Kant, proposition 3

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Nous abordons maintenant la proposition 3, c'est-à-dire dans ce qui fait le coeur du texte : car il s'agit maintenant de chercher à établir ce qu'est le but auquel est ordonné le développement des capacités humaines. En d'autres termes, c'est bien la question du "but de l'humanité" qui est posée ; nous devons chercher à discerner ce que la nature a fixé comme "destination de l'homme" (selon la formule d'un philosophe qui s'inspirera beaucoup de Kant, Fichte), c'est-à-dire à la fois :

     _ le lieu où il doit parvenir, et

      _ ce à quoi il est destiné.

Et nous verrons que cette destination n'est pas, en revanche, un destin, dans la mesure où la liberté humaine y joue un rôle-clé.

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Séquence 1 : La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'organisation mécanique de son existence animale, et qu'il ne prenne part à aucune autre félicité ou perfection que celles qu'il s'est lui-même créées, indépendamment de l'instinct, par sa propre raison.

Comme c'est le cas pour l'ensemble du texte, Kant débute cette proposition par l'énoncé général que la suite doit chercher à expliquer. La première idée est que tout ce qui ne se réduit pas à "l'organisation mécanique de son existence animale", l'homme va devoir se le donner. Que désigne ici cette "organisation mécanique" ? Il s'agit en fait tout simplement des mécanismes biologiques par lesquels le corps humain, comme celui de tous les animaux, assure sa survie. Mécanismes de la respiration, mécanismes de la digestion, etc. : ce sont bien des mécanismes naturels, "instinctifs", que l'homme n'a pas à inventer, ni à construire, et dont il n'a d'ailleurs qu'un contrôle très relatif (pouvons-nous arrêter les battements de notre coeur ?)

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Donc, en ce qui concerne les mécanismes biologiques de notre survie et de notre croissance, cela, la nature les a bien "donnés" à l'homme... mais c'est tout. Tout le reste, l'homme va devoir se le donner à lui-même, en faisant usage de cette autre chose que la nature lui a donnée : la raison.

"Tout le reste", c'est-à-dire tout ce qui peut améliorer la vie de l'homme, faire de lui autre chose qu'un être biologique qui survit (comme une plante). C'est par lui-même que l'homme doit se perfectionner. Kant énonce ici une idée que l'on retrouvera chez Rousseau : le propre de l'homme, c'est qu'il est doté de "perfectibilité". Contrairement aux animaux, qui sont déjà tout ce qu'ils sont à la naissance, l'homme doit se développer, s'améliorer en faisant usage de ses facultés naturelles. Et ce développement n'a rien "d'instinctif" (pour utiliser une formule moderne, on pourrait dire que le développemement de l'homme n'est pas "programmé génétiquement") : c'est grâce à sa raison, et par l'usage qu'il en fera, que l'homme pourra améliorer sa vie, s'améliorer lui-même.

Et dans cette amélioration, il faut aussi compter le fait d'accroître la "félicité", c'est-à-dire le bien-être, voire le bonheur. La nature n'a pas fait de l'homme un être "naturellement satisfait", elle ne l'a pas doté des instincts qu'il lui suffirait de suivre pour être réellement satisfait. Nous le verrons, c'est même le contraire : la nature a fait de l'homme un être perpétuellement insatisfait, et qui doit faire usage de sa raison pour réduire cette insatisfaction.

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Deuxième séquence : La nature, en effet, ne fait rien de superflu, et elle n'est pas prodigue dans les moyens qu'elle met en œuvre pour atteindre ses buts. En donnant à l'homme la raison ainsi que la liberté de la volonté qui se fonde sur elle, elle indiqua clairement son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme.

Cette séquence indique ce en quoi consiste, pour Kant, la "sagesse" de la nature. En bon ingénieur (voire en bon gestionnaire des ressources), la nature n'a pas pour habitude de mettre en oeuvre plus de moyens qu'il n'est nécessaire pour atteindre une fin. Les moyens qu'elle mobilise sont ceux qui correspondent exactement à son "dessein", au but qu'il s'agit d'atteindre. On peut donc par conséquent, en étudiant les moyens dont elle a doté l'homme, tirer des conclusions concernant la fin poursuivie. Or nous l'avons dit, la nature n'a donné à l'homme "que" une raison, ainsi que la "liberté de la volonté" qui repose sur elle.

