'est l'harmonie interne de l'image, que garantit justement le respect des principes géométriques. Le spectateur doit saisir et goûter la perfection géométrique de la représentation, qui reflète la perfection géométrique de la Création. Ce sont donc bien les yeux de l'esprit qui sont mis à contribution dans la contemplation d'une peinture en perspective.
Qui peut goûter la perfection géométrique d'une oeuvre, si ce n'est l'esprit humain ?
Ces trois points suffisent à indiquer que la peinture en perspective repose sur la thèse selon laquelle le bon point de vue sur le monde, le point de vue vrai, celui que le peindre doit produire et que le spectateur doit reproduire, c'est bien le point de vue de l'homme, en tant que celui-ci est à la fois doué de sens et d'intelligence. Le monde que représente la peinture en perspective, c'est le monde pour l'homme, le monde tel que l'homme peut le percevoir et le comprendre.
Par conséquent, ce que montre la peinture en perspective, c'est bien que le monde est "fait pour l'homme", que l'homme est le public désigné de ce spectacle sensorio-intellectuel qu'est le monde. Comme le souligne Daniel Arasse, si le peintre peut produire des images du monde qui en respectent strictement les proportions, c'est parce que le monde lui-même est strictement proportionné à l'homme.
Une (dernière) toile de Siudmak
Cette place de l'homme dans la peinture en perspective éclaire le statut un peu paradoxal des sujets humains dans les toiles du Quattrocento. Si certains peintres des Flandres privilégieront les peintures "d'intérieur", mettant en scène des "scènes de la vie quotidienne", ce n'est pas le cas des peintres florentins.
Bien sûr, il existe des tableaux strictement "humanistes", qui donnent une place centrale à l'homme (et notamment aux hommes dans lesquels l'humanité trouve une forme d'aboutissement), dans la peinture italienne de la Renaissance. Le plus connu à cet égard est sans doute le tableau de Raphaël, L'école d'Athènes, réalisé entre 1508 et 1512. Ce tableau est sans doute le tableau le plus "humaniste" de toute l'histoire de la peinture : dans un cadre explicitement référé à l'Antiquité grecque, ces maîtres en humanité(s) que sont les philosophes sont représentés, d'une façon telle que leur filiation elle-même est figurée (on trouve sur le tableau des philosophes appartenant à des époques très différentes, voire à des mondes culturels différents : même Averroës, philosophe musulman du XII° siècle, est représenté...) Et ce tableau est une manifestation éclatante des lois de la perspective.
Mais de façon curieuse, l'un des domaines privilégiés par les peintres florentins, inventeurs de la perspective, est celui d'espaces dans lesquels l'homme brille.. par son absence, ou presque. Parmi les tableaux les plus célèbres, et les plus représentatifs de la peinture en perspective, on compte les fameuses "Cités idéales" suivantes
la "Cité idéale" dite d'Urbino, 1475, dont l'attributon est incertaine (cliquez pour agrandir)
le panneau de Baltimore, attribué à Fra Carnevale (idem)
Le panneau de Berlin, 1477 (attribué à Giorgio Martini)
Il est clair qu'il ne s'agit pas ici de représenter des humains... mais pourtant, l'homme est omniprésent dans ces toiles. D'une part, ce qui est représenté est intégralement le fruit de l'art humain : il ne s'agit pas du tout de paysages "naturels", mais bien d'espace pensés et construits par l'homme, pour l'homme. D'autre part, ce sont des lieux symboliques d'expression de l'humanité de l'homme : la place publique est l'espace central d'une Cité idéale, en tant qu'elle est le lieu par excellence de la vie publique.
Mais alors... pourquoi ne pas représenter les humains eux-mêmes ? Pourquoi laisser ces décors... vides ? La réponse est intuitive : les espaces qui sont représentés sont bel et bien des "décors", ce sont des scènes où l'homme doit faire son entrée. Le monde qui est représenté est bien une scène, dont l'homme est à la fois le spectateur (qui contemple) et l'acteur (qui doit s'y produire) ; et c'est justement en cela que le monde représenté implique une représentation du monde : car le monde n'est rien d'autre qu'une vaste scène, où l'homme doit se produire. L'ambivalence que nous avions déjà soulignée dans l'espace cartographique se retrouve ici : si la représentation du monde devient un théâtre, c'est parce que le monde lui-même est un théâtre, sur la scène duquel l'homme doit entrer, un théâtre qui est lui-même un spectacle que l'homme doit contempler avec les yeux de son corps, et de son esprit.