En quoi le fait que la nature (n') ait donné à l'homme (que) la raison, et donc la liberté, nous indique-t-il le but qu'elle visait en donnant naissance à l'homme ?

Nous avons déjà établi en cours en quoi la liberté, selon Kant, repose sur la raison. La liberté ne consiste pas à obéir à des forces qui s'imposent à nous et que nous ne maîtrisons pas (les désirs, notamment), mais bien à toujours pouvoir agir conformément à ce que NOUS pensons être le meilleur choix. Or c'est la raison qui nous indique en quoi consiste "ce meilleur choix", et c'est donc elle qui peut diriger la volonté, en tant que celle-ci est distincte du désir.

Pour reprendre l'exemple que nous avions donné en cours, ce n'est pas parce que je veux arrêter de boire de l'alcool que je ne désire plus boire de l'alcool. Le désir est une force dont je ne décide pas, qui peut s'imposer à moi du fait, par exemple, de mécanismes d'accoutumance. La volonté en revanche, renvoie à ce que j'ai décidé, à la conduite que je projette d'adopter parce que je pense qu'elle est la meilleure (la meilleure pour ma santé, pour ma résussite professionnelle, pour mes responsabilités à l'égard de mes proches, etc.) Et c'est bien la raison qui, si je fais l'effort d'en faire usage, m'indique en quoi consiste, ici, "la meilleure conduite" : arrêter de boire.

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En faisant de l'homme un être qui n'est pas déterminé mécaniquement par ses instincts, mais qui peut déterminer par lui-même ce qu'il doit faire, et qui peut donc diriger ses actes par sa volonté, la nature a bien donné à l'homme la liberté. On peut donc d'ores et déjà supposer que :

     _ si, au cours de son histoire, l'espèce humaine doit développer pleinement sa faculté naturelle (la raison),

     _ ainsi que les dispositions naturelles liées à l'exercice de cette raison (cf. proposition 2),

     _ alors c'est bien en premier lieu la liberté que l'Homme développera au cours de son histoire.

Si l'histoire de l'homme est l"histoire du développement de la raison humaine, et que la liberté est la première conséquence de la raison, l'histoire humaine, ce doit forcément être l"histoire du développement de la liberté : en d'autres termes, l'histoire humaine, ce serait l'histoire de la libération de l'homme.

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Ce point est très important pour la suite. Car elle nous indique que la liberté va jouer un rôle clé dans le fait que l'homme atteigne sa "destination". Quel qu'il soit, ce but ne pourra pas être atteint sans que l'homme choisisse de l'atteindre : c'est un but qui devra être atteint librement. Si l'histoire de l'humanité est l'histoire du cheminement que l'homme accomplit pour atteindre le but que la nature lui a prescrit, cette histoire ne pourra jamais être un destin, une fatalité. Si l'histoire de l'homme est bien une histoire, et non un simple "fatum" déjà écrit, c'est parce qu'elle sera forcément, aussi, l'histoire de la liberté de l'homme, l'histoire de sa libération.

Revenons maintenant à notre question. Si les moyens mis en oeuvre par na nature correspondent toujours aux fins qu'elle poursuit, en quoi les moyens dont elle a doté l'homme nous renseignent-ils sur la fin qu'elle poursuivait en lui donnant naissance ? En quoi les "moyens" dont l'homme dispose éclairent-ils la fin de l'humanité ?

Troisième séquence : Il ne devait pas en effet être guidé par l'instinct, ni non plus être instruit et pris en charge par une connaissance innée ; il devait bien plutôt tout tirer de lui-même. La découverte de ses moyens de subsistance, son habillement, sa sécurité et sa défense extérieures (pour lesquelles elle ne lui donna ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tout divertissement qui peut rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence, et jusqu'à la bonté de sa volonté, devaient être entièrement son œuvre propre.

Si la nature n'a pas donné à l'homme d'instincts, mais qu'elle lui a donné une raison, c'est manifestement pour qu'il fasse usage de sa raison, de manière à obtenir ce que ses instincts ne lui donnent pas. L'homme va donc devoir se donner à lui-même, grâce au travail de sa raison, ce que la nature ne lui a pas donné. De quoi s'agit-il ?

Le premier point concerne "ses moyens de subsistance, son habillement, sa sécurité et sa défense extérieures". Encore une fois, l'homme a bien été doté des mécanismes biologiques qui fondent sa survie (respiration, digestion,etc.)... mais c'est tout. Pour digérer, encore faut-il avoir quelque chose à digérer. L'homme doit donc pourvoir à son alimentation. Or pour ce faire, il va déjà devoir mobiliser son intelligence. Car la nature ne nourrit pas spontanément l'homme : pour se nourrir, l'homme doit fournir des efforts, effectuer un travail qui implique son intelligence.

Les exemples mobilisés par Kant doivent vous rappeler des souvenirs (Platon, mythe de Prométhée) : la nature n'a pas donné à l'homme les moyens naturels d'assurer sa survie : il doit produire par lui-même, grâce à son intelligence et ses efforts, ses moyens de subsistance. Là encore, on retrouve la même idée chez Rousseau : l'homme est l'animal qui doit produire par lui-même les conditions de sa survie, par la transformation de son milieu. Pour se nourrir, il doit chasser, cultiver la terre, etc. Et pour cela, il a besoin d'inventer et de construire des armes et des outils. L'homme ne peut survivre que par un travail, qui nécessite la technique.

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On trouve d'ailleurs une idée du même ordre dans la Bible : Adam et Eve, eux, ne travaillaient pas. Ce n'est qu'à la suite du péché originel qu'ils ont dû effectuer un travail permettant la survie de l'espèce ; à la femme reviendra la tâche de fabriquer des enfants (et elle enfantera... dans la douleur), à l'homme reviendra la tâche de subvenir à leurs besoins (il travaillera... à la sueur de son front).

Mais ce n'est pas seulement à sa subsistance que l'homme doit veiller : c'est aussi sa protection. Protection contre les rigueurs du milieu environnant, contre lesquelles il ne dispose, là encore, d'aucun attribut naturel : il n'a ni fourrure, ni pelage, etc. Il est nu, et il est incapable de survivre en restant nu. Il va donc devoir se couvrir, ce qu'il ne pourra faire qu'en inventant en en fabriquant des vêtements (et des abris), ce qui, là encore, va nécessiter un travail, impliquant la technique, et donc l'intelligence.

Mais ce n'est pas tout. Car il s'agit aussi, pour l'homme, de veiller à sa protection "extérieure", à sa défense. Et là encore, il ne dispose d'aucun atout naturel : il n'a ni griffes, ni carapace, ni crocs, ni venin... en fait il n'a rien du tout, il est tout nu ; il va donc falloir qu'il produise par lui-même ses moyens de défense, en se fabriquant notamment des armes, ce qui implique la technique, etc.

Mais il faut poursuivre. Car la vie de l'homme ne se limite pas à sa "survie". L'homme ne doit pas seulement assurer les conditions de sa survie : il doit ausi chercher à améliorer ses "conditions de vie". Or tout ce qui peut rendre la vie plus agréable, comme c'est notamment le cas du "divertissement" (les jeux, par exemple), l'homme va devoir "le tirer de lui-même", en faisant usage de sa raison. L'animal peut courir, s'ébattre, se défouler : mais c'est l'homme qui, à proprement parler, crée des jeux, dont il inventera les règles et dont il construira les matériaux.

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Les jeux vidéo ne nécessitent pas forcément beaucoup d'intelligence... sauf de la part de leurs concepteurs !