Le fait que ces peintures s'apparentent à des décors de théâtre n'a rien d'une projection : car ce sont bien les scènes de théâtre qui vont être investies massivement par ce type de production picturales, et notamment dans cet espace particulier qu'est le théâtre de cour. La représentation en perspective va devenir le mode-clé de production des toiles de fond permettant de créer l'illusion de la profondeur, ou plutôt, conformément aux principes d'Alberti, d'ouvrir une fenêtre sur l'histoire dont les acteurs seront les interprètes. L'une des illustrations tardives en est le décor créé pour l'Opéra Royal du Château de Versailles :
Il est intéressant de souligner le lien qui s'opère ici entre la représentation du monde comme scène, où l'homme doit venir se produire, et la célébration du pouvoir. Nous l'avions indiqué en parlant des theatri del mundo des fêtes vénitiennes : ces images de l'Univers étaient tout à la fois des célébrations de l'Univers créé par Dieu, et des célébrations de la place de Venise dans cet Univers, ainsi qu'une affirmation de la légitimité de l'autorité des doges.
Cette idée se redouble dans les peintures de scène : car le principe même de la perspective est que l'image ne trouve sa vérité, son aboutissement que dans le regard d'un spectateur situé face à la toile, en son centre, et à la distance exacte correspondant à la distance de l'observateur dont la vision est représentée. Ce qui signifie qu'une seule personne dans le théâtre ne peut occuper le bon point de vue, celui dont l'oeil est situé à l'origine de la pyramide visuelle, oeil dont le "point de fuite" sur la toile n'est que la projection à l'infini. Toute la toile renvoie à un observateur unique, situé en un lieu précis : cet observateur, ce sera évidemment le Roi, occupant la place qui lui est réservée.
On comprend que le commanditaire du décor de l'Opéra Royal ait été, en 1837 (donc sous la Monarchie de Juillet)... Louis Philippe lui-même.
A cet égard, il est intéressant de noter ce qu'il est advenu du décor ci-dessus ; la dernière apparition du décor sur la scène de l'Opéra Royal s'est sans doute produite en 1848, année de la "seconde Révolution" (qui devait aboutir à la Seconde République) ; il a ensuite été démonté, en même temps que l'Opéra Royal était profondément transformé, pour devenir le siège, en 1875... du Sénat.
Un décor de ce type ne prenait sens que dans un Opéra conçu à destination d'un Roi ; il perdait tout son sens dans une chambre de délibération républicaine...
Les châssis, eux, avaient été expédiés ailleurs, plus précisément à Compiègne ; et, en vérité, quel lieu aurait pu mieux les accueillir... que théâtre impérial de Compiègne, ce bijou inachevé voulu par Napoléon III ?
Conclusion :
La peinture en perspective du Quattrocento était solidaire d'un monde et d'un univers culturels, d'une "vision du monde" en émergence, qui devait s'épanouir à la Renaissance et à l'Âge classique. Une vision du monde dans laquelle :
1. le monde était une Création divine, dont l'harmonie géométrique manifestait la sagesse du Créateur
2. le monde était à la fois une scène où l'homme était appelé à se produire, et un spectacle dont il devait saisir la beauté grâce aux yeux de son esprit, appuyés sur le témoignage des yeux du corps
3. l'homme, acteur et spectateur du spectacle universel, c'est bien l'Homme, c'est-à-dire celui dans lequel s'exprime avec un maximum d'intensité ce qui fait l'humanité de l'homme : l'homme pleinement humain, l'homme qui devait affirmer sa souveraineté à l'égard de toutes choses créées.
C'est cette vision du monde qu'illustrent, chacune à sa façon, les trois révolutions que nous avons présentées cette année.
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