Mais il ne faut pas s'arrêter là : car même l'intelligence de l'homme, son développement intellectuel, ne se fera pas de façon innée, instinctive, sans effort. Pour développer son intelligence, l'homme doit opérer un travail intellectuel, réflechir, exercer ses facultés intellectuelles. Si la nature a donné à l'homme la raison, c'est à l'homme qu'il revient de la développer en l'exerçant, en en faisant usage, en la mettant en oeuvre. Donc là encore : c'est l'homme qui doit se donner à lui-même son intelligence, en faisant usage de sa raison. L'homme ne na^t pas intelligent : il doit le devenir, et pour cela il doit... travailler.

Mais continuons : la "prudence" de l'homme, elle non plus, n'est pas innée. La "prudence" ne renvoie pas ici au fait de "ne pas prendre de risque", mais au fait d'adopter une conduite réfléchie, adaptée à la situation, appropriée aux circonstances. C'est ce que l'on nommait autrefois la "sagesse pratique" (et qui correspond au latin prudentia). Et là encore, si cette capacité d'adaptation fait intervenir l'expérience, elle fait aussi intervenir l'intelligence. Celui qui est prudent, c'est aussi celui qui sait prendre des risques calculés ; celui qui fait l'effort d'anticiper les conséquences possibles d'un acte, celui qui évalue ses chances de succès, etc. L'homme prudent, ce n'est ni celui qui ne fait rien (par crainte ou par paresse), ni celui qui fait n'importe quoi. C'est celui qui réfléchit avant de parler et d'agir, et qui sait en toutes circonstances faire preuve de discernement.

Nous arrions au terme de notre cheminement, en abordant la question de la "bonté". Pour Kant, même la "bonté" de l'homme doit être son euvre, le produit d'un travail, et d'un travail de la raison. Ici, les choses semblent plus complexes : en quoi est-ce en faisant usage de notre raison que nous deviendrons "bons", ou meilleurs ? Chez Rousseau, les hommes sont "naturellement bons", c'est-à-dire qu'ils ont en eux des disspositions naturelles, instinctives qui les inclinent à la bonté (s'ils sont aussi méchants et corrompus, c'est donc que la vie en société les a détournés de la voie (et de la voix) de la nature). Chez Rousseau, les deux tendances naturelles de l'homme qui le poussent vers la bonté sont des sentiments : il s'agit de la conscience morale, que nous avons abordée en cours, et de la pitié. Cela ne signifie pas que, à l'état sauvage, les hommes soient pour Rousseau des êtres généreux et charitables ; ce sont plutôt de sympathiques bêtes brutes, qui vivent séparément. Mais il y a néanmoins une bonté naturelle de l'homme, qui ne demande qu'à se développer.

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Un mythe des Lumières : le "bon sauvage"...

Pour Kant, il n'y a pas de "bonté naturelle" de l'homme. Il y a même (et cela lui sera reproché par bon nombres de philosophes de son époque), une disposition au mal. Par conséquent, si l'homme n'est, ne naît, pas "bon", il lui faut le devenir. Et selon Kant il ne pourra le devenir qu'en faisant usage de sa raison. Nous avons déjà vu en cours en quoi consiste, chez Kant, ce lien entre rationalité et moralité : c'est la raison qui, en donnant à l'homme la "loi morale" ("agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être établie en loi universelle"), lui indiquera la règle qu'il doit suivre pour adopter un comportement moral. Gardons cette idée en tête, mais n'anticipons pas. Car cette fameuse "loi morale" ne se révèle à l'homme qu'à une époque de l'histoire au cours de laquelle commence déjà son accomplissement ; nous la retrouverons donc... mais plus tard.

Le principe général du texte est donc clair : tout ce qui dépasse les simples mécanismes biologiques de la survie, l'homme va devoir se le donner à lui-même, par l'usage de sa raison : sa subsistance, sa protection, ce qui rend la vie agréable, son intelligence, sa capacité d'adaptation, sa bonté.... rien de tout cela n'a été donné à l'homme : c'est par son travail qu'il doit l'obtenir.

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Séquence 4 : La nature semble même s'être ici complu à sa plus grande économie, et avoir mesuré sa dotation animale au plus court et au plus juste en fonction du besoin le plus pressant d'une existence à ses débuts, comme si elle voulait que l'homme, lorsqu'il serait parvenu un jour à passer de l'état le plus brut à celui de la plus grande habileté, de la perfection intérieure du mode de pensée et, par là même (pour autant que cela est possible sur terre), jusqu'au bonheur, ne doive en attribuer le mérite qu'à lui seul, et n'en être redevable qu'à lui-même.

Ce qu'introduit cette séquence, ce sont deux concepts-clé. Dans l'ensemble, la phrase ne fait que reprendre l'idée générale : tout ce que l'homme obtiendra, il devra se le donner à lui-même par ses efforts et son travail. L'homme ne se perfectionnera, n'améliorera sa vie, ne s'améliorera lui-même, qu'en faisant usage de sa raison. Soit. Mais Kant introduit ici la notion de "bonheur" : ce que l'homme pourra connaître comme bonheur, il devra se l'être donné à lui-même.

Cette idée de bonheur est importante, car elle pourrait constituer la réponse à la question cruciale : quel est le but de la vie humaine ? Si on ne peut pas admetttre que le but de l'existence humaine se limite à la "survie" biologique, quel doit donc être le but de tous ses efforts que doit produire l'humanité ? A cet égard, le bonheur semble être un candidat recevable. Le but de la vie humaine, ce serait d'être heureux : c'était la thèse d'Epicure. Et puisque nous savons déjà que ce but ne sera pas atteint au cours de l'existence d'une vie humaine, il faudrait donc admettre que le but de l'humanité serait d'atteindre le bonheur humain. L'histoire serait donc le cheminement de l'humanité vers le bonheur universel...

Ce serait là, effectivement, un but recevable.

Mais Kant introduit un autre concept : celui de mérite. "Mériter" quelque chose, c'est se rendre digne de l'obtenir. Si l'homme doit se donner à lui-même, par ses efforts, son travail, ce qu'il pourra obtenir, alors on peut dire que tout ce que l'homme obtiendra, il l'aura mérité. Ce n'est plus le "bonheur" de l'homme qui est ici en cause, c'est sa valeur.

Quel est alors l'axe qu'il faut privilégier pour saisir le dessein de la nature ? Est-ce le bien-être, la satisfaction de l'homme qu'elle a visé, ou son mérite ? Le critère à l'aune duquel l'histoire apparaît comme un progrès, est-ce le bonheur de l'homme, ou sa valeur ?

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Séquence 5 : Tout se passe donc comme si elle avait davantage visé son estime raisonnable de soi que son bien-être. Car le cours des affaires humaines est jalonné d'une multitude d'épreuves qui attendent l'homme. La nature ne semble nullement s'être attachée à ce qu'il vive agréablement, mais au contraire à ce qu'il travaille à s'élever jusqu'au point où, par sa conduite, il devient digne de la vie et du bien-être.

La réponse de Kant est claire ; elle repose sur une articulation des deux notions qui donne la priorité (radicale) à la seconde. Le but que la nature poursuivait lorsqu'elle a donné naissance à l'homme, ce n'était certainement pas de produire une une créature heureuse. Ou alors, c'est là qu'il faudrait accuser la nature d'un vrai manque de clairvoyance et de sagesse. Car la vie des hommes n'a rien d'un long fleuve tranquille, s'écoulant au milieu d'un jardin des délices. La vie humaine, nous dit Kant est une succession d'épreuves. Nous allons revenir sur ce terme.

Par ailleurs, l'homme est une créature éminemment insatisfaite ; nous y reviendrons, mais pour Kant l'homme n'a rien d'un animal épicurien, qui saurait se satisfaire de ce qu'il peut avoir sans efforts. L'homme est, bien au contraire, cet animal qui ne se satisfait pas de la réalité : c'est-à-dire aussi bien du monde tel qu'il est, de ce que sont les autres, et même de ce qu'il est, lui. Si la nature avait voulu donné naissance à un être nageant dans la plénitude... c'est raté.

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Mais revenons au terme d'épreuve. Une épreuve, c'est d'abord quelque chose de pénible, de difficile : c'est quelque chose qui implique un effort, une résistance, une tension de la volonté, une pleine mobilisation de nos capacités. L'épreuve est à la fois ce qui vient évaluer nos capacités (par son résultat), ce qui nous incite à les exercer (pour se préparer à l'épreuve), et qui les développe par elle-même. De ce point de vue, le bac est une épreuve : il viendra évaluer les acquis, il pousse au travail, il est en lui-même une occasion d'exercer ses capacités. Celui qui surmonte l'épreuve en sort donc "grandi", il s'est développé lui-même en développant ses capacités.

Cette idée a trouvé, dans l'histoire de la philosophie, une formulation qui en est devenue le symbole, mais dont il convient de ne pas abuser (tant elle peut rapidement dégénérer en défi idiot, voire en absurdité pure et simple) : "ce qui ne te tue pas te rend plus fort" (formule de Nietzsche).

Le fait que la vie humaine, aussi bien individuelle que collective, soit une succession d'épreuves, nous indique donc la réponse qu'il faut apporter à la question précédente : si la nature a voulu que la vie humaine soit une succession d'épreuves, ce n'est certainement pas parce qu'elle a posé le bien-être, la jouissance, le bonheur comme but de l'existence ; c'est bien plutôt parce que ce qui, du point de vue de la nature, constitue le "sens de la vie", c'est bien le développement de l'homme par lui-même par ses propres efforts.

Par conséquent, ce que la nature a voulu, ce n'est pas que l'homme soit heureux, c'est qu'il mérite de l'être : qu'il se rende digne du bonheur.

Le bonheur n'est pas le but que l'homme doit atteindre ; la destination de l'homme, c'est le plein accomplissement de ce qui fait la valeur de l'homme, c'est-à-dire :

     _ le plein développement de ce qu'il a de plus haut, de plus digne, de plus noble (et notamment : sa moralité)

     _ par son seul mérite : ses efforts, son travail, sa ténacité

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Séquence 6 : Il reste ici toujours étrange que les générations antérieures ne semblent avoir poursuivi leur pénible labeur qu'au profit des générations ultérieures, afin précisément de leur préparer un échelon à partir duquel elles pourraient élever plus haut l'édifice que la nature a en vue, alors que seules les générations les plus tardives doivent avoir la chance d'habiter l'édifice auquel a travaillé une longue lignée de devanciers (il est vrai sans l'avoir intentionnellement voulu) qui ne pouvaient pourtant pas eux-mêmes prendre part à la joie qu'ils préparaient. Mais, si énigmatique que cela soit, c'est bien également nécessaire, dès lors que l'on admet ce qui suit : une espèce animale doit être pourvue de raison, et, en tant que classe d'êtres raisonnables qui tous meurent, mais dont l'espèce est immortelle, elle doit pourtant parvenir à la plénitude du développement de ses dispositions.

Le but de la vie humaine, c'est de se rendre digne du bonheur qu'il recevra. Mais si nous rattachons cette idée à celle qu'a fait apparaître la proposition 2, il y a bel et bien un paradoxe. En effet, nous avons indiqué que, pour Kant, le but prescrit à l'humanité ne pouvait guère être atteint au cours d'une existence humaine : elle ne pouvait que constituer l'achèvement de l'histoire de l'espèce humaine. Il faut donc admettre que l'immense majorité des générations humaines aura concouru à l'obtention d'un but... qu'elles ne verront jamais. Peut-être (nous y reviendrons) l'humanité, une fois qu'elle aura atteint sa "destination", une fois qu'elle se sera rendu digne du bonheur par le plein développement de toutes ses dispositions naturelles, et ce, du fait de ses seuls efforts, jouira-t-elle effectivement du bonheur. Mais ce bonheur, elle seule y participera : toutes les générations précédentes n'auront fait que participer à la "pousuite" d'un bonheur dont elles n'auront absolument pas joui.

Plus encore, il faut admettre que toutes ces générations auront apporté leur contribution à l'effort collectif de l'humanité.... sans même savoir ce qu'était le but à atteindre, sans même savoir qu'elles participaient, en fait, à cet effort ! Car, Kant l'a souligné, absolument rien n'indique dans l'histoire que les hommes agiraient consciemment, volontairement, de sorte à conduire l'humanité vers un but déterminé.

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Mais justement : tel est le paradoxe qu'il faut assumer si l'on veut, avec Kant, sauver la "rationalité" de l'histoire, lui donner un sens, une direction  une signification, en faisant d'elle le processus par lequel l'homme s'achemine vers sa destination.

S'il doit y avoir une "raison" à l'oeuvre dans l'histoire, elle ne peut pas être celle des hommes qui oeuvrent dans l'histoire puisque, précisément, eux n'agissent pas du tout conformément à un but global. S'il y a un sens de l'histoire, il faut admettre que ce sens échappe aux hommes, qu'ils y participent sans le savoir. Les hommes croient agir de façon à atteindre leur bonheur au cours de leur vie : mais ils participent en fait à un processus qui les dépasse infiniment, et par lequel l'humanité tout entière s'élève, par son travail, à un degré de développement qui la rendra digne du bonheur.

Les hommes ne "connaissent" donc pas plus le but de l'histoire (ils n'en sont pas conscients) qu'ils ne "connaîtront" (jouiront, ressentiront) le bonheur qui lui est lié. En ce sens, une vie humaine individuelle comporte bien une part d'absurdité :

     _ l'être humain ne développera pas pleinement les dispositions que la nature a placées en lui,

     _ il n'atteindra pas le but que tout homme tend pourtant à poursuivre (son bonheur à lui), même en faisant usage de sa raison (qui ne lui dit pas comment être heureux) ;

     _ il participe à un processus historique dont il ignore tout, dont il ne connaît ni l'existence, ni le but ;

     _ et il y participe sans pouvoir lui-même jouir de son accomplissement.

Oui, le fait de donner un sens à l'Histoire, en en faisant le lieu d'accomplissement progressif de ce qui fait la valeur de l'homme, implique un paradoxe assez lourd à porter pour celui qui voudrait se considérer lui-même comme un lieu de réalisation possible du "but de la vie". Ce qui donne un sens à la vie humaine, c'est son humble participation à un mouvement global de l'humanité, qui la porte, ou plutôt par lequelle elle se porte elle-même, à un degré d'accomplissement que nous ne connaîtrons jamais.

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L'homme serait-il une branche emportée par le courant de l'histoire... qu'il porterait à son tour vers son but ?

Mais ce paradoxe en entraîne à son tour deux autres :

     _ si l'homme ignore tout du but de l'histoire, s'il n'a pas conscience de participer au mouvement global de l'humanité vers son plein épanouissement, comment se fait-il qu'il y contribue ? Comment un individu humain peut-il agir de telle sorte que l'humanité, par ses propres efforts, se rende un jour digne du bonheur... s'il ne sait pas du tout que c'est là le but de l'humanité ? et, plus encore, s'il s'en moque éperdument ?

car voici le second paradoxe :

     _ comment un individu qui n'est pas naturellement bon, qui a même en lui une disposition au mal, peut-il travailler, faire les efforts qui sont nécessaires pour que l'humanité se rende un jour digne du bonheur ? Pourquoi un être immoral agirait-il, souffrirait-il, dans ce but ? Et plus généralement, comme un individu qui n'est pas spontanément "bon" pourrait-il faire des efforts pour devenir meilleur ? Comment un être qui n'est pas moral peut-il travailler de façon à devenir plus vertueux ?

Cela semble insoluble. dans l'optique qui est celle de Kant, un homme devrait agir de façon à atteindre un but dont il ignore l'existence, et un être immoral devrait suer sang et eau pour devenir vertueux !

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C'est ce paradoxe que va affronter la proposition suivante, qui est sans doute l'un des textes les plus connus de Kant.